Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 58

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LVIII.

« Chère signora, dit le vieux comte, pardonnez-moi de n’avoir pas fait un meilleur accueil à monsieur votre frère. J’avais défendu qu’on m’interrompît, parce que j’avais, ce matin, des occupations inusitées ; et on m’a trop bien obéi en me laissant ignorer l’arrivée d’un hôte qui est pour moi, comme pour toute ma famille, le bienvenu dans cette maison. Soyez certain, Monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à Anzoleto, que je vois avec plaisir chez moi un aussi proche parent de notre bien-aimée Porporina. Je vous prie donc de rester ici et d’y passer tout le temps qui vous sera agréable. Je présume qu’après une longue séparation vous avez bien des choses à vous dire, et bien de la joie à vous trouver ensemble. J’espère que vous ne craindrez pas d’être indiscret, en goûtant à loisir un bonheur que je partage. »

Contre sa coutume, le vieux Christian parlait avec aisance à un inconnu. Depuis longtemps sa timidité s’était évanouie auprès de la douce Consuelo ; et, ce jour-là, son visage semblait éclairé d’un rayon de vie plus brillant qu’à l’ordinaire, comme ceux que le soleil épanche sur l’horizon à l’heure de son déclin. Anzoleto fut interdit devant cette sorte de majesté que la droiture et la sérénité de l’âme reflètent sur le front d’un vieillard respectable. Il savait courber le dos bien bas devant les grands seigneurs ; mais il les haïssait et les raillait intérieurement. Il n’avait eu que trop de sujets de les mépriser, dans le beau monde où il avait vécu depuis quelque temps. Jamais il n’avait vu encore une dignité si bien portée et une politesse aussi cordiale que celles du vieux châtelain de Riesenburg. Il se troubla en le remerciant, et se repentit presque d’avoir escroqué par une imposture l’accueil paternel qu’il en recevait. Il craignit surtout que Consuelo ne le dévoilât, en déclarant au comte qu’il n’était pas son frère. Il sentait que dans cet instant il n’eût pas été en son pouvoir de payer d’effronterie et de chercher à se venger.

« Je suis bien touchée de la bonté de monsieur le comte, répondit Consuelo après un instant de réflexion ; mais mon frère, qui en sent tout le prix, n’aura pas le bonheur d’en profiter. Des affaires pressantes l’appellent à Prague, et dans ce moment il vient de prendre congé de moi…

— Cela est impossible ! vous vous êtes à peine vus un instant, dit le comte.

— Il a perdu plusieurs heures à m’attendre, reprit-elle, et maintenant ses moments sont comptés. Il sait bien, ajouta-t-elle en regardant son prétendu frère d’un air significatif, qu’il ne peut pas rester une minute de plus ici. »

Cette froide insistance rendit à Anzoleto toute la hardiesse de son caractère et tout l’aplomb de son rôle.

« Qu’il en arrive ce qu’il plaira au diable…, je veux dire à Dieu ! dit-il en se reprenant ; mais je ne saurais quitter ma chère sœur aussi précipitamment que sa raison et sa prudence l’exigent. Je ne sais aucune affaire d’intérêt qui vaille un instant de bonheur ; et puisque monseigneur le comte me le permet si généreusement, j’accepte avec reconnaissance. Je reste ! Mes engagements avec Prague seront remplis un peu plus tard, voilà tout.

— C’est parler en jeune homme léger, repartit Consuelo offensée. Il y a des affaires où l’honneur parle plus haut que l’intérêt…

— C’est parler en frère, répliqua Anzoleto ; et toi tu parles toujours en reine, ma bonne petite sœur.

— C’est parler en bon jeune homme ! ajouta le vieux comte en tendant la main à Anzoleto. Je ne connais pas d’affaires qui ne puissent se remettre au lendemain. Il est vrai que l’on m’a toujours reproché mon indolence ; mais moi j’ai toujours reconnu qu’on se trouvait plus mal de la précipitation que de la réflexion. Par exemple, ma chère Porporina, il y a bien des jours, je pourrais dire bien des semaines, que j’ai une prière à vous faire, et j’ai tardé jusqu’à présent. Je crois que j’ai bien fait et que le moment est venu. Pouvez-vous m’accorder aujourd’hui l’heure d’entretien que je venais vous demander lorsque j’ai appris l’arrivée de monsieur votre frère ? Il me semble que cette heureuse circonstance est venue tout à point, et peut-être ne sera-t-il pas de trop dans la conférence que je vous propose.

— Je suis toujours et à toute heure aux ordres de votre seigneurie, répondit Consuelo. Quant à mon frère, c’est un enfant que je n’associe pas sans examen à mes affaires personnelles…

— Je le sais bien, reprit effrontément Anzoleto ; mais puisque monseigneur le comte m’y autorise, je n’ai pas besoin d’autre permission que la sienne pour entrer dans la confidence.

— Vous voudrez bien me laisser juge de ce qui convient à vous et à moi, répondit Consuelo avec hauteur. Monsieur le comte, je suis prête à vous suivre dans votre appartement, et à vous écouter avec respect.

— Vous êtes bien sévère avec ce bon jeune homme, qui a l’air si franc et si enjoué, » dit le comte en souriant ; puis, se tournant vers Anzeleto : « Ne vous impatientez pas, mon enfant, lui dit-il ; votre tour viendra. Ce que j’ai à dire à votre sœur ne peut pas vous être caché : et bientôt, j’espère, elle me permettra de vous mettre, comme vous dites, dans la confidence. »

Anzoleto eut l’impertinence de répondre à la gaieté expansive du vieillard en retenant sa main dans les siennes, comme s’il eut voulu s’attacher à lui, et surprendre le secret dont l’excluait Consuelo. Il n’eut pas le bon goût de comprendre qu’il devait au moins sortir du salon, pour épargner au comte la peine d’en sortir lui-même. Quand il s’y trouva seul, il frappa du pied avec colère, craignant que cette jeune fille, devenue si maîtresse d’elle-même, ne déconcertât tous ses plans et ne le fit éconduire en dépit de son habileté. Il eut envie de se glisser dans la maison, et d’aller écouter à toutes les portes, il sortit du salon dans ce dessein, erra dans les jardins quelques moments, puis se hasarda dans les galeries, feignant, lorsqu’il rencontrait quelque serviteur, d’admirer la belle architecture du château. Mais, à trois reprises différentes, il vit passer à quelque distance un personnage vêtu de noir, et singulièrement grave, dont il ne se soucia pas beaucoup d’attirer l’attention : c’était Albert, qui paraissait ne pas le remarquer, et qui, cependant, ne le perdait pas de vue. Anzoleto, en le voyant plus grand que lui de toute la tête, et en observant la beauté sérieuse de ses traits, comprit que, de toutes façons, il n’avait pas un rival aussi méprisable qu’il l’avait d’abord pensé, dans la personne du fou de Riesenburg. Il prit donc le parti de rentrer dans le salon, et d’essayer sa belle voix dans ce vaste local, en promenant avec distraction ses doigts sur le clavecin.



Le comte Christian.

« Ma fille, dit le comte Christian à Consuelo, après l’avoir conduite dans son cabinet et lui avoir avancé un grand fauteuil de velours rouge à crépines d’or, tandis qu’il s’assit sur un pliant à côté d’elle, j’ai à vous demander une grâce, et je ne sais pas encore de quel droit je vais le faire avant que vous ayez compris mes intentions. Puis-je me flatter que mes cheveux blancs, ma tendre estime pour vous, et l’amitié du noble Porpora, votre père adoptif, vous donneront assez de confiance en moi pour que vous consentiez à m’ouvrir votre cœur sans réserve ? »

Attendrie et cependant un peu effrayée de ce début, Consuelo porta à ses lèvres la main du vieillard, et lui répondit avec effusion :

« Oui, monsieur le comte, je vous respecte et vous aime comme si j’avais l’honneur de vous avoir pour mon père, et je puis répondre sans crainte et sans détour à toutes vos questions, en ce qui me concerne personnellement.

— Je ne vous demanderai rien autre chose, ma chère fille, et je vous remercie de cette promesse. Croyez-moi incapable d’en abuser, comme je vous crois incapable d’y manquer.

— Je le crois, monsieur le comte. Daignez parler.

— Eh bien ! mon enfant, dit le vieillard avec une curiosité naïve et encourageante, comment vous nommez-vous ?

— Je n’ai pas de nom, répondit Consuelo sans hésiter ; ma mère n’en portait pas d’autre que celui de Rosamunda Au baptême, je fus appelée Marie de Consolation : je n’ai jamais connu mon père.



Padre mio benedetto, dit-il en s’adressant au chapelain… (Page 150.)

— Mais vous savez son nom ?

— Nullement, monseigneur ; je n’ai jamais entendu parler de lui.

— Maître Porpora vous a-t-il adoptée ? Vous a-t-il donné son nom par un acte légal ?

— Non, monseigneur. Entre artistes, ces choses-là ne se font pas, et ne sont pas nécessaires. Mon généreux maître ne possède rien, et n’a rien à léguer. Quant à son nom, il est fort inutile à ma position dans le monde que je le porte en vertu d’un usage ou d’un contrat. Si je le justifie par quelque talent, il me sera bien acquis ; sinon, j’aurai reçu un honneur dont j’étais indigne. »

Le comte garda le silence pendant quelques instants ; puis, reprenant la main de Consuelo :

« La noble franchise avec laquelle vous me répondez me donne encore une plus haute idée de vous, lui dit-il. Ne pensez pas que je vous aie demandé ces détails pour vous estimer plus ou moins, selon votre naissance et votre condition. Je voulais savoir si vous aviez quelque répugnance à dire la vérité, et je vois que vous n’en avez aucune. Je vous en sais un gré infini, et vous trouve plus noble par votre caractère que nous ne le sommes, nous autres, par nos titres. »

Consuelo sourit de la bonne foi avec laquelle le vieux patricien admirait qu’elle fît, sans rougir, un aveu si facile. Il y avait dans cette surprise un reste de préjugé d’autant plus tenace que Christian s’en défendait plus noblement. Il était évident qu’il combattait ce préjugé en lui-même, et qu’il voulait le vaincre.

« Maintenant, reprit-il, je vais vous faire une question plus délicate encore, ma chère enfant, et j’ai besoin de toute votre indulgence pour excuser ma témérité.

— Ne craignez rien, monseigneur, dit-elle ; je répondrai à tout avec aussi peu d’embarras.

— Eh bien, mon enfant… vous n’êtes pas mariée ?

— Non, monseigneur, que je sache.

— Et… vous n’êtes pas veuve ? Vous n’avez pas d’enfants ?

— Je ne suis pas veuve, et je n’ai pas d’enfants, répondit Consuelo qui eut fort envie de rire, ne sachant où le comte voulait en venir.

— Enfin, reprit-il, vous n’avez engagé votre foi à personne, vous êtes parfaitement libre ?

— Pardon, monseigneur ; j’avais engagé ma foi, avec le consentement et même d’après l’ordre de ma mère mourante, à un jeune garçon que j’aimais depuis l’enfance, et dont j’ai été la fiancée jusqu’au moment où j’ai quitté Venise.

— Ainsi donc, vous êtes engagée ? dit le comte avec un singulier mélange de chagrin et de satisfaction.

— Non, monseigneur, je suis parfaitement libre, répondit Consuelo. Celui que j’aimais a indignement trahi sa foi, et je l’ai quitté pour toujours.

— Ainsi, vous l’avez aimé ? dit le comte après une pause.

— De toute mon âme, il est vrai.

— Et… peut-être que vous l’aimez encore ?…

— Non, monseigneur, cela est impossible.

— Vous n’auriez aucun plaisir à le revoir ?

— Sa vue ferait mon supplice.

— Et vous n’avez jamais permis… il n’aurait pas osé… Mais vous direz que je deviens offensant et que j’en veux trop savoir !

— Je vous comprends, monseigneur ; et, puisque je suis appelée à me confesser, comme je ne veux point surprendre votre estime, je vous mettrai à même de savoir, à un iota près, si je la mérite ou non. Il s’est permis bien des choses, mais il n’a osé que ce que j’ai permis. Ainsi, nous avons souvent bu dans la même tasse, et reposé sur le même banc. Il a dormi dans ma chambre pendant que je disais mon chapelet. Il m’a veillée pendant que j’étais malade. Je ne me gardais pas avec crainte. Nous étions toujours seuls, nous nous aimions, nous devions nous marier, nous nous respections l’un l’autre. J’avais juré à ma mère d’être ce qu’on appelle une fille sage. J’ai tenu parole, si c’est être sage que de croire à un homme qui doit nous tromper, et de donner sa confiance, son affection, son estime, à qui ne mérite rien de tout cela. C’est lorsqu’il a voulu cesser d’être mon frère, sans devenir mon mari, que j’ai commencé à me défendre. C’est lorsqu’il m’a été infidèle que je me suis applaudie de m’être bien défendue. Il ne tient qu’à cet homme sans honneur de se vanter du contraire ; cela n’est pas d’une grande importance pour une pauvre fille comme moi. Pourvu que je chante juste, on ne m’en demandera pas davantage. Pourvu que je puisse baiser sans remords le crucifix sur lequel j’ai juré à ma mère d’être chaste, je ne me tourmenterai pas beaucoup de ce qu’on pensera de moi. Je n’ai pas de famille à faire rougir, pas de frères, pas de cousins à faire battre pour moi…

— Pas de frères ? Vous en avez un ! »

Consuelo se sentit prête à confier au vieux comte toute la vérité sous le sceau du secret. Mais elle craignit d’être lâche en cherchant hors d’elle-même un refuge contre celui qui l’avait menacée lâchement. Elle pensa qu’elle seule devait avoir la fermeté de se défendre et de se délivrer d’Anzoleto. Et d’ailleurs la générosité de son cœur recula devant l’idée de faire chasser par son hôte l’homme qu’elle avait si religieusement aimé. Quelque politesse que le comte Christian dût savoir mettre à reconduire Anzoleto, quelque coupable que fût ce dernier, elle ne se sentit pas le courage de le soumettre à une si grande humiliation. Elle répondit donc à la question du vieillard, qu’elle regardait son frère comme un écervelé, et n’avait pas l’habitude de le traiter autrement que comme un enfant.

« Mais ce n’est pas un mauvais sujet ? dit le comte.

— C’est peut-être un mauvais sujet, répondit-elle. J’ai avec lui le moins de rapports possible ; nos caractères et notre manière de voir sont très-différents. Votre seigneurie a pu remarquer que je n’étais pas fort pressée de le retenir ici.

— Il en sera ce que vous voudrez, mon enfant ; je vous crois pleine de jugement. Maintenant que vous m’avez tout confié avec un si noble abandon…

— Pardon, monseigneur, dit Consuelo ; je ne vous ai pas dit tout ce qui me concerne, car vous ne me l’avez pas demandé. J’ignore le motif de l’intérêt que vous daignez prendre aujourd’hui à mon existence. Je présume que quelqu’un a parlé de moi ici d’une manière plus ou moins défavorable, et que vous voulez savoir si ma présence ne déshonore pas votre maison. Jusqu’ici, comme vous ne m’aviez interrogée que sur des choses très-superficielles, j’aurais cru manquer à la modestie qui convient à mon rôle en vous entretenant de moi sans votre permission ; mais puisque vous paraissez vouloir me connaître à fond, je dois vous dire une circonstance qui me fera peut-être du tort dans votre esprit. Non-seulement il serait possible, comme vous l’avez souvent présumé (et quoique je n’en aie nulle envie maintenant), que je vinsse à embrasser la carrière du théâtre ; mais encore il est avéré que j’ai débuté à Venise, à la saison dernière, sous le nom de Consuelo… On m’avait surnommée la Zingarella, et tout Venise connaît ma figure et ma voix.

— Attendez donc ! s’écria le comte, tout étourdi de cette nouvelle révélation. Vous seriez cette merveille dont on a fait tant de bruit à Venise l’an dernier, et dont les gazettes italiennes ont fait mention plusieurs fois avec de si pompeux éloges ? La plus belle voix, le plus beau talent qui, de mémoire d’homme, se soit révélé…

— Sur le théâtre de San-Samuel, monseigneur. Ces éloges sont sans doute bien exagérés ; mais il est un fait incontestable, c’est que je suis cette même Consuelo, que j’ai chanté dans plusieurs opéras, que je suis actrice, en un mot, ou, comme on dit plus poliment, cantatrice. Voyez maintenant si je mérite de conserver votre bienveillance.

— Voilà des choses bien extraordinaires et un destin bizarre ! dit le comte absorbé dans ses réflexions. Avez-vous dit tout cela ici à… à quelque autre que moi, mon enfant ?

— J’ai à peu près tout dit au comte votre fils, monseigneur, quoique je ne sois pas entrée dans les détails que vous venez d’entendre.

— Ainsi, Albert connaît votre extraction, votre ancien amour, votre profession ?

— Oui, monseigneur.

— C’est bien, ma chère signora. Je ne puis trop vous remercier de l’admirable loyauté de votre conduite à notre égard, et je vous promets que vous n’aurez pas lieu de vous en repentir. Maintenant, Consuelo… (oui, je me souviens que c’est le nom qu’Albert vous a donné dès le commencement, lorsqu’il vous parlait espagnol), permettez-moi de me recueillir un peu. Je me sens fort ému. Nous avons encore bien des choses à nous dire, mon enfant, et il faut que vous me pardonniez un peu de trouble à l’approche d’une décision aussi grave. Faites-moi la grâce de m’attendre ici un instant. »

Il sortit, et Consuelo, le suivant des yeux, le vit, à travers les portes dorées garnies de glaces, entrer dans son oratoire et s’y agenouiller avec ferveur.

En proie à une vive agitation, elle se perdait en conjectures sur la suite d’un entretien qui s’annonçait avec tant de solennité. D’abord, elle avait pensé qu’en l’attendant, Anzoleto, dans son dépit, avait déjà fait ce dont il l’avait menacée ; qu’il avait causé avec le chapelain ou avec Hanz, et que la manière dont il avait parlé d’elle avait élevé de graves scrupules dans l’esprit de ses hôtes. Mais le comte Christian ne savait pas feindre, et jusque-là son maintien et ses discours annonçaient un redoublement d’affection plutôt que l’invasion de la défiance. D’ailleurs, la franchise de ses réponses l’avait frappé comme auraient pu faire des révélations inattendues ; la dernière surtout avait été un coup de foudre. Et maintenant il priait, il demandait à Dieu de l’éclairer ou de le soutenir dans l’accomplissement d’une grande résolution. « Va-t-il me prier de partir avec mon frère ? va-t-il m’offrir de l’argent ? se demandait-elle. Ah ! que Dieu me préserve de cet outrage ! Mais non ! cet homme est trop délicat, trop bon pour songer à m’humilier. Que voulait-il donc me dire d’abord, et que va-t-il me dire maintenant ? Sans doute ma longue promenade avec son fils lui donne des craintes, et il va me gronder. Je l’ai mérité peut-être, et j’accepterai le sermon, ne pouvant répondre avec sincérité aux questions qui me seraient faites sur le compte d’Albert. Voici une rude journée ; et si j’en passe beaucoup de pareilles, je ne pourrai plus disputer la palme du chant aux jalouses maîtresses d’Anzoleto. Je me sens la poitrine en feu et la gorge desséchée. »

Le comte Christian revint bientôt vers elle. Il était calme, et sa pâle figure portait le témoignage d’une victoire remportée en vue d’une noble intention.

« Ma fille, dit-il à Consuelo en se rasseyant auprès d’elle, après l’avoir forcée de garder le fauteuil somptueux quelle voulait lui céder, et sur lequel elle trônait malgré elle d’un air craintif : il est temps que je réponde par ma franchise à celle que vous m’avez témoignée. Consuelo, mon fils vous aime. »

Consuelo rougit et pâlit tour à tour. Elle essaya de répondre. Christian l’interrompit.

« Ce n’est pas une question que je vous fais, dit-il ; je n’en aurais pas le droit, et vous n’auriez peut-être pas celui d’y répondre ; car je sais que vous n’avez encouragé en aucune façon les espérances d’Albert. Il m’a tout dit ; et je crois en lui, parce qu’il n’a jamais menti, ni moi non plus.

— Ni moi non plus, dit Consuelo en levant les yeux au ciel avec l’expression de la plus candide fierté. Le comte Albert a dû vous dire, monseigneur…

— Que vous aviez repoussé toute idée d’union avec lui.

— Je le devais. Je savais les usages et les idées du monde ; je savais que je n’étais pas faite pour être la femme du comte Albert, par la seule raison que je ne m’estime l’inférieure de personne devant Dieu, et que je ne voudrais recevoir de grâce et de faveur de qui que ce soit devant les hommes.

— Je connais votre juste orgueil, Consuelo. Je le trouverais exagéré, si Albert n’eût dépendu que de lui-même ; mais dans la croyance où vous étiez que je n’approuverais jamais une telle union, vous avez dû répondre comme vous l’avez fait.

— Maintenant, monseigneur, dit Consuelo en se levant, je comprends le reste, et je vous supplie de m’épargner l’humiliation que je redoutais. Je vais quitter votre maison, comme je l’aurais déjà quittée si j’avais cru pouvoir le faire sans compromettre la raison et la vie du comte Albert, sur lesquelles j’ai eu plus d’influence que je ne l’aurais souhaité. Puisque vous savez ce qu’il ne m’était pas permis de vous révéler, vous pourrez veiller sur lui, empêcher les conséquences de cette séparation, et reprendre un soin qui vous appartient plus qu’à moi. Si je me le suis arrogé indiscrètement, c’est une faute que Dieu me pardonnera ; car il sait quelle pureté de sentiments m’a guidée en tout ceci.

— Je le sais, reprit le comte, et Dieu a parlé à ma conscience comme Albert avait parlé à mes entrailles. Restez donc assise, Consuelo, et ne vous hâtez pas de condamner mes intentions. Ce n’est point pour vous ordonner de quitter ma maison, mais pour vous supplier à mains jointes d’y rester toute votre vie, que je vous ai demandé de m’écouter.

— Toute ma vie ! répéta Consuelo en retombant sur son siège, partagée entre le bien que lui faisait cette réparation à sa dignité et l’effroi que lui causait une pareille offre. Toute ma vie ! Votre seigneurie ne songe pas à ce qu’elle me fait l’honneur de me dire.

— J’y ai beaucoup songé, ma fille, répondit le comte avec un sourire mélancolique, et je sens que je ne dois pas m’en repentir. Mon fils vous aime éperdument, vous avez tout pouvoir sur son âme. C’est vous qui me l’avez rendu, vous qui avez été le chercher dans un endroit mystérieux qu’il ne veut pas me faire connaître, mais où nulle autre qu’une mère ou une sainte, m’a-t-il dit, n’eût osé pénétrer. C’est vous qui avez risqué votre vie pour le sauver de l’isolement et du délire où il se consumait. C’est grâce à vous qu’il a cessé de nous causer, par ses absences, d’affreuses inquiétudes. C’est vous qui lui avez rendu le calme, la santé, la raison, en un mot. Car il ne faut pas se le dissimuler, mon pauvre enfant était fou, et il est certain qu’il ne l’est plus. Nous avons passé presque toute la nuit à causer ensemble, et il m’a montré une sagesse supérieure à la mienne. Je savais que vous deviez sortir avec lui ce matin. Je l’avais donc autorisé à vous demander ce que vous n’avez pas voulu écouter… Vous aviez peur de moi, chère Consuelo ! vous pensiez que le vieux Rudolstadt, encroûté dans ses préjugés nobiliaires, aurait honte de vous devoir son fils. Eh bien, vous vous trompiez. Le vieux Rudolstadt a eu de l’orgueil et des préjugés sans doute ; il en a peut-être encore, il ne veut pas se farder devant vous ; mais il les abjure, et, dans l’élan d’une reconnaissance sans bornes, il vous remercie de lui avoir rendu son dernier, son seul enfant ! »

En parlant ainsi, le comte Christian prit les deux mains de Consuelo dans les siennes, et les couvrit de baisers en les arrosant de larmes.