Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 55

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LV.

Albert fit chanter d’abord à son instrument plusieurs de ces cantiques anciens dont les auteurs sont ou inconnus chez nous, ou peut-être oubliés désormais en Bohême, mais dont Zdenko avait gardé la précieuse tradition, et dont le comte avait retrouvé la lettre à force d’études et de méditation. Il s’était tellement nourri l’esprit de ces compositions, barbares au premier abord, mais profondément touchantes et vraiment belles pour un goût sérieux et éclairé, qu’il se les était assimilées au point de pouvoir improviser longtemps sur l’idée de ces motifs, y mêler ses propres idées, reprendre et développer le sentiment primitif de la composition, et s’abandonner à son inspiration personnelle, sans que le caractère original, austère et frappant, de ces chants antiques fût altéré par son interprétation ingénieuse et savante. Consuelo s’était promis d’écouter et de retenir ces précieux échantillons de l’ardent génie populaire de la vieille Bohême. Mais tout esprit d’examen lui devint bientôt impossible, tant à cause de la disposition rêveuse où elle se trouvait, qu’à cause du vague répandu dans cette musique étrangère à son oreille.

Il y a une musique qu’on pourrait appeler naturelle, parce qu’elle n’est point le produit de la science et de la réflexion, mais celui d’une inspiration qui échappe à la rigueur des règles et des conventions. C’est la musique populaire : c’est celle des paysans particulièrement. Que de belles poésies naissent, vivent, et meurent chez eux, sans avoir jamais eu les honneurs d’une notation correcte, et sans avoir daigné se renfermer dans la version absolue d’un thème arrêté ! L’artiste inconnu qui improvise sa rustique ballade en gardant ses troupeaux, ou en poussant le soc de sa charrue (et il en est encore, même dans les contrées qui paraissent les moins poétiques), s’astreindra difficilement à retenir et à fixer ses fugitives idées. Il communique cette ballade aux autres musiciens, enfants comme lui de la nature, et ceux-ci la colportent de hameau en hameau, de chaumière en chaumière, chacun la modifiant au gré de son génie individuel. C’est pour cela que ces chansons et ces romances pastorales, si piquantes de naïveté ou si profondes de sentiment, se perdent pour la plupart, et n’ont guère jamais plus d’un siècle d’existence dans la mémoire des paysans. Les musiciens formés aux règles de l’art ne s’occupent point assez de les recueillir. La plupart les dédaignent, faute d’une intelligence assez pure et d’un sentiment assez élevé pour les comprendre ; d’autres se rebutent de la difficulté qu’ils rencontrent aussitôt qu’ils veulent trouver cette véritable et primitive version, qui n’existe déjà peut-être plus pour l’auteur lui-même, et qui certainement n’a jamais été reconnue comme un type déterminé et invariable par ses nombreux interprètes. Les uns l’ont altérée par ignorance ; les autres l’ont développée, ornée, ou embellie par l’eflet de leur supériorité, parce que l’enseignement de l’art ne leur a point appris à en refouler les instincts. Ils ne savent point eux-mêmes qu’ils ont transformé l’œuvre primitive, et leurs naïfs auditeurs ne s’en aperçoivent pas davantage. Le paysan n’examine ni ne compare. Quand le ciel l’a fait musicien, il chante à la manière des oiseaux, du rossignol surtout dont l’improvisation est continuelle, quoique les éléments de son chant varié à l’infini soient toujours les mêmes. D’ailleurs le génie du peuple est d’une fécondité sans limite[1]. Il n’a pas besoin d’enregistrer ses productions ; il produit sans se reposer, comme la terre qu’il cultive ; il crée à toute heure, comme la nature qui l’inspire.

Consuelo avait dans le cœur tout ce qu’il faut y avoir de candeur, de poésie et de sensibilité, pour comprendre la musique populaire et pour l’aimer passionnément. En cela elle était grande artiste, et les théories savantes qu’elle avait approfondies n’avaient rien ôté à son génie de cette fraîcheur et de cette suavité qui est le trésor de l’inspiration et la jeunesse de l’âme. Elle avait dit quelquefois à Anzoleto, en cachette du Porpora, qu’elle aimait mieux certaines barcarolles des pêcheurs de l’Adriatique que toute la science de Padre Martini et de maestro Durante. Les boléros et les cantiques de sa mère étaient pour elle une source de vie poétique, où elle ne se lassait pas de puiser tout au fond de ses souvenirs chéris. Quelle impression devait donc produire sur elle le génie musical de la Bohême, l’inspiration de ce peuple pasteur, guerrier, fanatique, grave et doux au milieu des plus puissants éléments de force et d’activité ! C’étaient là des caractères frappants et tout à fait neufs pour elle. Albert disait cette musique avec une rare intelligence de l’esprit national et du sentiment énergique et pieux qui l’avait fait naître. Il y joignait, en improvisant, la profonde mélancolie et le regret déchirant que l’esclavage avait imprimé à son caractère personnel et à celui de son peuple ; et ce mélange de tristesse et de bravoure, d’exaltation et d’abattement, ces hymnes de reconnaissance unis à des cris de détresse, étaient l’expression la plus complète et la plus profonde, et de la pauvre Bohême, et du pauvre Albert.

On a dit avec raison que le but de la musique, c’était l’émotion. Aucun autre art ne réveillera d’une manière aussi sublime le sentiment humain dans les entrailles de l’homme ; aucun autre art ne peindra aux yeux de l’âme, et les splendeurs de la nature, et les délices de la contemplation, et le caractère des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les langueurs de leurs souffrances. Le regret, l’espoir, la terreur, le recueillement, la consternation, l’enthousiasme, la foi, le doute, la gloire, le calme, tout cela et plus encore, la musique nous le donne et nous le reprend, au gré de son génie et selon toute la portée du nôtre. Elle crée même l’aspect des choses, et, sans tomber dans les puérilités des effets de sonorité, ni dans l’étroite imitation des bruits réels, elle nous fait voir, à travers un voile vaporeux qui les agrandit et les divinise, les objets extérieurs où elle transporte notre imagination. Certains cantiques feront apparaître devant nous les fantômes gigantesques des antiques cathédrales, en même temps qu’ils nous feront pénétrer dans la pensée des peuples qui les ont bâties et qui s’y sont prosternés pour chanter leurs hymnes religieux. Pour qui saurait exprimer puissamment et naïvement la musique des peuples divers, et pour qui saurait l’écouter comme il convient, il ne serait pas nécessaire de faire le tour du monde, de voir les différentes nations, d’entrer dans leurs monuments, de lire leurs livres, et de parcourir leurs steppes, leurs montagnes, leurs jardins, ou leurs déserts. Un chant juif bien rendu nous fait pénétrer dans la synagogue ; toute l’Écosse est dans un véritable air écossais, comme toute l’Espagne est dans un véritable air espagnol. J’ai été souvent ainsi en Pologne, en Allemagne, à Naples, en Irlande, dans l’Inde, et je connais mieux ces hommes et ces contrées que si je les avais examinés durant des années. Il ne fallait qu’un instant pour m’y transporter et m’y faire vivre de toute la vie qui les anime. C’était l’essence de cette vie que je m’assimilais sous le prestige de la musique.

Peu à peu Consuelo cessa d’écouter et même d’entendre le violon d’Albert. Toute son âme était attentive ; et ses sens, fermés aux perceptions directes, s’éveillaient dans un autre monde, pour guider son esprit à travers des espaces inconnus habités par de nouveaux êtres. Elle voyait, dans un chaos étrange, à la fois horrible et magnifique, s’agiter les spectres des vieux héros de la Bohême ; elle entendait le glas funèbre de la cloche des couvents, tandis que les redoutables Taborites descendaient du sommet de leurs monts fortifiés, maigres, demi-nus, sanglants et farouches. Puis elle voyait les anges de la mort se rassembler sur les nuages, le calice et le glaive à la main. Suspendus en troupe serrée sur la tête des pontifes prévaricateurs, elle les voyait verser sur la terre maudite la coupe de la colère divine. Elle croyait entendre le choc de leurs ailes pesantes, et le sang du Christ tomber en larges gouttes derrière eux pour éteindre l’embrasement allumé par leur fureur. Tantôt c’était une nuit d’épouvante et de ténèbres, où elle entendait gémir et râler les cadavres abandonnés sur les champs de bataille. Tantôt c’était un jour ardent dont elle osait soutenir l’éclat, et où elle voyait passer comme la foudre le redoutable aveugle sur son char, avec son casque rond, sa cuirasse rouillée, et le bandeau ensanglanté qui lui couvrait les yeux. Les temples s’ouvraient d’eux-mêmes à son approche ; les moines fuyaient dans le sein de la terre, emportant et cachant leurs reliques et leurs trésors dans les pans de leurs robes. Alors les vainqueurs apportaient des vieillards exténués, mendiants, couverts de plaies comme Lazare ; des fous accouraient en chantant et en riant comme Zdenko ; les bourreaux souillés d’un sang livide, les petits enfants aux mains pures, aux fronts angéliques, les femmes guerrières portant des faisceaux de piques et des torches de résine, tous s’asseyaient autour d’une table ; et un ange, radieux et beau comme ceux qu’Albert Durer a placés dans ses compositions apocalyptiques, venait offrir à leurs lèvres avides la coupe de bois, le calice du pardon, de la réhabilitation, et de la sainte égalité.

Cet ange reparaissait dans toutes les visions qui passèrent en cet instant devant les yeux de Consuelo. En le regardant bien, elle reconnut Satan, le plus beau des immortels après Dieu, le plus triste après Jésus, le plus fier parmi les plus fiers. Il traînait après lui les chaînes qu’il avait brisées ; et ses ailes fauves, dépouillées et pendantes, portaient les traces de la violence et de la captivité. Il souriait douloureusement aux hommes souillés de crimes, et pressait les petits enfants sur son sein.

Tout à coup il sembla à Consuelo que le violon d’Albert parlait, et qu’il disait par la bouche de Satan : « Non, le Christ mon frère ne vous a pas aimés plus que je ne vous aime, il est temps que vous me connaissiez, et qu’au lieu de m’appeler l’ennemi du genre humain, vous retrouviez en moi l’ami qui vous a soutenus dans la lutte. Je ne suis pas le démon, je suis l’archange de la révolte légitime et le patron des grandes luttes. Comme le Christ, je suis le Dieu du pauvre, du faible et de l’opprimé. Quand il vous promettait le règne de Dieu sur la terre, quand il vous annonçait son retour parmi vous, il voulait dire qu’après avoir subi la persécution, vous seriez récompensés, en conquérant avec lui et avec moi la liberté et le bonheur. C’est ensemble que nous devions revenir, et c’est ensemble que nous revenons, tellement unis l’un à l’autre que nous ne faisons plus qu’un. C’est lui, le divin principe, le Dieu de l’esprit, qui est descendu dans les ténèbres où l’ignorance m’avait jeté, et où je subissais, dans les flammes du désir et de l’indignation, les mêmes tourments que lui ont fait endurer sur sa croix les scribes et les pharisiens de tous les temps. Me voici pour jamais avec vos enfants ; car il a rompu mes chaînes, il a éteint mon bûcher, il m’a réconcilié avec Dieu et avec vous. Et désormais la ruse et la peur ne seront plus la loi et le partage du faible, mais la fierté et la volonté. C’est lui, Jésus, qui est le miséricordieux, le doux, le tendre, et le juste : moi, je suis le juste aussi ; mais je suis le fort, le belliqueux, le sévère, et le persévérant. Ô peuple ! ne reconnais-tu pas celui qui t’a parlé dans le secret de ton cœur, depuis que tu existes, et qui, dans toutes tes détresses, t’a soulagé en te disant : Cherche le bonheur, n’y renonce pas ! Le bonheur t’est dû, exige-le, et tu l’auras ! Ne vois-tu pas sur mon front toutes tes souffrances, et sur mes membres meurtris la cicatrice des fers que tu as portés ? Bois le calice que je t’apporte, tu y trouveras mes larmes mêlées à celles du Christ et aux tiennes ; tu les sentiras aussi brûlantes, et tu les boiras aussi salutaires ! »



Ou voltiger sur la cime au clair de la lune… (Page 128.)

Cette hallucination remplit de douleur et de pitié le cœur de Consuelo. Elle croyait voir et entendre l’ange déchu pleurer et gémir auprès d’elle. Elle le voyait grand, pâle, et beau, avec ses longs cheveux en désordre sur son front foudroyé, mais toujours fier et levé vers le ciel. Elle l’admirait en frissonnant encore par habitude de le craindre, et pourtant elle l’aimait de cet amour fraternel et pieux qu’inspire la vue des puissantes infortunes. Il lui semblait qu’au milieu de la communion des frères bohèmes, c’était à elle qu’il s’adressait ; qu’il lui reprochait doucement sa méfiance et sa peur, et qu’il l’attirait vers lui par un regard magnétique auquel il lui était impossible de résister. Fascinée, hors d’elle-même, elle se leva, et s’élança vers lui les bras ouverts, en fléchissant les genoux. Albert laissa échapper son violon, qui rendit un son plaintif en tombant, et reçut la jeune fille dans ses bras en poussant un cri de surprise et de transport. C’était lui que Consuelo écoutait et regardait, en rêvant à l’ange rebelle ; c’était sa figure, en tout semblable à l’image qu’elle s’en était formée, qui l’avait attirée et subjuguée ; c’était contre son cœur qu’elle venait appuyer le sien, en disant d’une voix étouffée : « À toi ! à toi ! ange de douleur ; à toi et à Dieu pour toujours ! »

Mais à peine les lèvres tremblantes d’Albert eurent-elles effleuré les siennes, qu’elle sentit un froid mortel et de cuisantes douleurs glacer et embraser tour à tour sa poitrine et son cerveau. Enlevée brusquement à son illusion, elle éprouva un choc si violent dans tout son être qu’elle se crut près de mourir ; et, s’arrachant des bras du comte, elle alla tomber contre les ossements de l’autel, dont une partie s’écroula sur elle avec un bruit affreux. En se voyant couverte de ces débris humains, et en regardant Albert qu’elle venait de presser dans ses bras et de rendre en quelque sorte maître de son âme et de sa liberté dans un moment d’exaltation insensée, elle éprouva une terreur et une angoisse si horribles, qu’elle cacha son visage dans ses cheveux épars en criant avec des sanglots : « Hors d’ici ! loin d’ici ! Au nom du ciel, de l’air, du jour ! O mon Dieu ! tirez-moi de ce sépulcre, et rendez-moi à la lumière du soleil ! »



Elle reconnut Satan… (Page 135.)

Albert, la voyant pâlir et délirer, s’élança vers elle, et voulut la prendre dans ses bras pour la porter hors du souterrain. Mais, dans son épouvante, elle ne le comprit pas ; et, se relevant avec force, elle se mit à fuir vers le fond de la caverne, au hasard et sans tenir compte des obstacles, des bras sinueux de la source qui se croisaient devant elle, et qui, en plusieurs endroits, offraient de grands dangers.

« Au nom de Dieu ! criait Albert, pas par ici ! arrêtez-vous ! La mort est sous vos pieds ! attendez-moi ! »

Mais ses cris augmentaient la peur de Consuelo. Elle franchit deux fois le ruisseau en sautant avec la légèreté d’une biche, et sans savoir pourtant ce qu’elle faisait. Enfin elle heurta, dans un endroit sombre et planté de cyprès, contre une éminence du terrain, et tomba, les mains en avant, sur une terre fine et fraîchement remuée.

Cette secousse changea la disposition de ses nerfs. Une sorte de stupeur succéda à son épouvante. Suffoquée, haletante, et ne comprenant plus rien à ce qu’elle venait d’éprouver, elle laissa le comte la rejoindre et s’approcher d’elle. Il s’était élancé sur ses traces, et avait eu la présence d’esprit de prendre à la hâte, en passant, une des torches plantées sur les rochers, afin de pouvoir au moins l’éclairer au milieu des détours du ruisseau, s’il ne parvenait pas à l’atteindre avant un endroit qu’il savait profond, et vers lequel elle paraissait se diriger. Atterré, brisé par des émotions si soudaines et si contraires, le pauvre jeune homme n’osait ni lui parler, ni la relever. Elle s’était assise sur le monceau de terre qui l’avait fait trébucher, et n’osait pas non plus lui adresser la parole. Confuse et les yeux baissés, elle regardait machinalement le sol où elle se trouvait. Tout à coup elle s’aperçut que cette éminence avait la forme et la dimension d’une tombe, et qu’elle était effectivement assise sur une fosse récemment recouverte, que jonchaient quelques branches de cyprès à peine flétries et des fleurs desséchées. Elle se leva précipitamment, et, dans un nouvel accès d’effroi qu’elle ne put maîtriser, elle s’écria :

« Ô Albert ! qui donc avez-vous enterré ici ?

— J’y ai enterré ce que j’avais de plus cher au monde avant de vous connaître, répondit Albert en laissant voir la plus douloureuse émotion. Si c’est un sacrilège, comme je l’ai commis dans un jour de délire et avec l’intention de remplir un devoir sacré, Dieu me le pardonnera. Je vous dirai plus tard quelle âme habita le corps qui repose ici. Maintenant vous êtes trop émue, et vous avez besoin de vous retrouver au grand air. Venez, Consuelo, sortons de ce lieu où vous m’avez fait dans un instant le plus heureux et le plus malheureux des hommes.

— Oh ! oui, s’écria-t-elle, sortons d’ici ! Je ne sais quelles vapeurs s’exhalent du sein de la terre ; mais je me sens mourir, et ma raison m’abandonne. »

Ils sortirent ensemble, sans se dire un mot de plus. Albert marchait devant, en s’arrêtant et en baissant sa torche à chaque pierre, pour que sa compagne pût la voir et l’éviter. Lorsqu’il voulut ouvrir la porte de la cellule, un souvenir en apparence éloigné de la disposition d’esprit où elle se trouvait, mais qui s’y rattachait par une préoccupation d’artiste, se réveilla chez Consuelo.

« Albert, dit-elle, vous avez oublié votre violon auprès de la source. Cet admirable instrument qui m’a causé des émotions inconnues jusqu’à ce jour, je ne saurais consentir à le savoir abandonné à une destruction certaine dans cet endroit humide. »

Albert fit un mouvement qui signifiait le peu de prix qu’il attachait désormais à tout ce qui n’était pas Consuelo. Mais elle insista :

« Il m’a fait bien du mal, lui dit-elle, et pourtant…

— S’il ne vous a fait que du mal, laissez-le se détruire, répondit-il avec amertume ; je n’y veux plus toucher de ma vie. Ah ! il me tarde qu’il soit anéanti.

— Je mentirais si je disais cela, reprit Consuelo, rendue à un sentiment de respect pour le génie musical du comte. L’émotion a dépassé mes forces, voilà tout ; et le ravissement s’est changé en agonie. Allez le chercher, mon ami ; je veux moi-même le remettre avec soin dans sa boîte, en attendant que j’aie le courage de l’en tirer pour le replacer dans vos mains, et l’écouter encore. »

Consuelo fut attendrie par le regard de remerciement que lui adressa le comte en recevant cette espérance. Il rentra dans la grotte pour lui obéir ; et, restée seule quelques instants, elle se reprocha sa folle terreur et ses soupçons affreux. Elle se rappelait, en tremblant et en rougissant, ce mouvement de fièvre qui l’avait jetée dans ses bras ; mais elle ne pouvait se défendre d’admirer le respect modeste et la chaste timidité de cet homme qui l’adorait, et qui n’osait pas profiter d’une telle circonstance pour lui dire même un mot de son amour. La tristesse qu’elle voyait dans ses traits, et la langueur de sa démarche brisée, annonçaient assez qu’il n’avait conçu aucune espérance audacieuse, ni pour le présent, ni pour l’avenir. Elle lui sut gré d’une si grande délicatesse de cœur, et se promit d’adoucir par de plus douces paroles l’espèce d’adieux qu’ils allaient se faire en quittant le souterrain.

Mais le souvenir de Zdenko, comme une ombre vengeresse, devait la suivre jusqu’au bout, et accuser Albert en dépit d’elle-même. En s’approchant de la porte, ses yeux tombèrent sur une inscription en bohémien, dont, excepté un seul, elle comprit aisément tous les mots, puisqu’elle les savait par cœur. Une main, qui ne pouvait être que celle de Zdenko, avait tracé à la craie sur la porte noire et profonde : Que celui à qui on a fait tort te… Le dernier mot était inintelligible pour Consuelo ; et cette circonstance lui causa une vive inquiétude. Albert revint, serra son violon, sans qu’elle eût le courage ni même la pensée de l’aider, comme elle le lui avait promis. Elle retrouvait toute l’impatience qu’elle avait éprouvée de sortir du souterrain. Lorsqu’il tourna la clef avec effort dans la serrure rouillée, elle ne put s’empêcher de mettre le doigt sur le mot mystérieux, en regardant son hôte d’un air d’interrogation.

« Cela signifie, répondit Albert avec une sorte de calme, que l’ange méconnu, l’ami du malheureux, celui dont nous parlions tout à l’heure, Consuelo…

— Oui, Satan ; je sais cela ; et le reste ?

— Que Satan, dis-je, te pardonne !

— Et quoi pardonner ? reprit-elle en pâlissant.

— Si la douleur doit se faire pardonner, répondit le comte avec une sérénité mélancolique, j’ai une longue prière à faire. »

Ils entrèrent dans la galerie, et ne rompirent plus le silence jusqu’à la Cave du Moine. Mais lorsque la clarté du jour extérieur vint, à travers le feuillage, tomber en reflets bleuâtres sur le visage du comte, Consuelo vit que deux ruisseaux de larmes silencieuses coulaient lentement sur ses joues. Elle en fut affectée ; et cependant, lorsqu’il s’approcha d’un air craintif pour la transporter jusqu’à la sortie, elle préféra mouiller ses pieds dans cette eau saumâtre que de lui permettre de la soulever dans ses bras. Elle prit pour prétexte l’état de fatigue et d’abattement où elle le voyait et hasardait déjà sa chaussure délicate dans la vase, lorsque Albert lui dit en éteignant son flambeau :

« Adieu donc, Consuelo ! je vois à votre aversion pour moi que je dois rentrer dans la nuit éternelle, et, comme un spectre évoqué par vous un instant, retourner à ma tombe après n’avoir réussi qu’à vous faire peur.

— Non ! votre vie m’appartient ! s’écria Consuelo en se retournant et en l’arrêtant ; vous m’avez fait le serment de ne plus rentrer sans moi dans cette caverne, et vous n’avez pas le droit de le reprendre.

— Et pourquoi voulez-vous imposer le fardeau de la vie humaine au fantôme d’un homme ? Le solitaire n’est que l’ombre d’un mortel, et celui qui n’est point aimé est seul partout et avec tous.

— Albert, Albert ! vous me déchirez le cœur. Venez, portez-moi dehors. Il me semble qu’à la pleine lumière du jour, je verrai enfin clair dans ma propre destinée. »

  1. Si vous écoutez attentivement les joueurs de cornemuse qui font le métier de ménétriers dans nos campagnes du centre de la France, vous verrez qu’ils ne savent pas moins de deux ou trois cents compositions du même genre et du même caractère, mais qui ne sont jamais empruntées les unes aux autres ; et vous vous assurerez qu’en moins de trois ans, ce répertoire immense est entièrement renouvelé. J’ai eu dernièrement avec un de ces ménestrels ambulants la conversation suivante : « Vous avez appris un peu de musique ? — Certainement j’ai appris à jouer de la cornemuse à gros bourdon, et de la musette à clefs. — Où avez-vous pris des leçons ? — En Bourbonnais, dans les bois. — Quel était votre maître ? — Un homme des bois. — Vous connaissez donc les notes ? — Je crois bien ! — En quel ton jouez-vous là ? — En quel ton ? Qu’est-ce que cela veut dire ? — N’est-ce pas en que vous jouez ? — Je ne connais pas le . — Comment donc s’appellent vos notes ? — Elles s’appellent des notes ; elles n’ont pas de noms particuliers. — Comment retenez-vous tant d’airs différents ? — On écoute ! — Qui est-ce qui compose tous ces airs ? — Beaucoup de personnes, des fameux musiciens dans les bois. — Ils en font donc beaucoup ? — Ils en font toujours ; ils ne s’arrêtent jamais. — Ils ne font rien autre chose ? — Ils coupent le bois. — Ils sont bûcherons ? — Presque tous bûcherons. On dit chez nous que la musique pousse dans les bois. C’est toujours là qu’on la trouve. — Et c’est là que vous allez la chercher ? — Tous les ans. Les petits musiciens n’y vont pas. Ils écoutent ce qui vient par les chemins, et ils le redisent comme ils peuvent. Mais pour prendre l’accent véritable, il faut aller écouter les bûcherons du Bourbonnais. — Et comment cela leur vient-il ? — En se promenant dans les bois, en rentrant le soir à la maison, en se reposant le dimanche. — Et vous, composez-vons ? — Un peu, mais guère, et ça ne vaut pas grand’chose. Il faut être né dans les bois, et je suis de la plaine. Il n’y a personne qui me vaille pour l’accent ; mais pour inventer, nous n’y entendons rien, et nous faisons mieux de ne pas nous en mêler. » Je voulus lui faire dire ce qu’il entendait par l’accent. Il n’en put venir à bout, peut-être parce qu’il le comprenait trop bien et me jugeait indigne de le comprendre. Il était jeune, sérieux, noir comme un pifferaro de la Calabre, allait de fête en fête, jouant tout le jour, et ne dormant pas depuis trois nuits, parce qu’il lui fallait faire six ou huit lieues avant le lever du soleil pour se transporter d’un village à l’autre. Il ne s’en portait que mieux, buvait des brocs de vin à étourdir un bœuf, et ne se plaignait pas, comme le sonneur de trompe de Walter Scott, d’avoir perdu son vent. Plus il buvait, plus il était grave et fier, il jouait fort bien, et avait grandement raison d’être vain de son accent. Nous observâmes que son jeu était une modification perpétuelle de chaque thème. Il fut impossible d’écrire un seul de ces thèmes sans prendre note pour chacun d’une cinquantaine de versions différentes. C’était là son mérite probablement et son art. Ses réponses à mes questions m’ont fait retrouver, je crois, l’étymologie du nom de bourrée qu’on donne aux danses de ce pays. Bourrée est le synonyme de fagot, et les bûcherons du bourbonnais ont donné ce nom à leurs compositions musicales, comme maître Adam donna celui de chevilles à ses poésies.