Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 94

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XCIV.

Après l’insinuation qu’elle avait lancée quelques minutes auparavant sur les relations de Consuelo avec le gros chanoine, l’aspect de ce dernier produisit un peu sur Corilla l’effet de la tête de Méduse. Mais elle se rassura en pensant qu’elle avait parlé vénitien, et elle le salua en allemand avec ce mélange d’embarras et d’effronterie qui caractérise le regard et la physionomie particulière de la femme de mauvaise vie. Le chanoine, ordinairement si poli et si gracieux dans son hospitalité, ne se leva pourtant point et ne lui rendit pas même son salut. Corilla, qui s’était bien informée de lui à Vienne, avait ouï dire à tout le monde qu’il était excessivement bien élevé, grand amateur de musique, et incapable de sermonner pédantesquement une femme, une cantatrice surtout. Elle s’était promis de l’aller voir et de le fasciner pour l’empêcher de parler contre elle. Mais si elle avait dans ces sortes d’affaires le genre d’esprit qui manquait à Consuelo, elle avait aussi cette nonchalance et ce décousu d’habitudes qui tiennent au désordre, à la paresse, et, quoique ceci ne paraisse pas venir à propos, à la malpropreté. Toutes ces pauvretés s’enchaînent dans la vie des organisations grossières. La mollesse du corps et de l’âme rendent impuissants les effets de l’intrigue, et Corilla, qui avait l’instinct de toutes les perfidies, avait rarement l’énergie de les mener à bien. Elle avait donc remis d’un jour à l’autre sa visite au chanoine, et quand elle le trouva si froid et si sévère, elle commença à se déconcerter visiblement.



Consuelo… traça le nom de Bertoni… (Page 253.)

Alors, cherchant par un trait d’audace à se remettre en scène, elle dit à Consuelo, qui tenait toujours Angèle dans ses bras :

« Eh bien, toi, pourquoi ne me laisses-tu embrasser ma fille, et la déposer aux pieds de monsieur le chanoine, pour…

Dame Corilla, dit le chanoine du même ton sec et froidement railleur dont il disait autrefois dame Brigide, faites-moi le plaisir de laisser cet enfant tranquille. »

Et, s’exprimant en italien avec beaucoup d’élégance, quoique avec une lenteur un peu trop accentuée, il continua ainsi sans ôter son bonnet de dessus ses oreilles :

« Depuis un quart d’heure que je vous écoute ; et bien que je ne sois pas très-familiarisé avec votre patois, j’en ai assez entendu pour être autorisé à vous dire que vous êtes bien la plus effrontée coquine que j’ai rencontrée dans ma vie. Cependant, je crois que vous êtes plus stupide que méchante, et plus lâche que dangereuse. Vous ne comprenez rien aux belles choses, et ce serait temps perdu que d’essayer de vous les faire comprendre. Je n’ai qu’une chose à vous dire : cette jeune fille, cette vierge, cette sainte, comme vous l’avez nommée tout à l’heure en croyant railler, vous la souillez en lui parlant : ne lui parlez donc plus. Quant à cet enfant qui est né de vous, vous le flétririez en le touchant : ne le touchez donc pas. C’est un être sacré qu’un enfant ; Consuelo l’a dit, et je l’ai compris. C’est par l’intercession, par la persuasion de cette même Consuelo que j’ai osé me charger de votre fille, sans craindre que les instincts pervers qu’elle peut tenir de vous vinssent à m’en faire repentir un jour. Nous nous sommes dit que la bonté divine donne à toute créature le pouvoir de connaître et de pratiquer le bien, et nous nous sommes promis de lui enseigner le bien, et de le lui rendre aimable et facile. Avec vous, il en serait tout autrement. Veuillez donc, dès aujourd’hui, ne plus considérer cet enfant comme le vôtre. Vous l’avez abandonné, vous l’avez cédé, donné ; il ne vous appartient plus. Vous avez remis une somme d’argent pour nous payer son éducation… »



Puis il montra du doigt la porte à Corilla… (Page 257.)

Il fit un signe à la jardinière qui, prévenue par lui depuis quelques instants, avait tiré de l’armoire un sac lié et cacheté ; celui que Corilla avait envoyé au chanoine avec sa fille, et qui n’avait pas été ouvert. Il le prit et le jeta aux pieds de la Corilla, en ajoutant :

« Nous n’en avons que faire et nous n’en voulons pas. Maintenant, je vous prie de sortir de chez moi et de n’y jamais remettre les pieds, sous quel prétexte que ce soit. À ces conditions, et à celle que vous ne vous permettrez jamais d’ouvrir la bouche sur les circonstances qui nous ont forcé d’être en rapport avec vous, nous vous promettons le silence le plus absolu sur tout ce qui vous concerne. Mais si vous agissez autrement, je vous avertis que j’ai plus de moyens que vous ne pensez de faire entendre la vérité à Sa Majesté Impériale, et que vous pourriez bien voir changer vos couronnes de théâtre et les trépignements de vos admirateurs en un séjour de quelques années dans un couvent de filles repenties. »

Ayant ainsi parlé, le chanoine se leva, fit signe à la nourrice de prendre l’enfant dans ses bras, et à Consuelo de se retirer, avec Joseph, au fond de l’appartement ; puis il montra du doigt la porte à Corilla qui, terrifiée, pâle et tremblante, sortit convulsivement et comme égarée, sans savoir où elle était, et sans comprendre ce qui se passait autour d’elle.

Le chanoine avait eu, durant cette sorte d’imprécation, une indignation d’honnête homme qui, peu à peu, l’avait rendu étrangement puissant. Consuelo et Joseph ne l’avaient jamais vu ainsi. L’habitude d’autorité qui ne s’efface jamais chez le prêtre, et aussi l’attitude du commandement royal qui passe un peu dans le sang, et qui trahissait en cet instant le bâtard d’Auguste ii, revêtaient le chanoine, peut-être à son insu, d’une sorte de majesté irrésistible. La Corilla, à qui jamais aucun homme n’avait parlé ainsi dans le calme austère de la vérité, ressentit plus d’effroi et de terreur que jamais ses amants furieux ne lui en avaient inspiré dans les outrages de la vengeance et du mépris. Italienne et superstitieuse, elle eut véritablement peur de cet ecclésiastique et de son anathème, et s’enfuit éperdue à travers les jardins, tandis que le chanoine, épuisé de cet effort si contraire à ses habitudes de bienveillance et d’enjouement, retomba sur sa chaise, pâle et presque en défaillance.

Tout en s’empressant pour le secourir, Consuelo suivait involontairement de l’œil la démarche agitée et vacillante de la pauvre Corilla. Elle la vit trébucher au bout de l’allée et tomber sur l’herbe, soit qu’elle eût fait un faux pas dans son trouble, soit qu’elle n’eût plus la force de se soutenir. Emportée par son bon cœur, et trouvant la leçon plus cruelle qu’elle n’eût la force de la donner, elle laissa le chanoine aux soins de Joseph, et courut rejoindre sa rivale qui était en proie à une violente attaque de nerfs. Ne pouvant la calmer et n’osant la ramener au prieuré, elle l’empêcha de se rouler par terre et de se déchirer les mains sur le sable. Corilla fut comme folle pendant quelques instants ; mais quand elle eut reconnu la personne qui la secourait, et qui s’efforçait de la consoler, elle se calma et devint d’une pâleur bleuâtre. Ses lèvres contractées gardèrent un morne silence, et ses yeux éteints fixés sur la terre ne se relevèrent pas. Elle se laissa pourtant reconduire jusqu’à sa voiture qui l’attendait à la grille, et y monta soutenue par sa rivale, sans lui dire un seul mot.

« Vous êtes bien mal ? lui dit Consuelo, effrayée de l’altération de ses traits. Laissez-moi vous accompagner un bout de chemin, je reviendrai à pied. »

La Corilla, pour toute réponse, la repoussa brusquement, puis la regarda un instant avec une expression impénétrable. Et tout à coup, éclatant en sanglots, elle cacha son visage dans une de ses mains, en faisant, de l’autre, signe à son cocher de partir et en baissant le store de la voiture entre elle et sa généreuse ennemie.

Le lendemain, à l’heure de la dernière répétition de l’Antigono Consuelo était à son poste et attendait la Corilla pour commencer. Cette dernière envoya son domestique dire qu’elle arriverait dans une demi-heure. Caffariello la donna à tous les diables, prétendit qu’il n’était point aux ordres d’une pareille péronnelle, qu’il ne l’attendrait pas, et fit mine de s’en aller. Madame Tesi, pâle et souffrante, avait voulu assister à la répétition pour se divertir aux dépens de la Corilla ; elle s’était fait apporter un sofa de théâtre, et, allongée dessus, derrière cette première coulisse, peinte en rideau replié, qu’en style de coulisse précisément on appelle manteau d’arlequin, elle calmait son ami, et s’obstinait à attendre Corilla, pensant que c’était pour éviter son contrôle qu’elle hésitait à paraître. Enfin, la Corilla arriva plus pâle et plus languissante que madame Tesi elle-même, qui reprenait ses couleurs et ses forces en la voyant ainsi. Au lieu de se débarrasser de son mantelet et de sa coiffe avec les grands mouvements et l’air dégagé qu’elle se donnait de coutume, elle se laissa tomber sur un trône de bois doré oublié au fond de la scène, et parla ainsi à Holzbaüer d’une voix éteinte :

« Monsieur le directeur, je vous déclare que je suis horriblement malade, que je n’ai pas de voix, que j’ai passé une nuit affreuse… (Avec qui ? demanda languissamment la Tesi à Caffariello.) Et que pour toutes ces raisons, continua la Corilla, il m’est impossible de répéter aujourd’hui et de chanter demain, à moins que je ne reprenne le rôle d’Ismène, et que vous ne donniez celui de Bérénice à une autre.

— Y songez-vous, Madame ? s’écria Holzbaüer frappé comme d’un coup de foudre. Est-ce à la veille d’une représentation, et lorsque la cour en a fixé l’heure, que vous pouvez alléguer une défaite ? C’est impossible, je ne saurais en aucune façon y consentir.

— Il faudra bien que vous y consentiez, répliqua-t-elle en reprenant sa voix naturelle qui n’était pas douce. Je suis engagée pour les seconds rôles, et rien dans mon traité ne me force à faire les premiers. C’est un acte d’obligeance qui m’a portée à les accepter au défaut de la signora Tesi, et pour ne pas interrompre les plaisirs de la cour. Or, je suis trop malade pour tenir ma promesse, et vous ne me ferez point chanter malgré moi.

— Ma chère amie, on te fera chanter par ordre, reprit Caffariello, et tu chanteras mal, nous y étions préparés. C’est un petit malheur à ajouter à tous ceux que tu as voulu affronter dans ta vie ; mais il est trop tard pour t’en repentir. Il fallait faire tes réflexions un peu plus tôt. Tu as trop présumé de tes moyens. Tu feras fiasco ; peu nous importe, à nous autres. Je chanterai de manière à ce qu’on oublie que le rôle de Bérénice existe. La Porporina aussi, dans son petit rôle d’Ismène, dédommagera le public, et tout le monde sera content, excepté toi. Ce sera une leçon dont tu ne profiteras pas, une autre fois.

— Vous vous trompez beaucoup sur mes motifs de refus, répondit la Corilla avec assurance. Si je n’étais malade, je chanterais peut-être le rôle aussi bien qu’une autre ; mais comme je ne peux pas le chanter, il y a quelqu’un ici qui le chantera mieux qu’on ne l’a encore chanté à Vienne, et cela pas plus tard que demain. Ainsi la représentation ne sera pas retardée, et je reprendrai avec plaisir mon rôle d’Ismène, qui ne me fatigue point.

— Vous comptez donc, dit Holzbaüer surpris, que madame Tesi se trouvera assez rétablie demain pour chanter le sien ?

— Je sais fort bien que madame Tesi ne pourra chanter de longtemps, dit la Corilla à haute voix, de manière à ce que, du trône où elle se prélassait, elle pût être entendue de la Tesi, étalée sur son sofa à dix pas d’elle, voyez comme elle est changée ! sa figure est effrayante. Mais je vous ai dit que vous aviez une Bérénice parfaite, incomparable, supérieure à nous toutes, et la voici, ajouta-t-elle en se levant et en prenant Consuelo par la main pour l’attirer au milieu du groupe inquiet et agité qui s’était formé autour d’elle.

— Moi ? s’écria Consuelo qui croyait faire un rêve.

— Toi ! s’écria Corilla en la poussant sur le trône avec un mouvement convulsif. Te voilà reine, Porporina, et te voilà au premier rang ; c’est moi qui t’y place, je te devais cela. Ne l’oublie pas ! »

Dans sa détresse, Holzbaüer, à la veille de manquer à son devoir et d’être forcé peut-être de donner sa démission, ne put repousser ce secours inattendu. Il avait bien vu, d’après la manière dont Consuelo avait fait l’Ismène, qu’elle pouvait faire la Bérénice d’une manière supérieure. Malgré l’éloignement qu’il avait pour elle et pour le Porpora, il ne lui fut permis d’avoir en cet instant qu’une seule crainte : c’est qu’elle ne voulût point accepter le rôle.

Elle s’en défendit, en effet, très-sérieusement ; et, pressant les mains de la Corilla avec cordialité, elle la supplia, à voix basse, de ne pas lui faire un sacrifice qui l’enorgueillissait si peu, tandis que, dans les idées de sa rivale, c’était la plus terrible des expiations, et la soumission la plus épouvantable qu’elle pût s’imposer. Corilla demeura inébranlable dans cette résolution. Madame Tesi, effrayée de cette concurrence sérieuse qui la menaçait, eut bien envie d’essayer sa voix, dût-elle expirer après, car elle était sérieusement indisposée ; mais elle ne l’osa pas. Il n’était pas permis, au théâtre de la cour, d’avoir les caprices auxquels le souverain débonnaire de nos jours, le bon public sait se ranger si patiemment. La cour s’attendait à voir quelque chose de nouveau dans ce rôle de Bérénice : on le lui avait annoncé, et l’impératrice y comptait.

« Allons, décide-toi, dit Caffariello à la Porporina. Voici le premier trait d’esprit que la Corilla ait eu dans sa vie : profitons-en.

— Mais je ne sais point le rôle ; je ne l’ai pas étudié, disait Consuelo ; je ne pourrai pas le savoir demain.

— Tu l’as entendu : donc tu le sais, et tu le chanteras demain, dit enfin le Porpora d’une voix de tonnerre. Allons, point de grimace, et que ce débat finisse. Voilà plus d’une heure que nous perdons à babiller. Monsieur le directeur, faites commencer les violons. Et toi, Bérénice, en scène ! Point de cahier ! à bas ce cahier ! Quand on a répété trois fois, on doit savoir tous les rôles par cœur. Je te dis que tu le sais ! »

No, tutto, o Berenice, chanta la Corilla, redevenue Ismène,

Tu non apri il tuo cor.

Et à présent, pensa cette fille, qui jugeait de l’orgueil de Consuelo par le sien propre, tout ce qu’elle sait de mes aventures lui paraîtra peu de chose.

Consuelo, dont le Porpora connaissait bien la prodigieuse mémoire et la victorieuse facilité, chanta effectivement le rôle, musique et paroles, sans la moindre hésitation. Madame Tesi fut si frappée de son jeu et de son chant, qu’elle se trouva beaucoup plus malade, et se fit remporter chez elle, après la répétition du premier acte. Le lendemain, il fallut que Consuelo eût préparé son costume, arrangé les traits de son rôle et repassé toute sa partie attentivement à cinq heures du soir. Elle eut un succès si complet que l’impératrice dit en sortant :

« Voilà une admirable jeune fille : il faut absolument que je la marie : j’y songerai. »

Dès le jour suivant, on commença à répéter la Zenobia de Métastase, musique de Predieri. La Corilla s’obstina encore à céder le premier rôle à Consuelo. Madame Holzbaüer fit, cette fois, le second ; et comme elle était meilleure musicienne que la Corilla, cet opéra fut beaucoup mieux étudié que l’autre. Le Métastase était ravi de voir sa muse, négligée et oubliée durant la guerre, reprendre faveur à la cour et faire fureur à Vienne. Il ne pensait presque plus à ses maux ; et, pressé par la bienveillance de Marie-Thérèse et par les devoirs de son emploi, d’écrire de nouveaux drames lyriques, il se préparait, par la lecture des tragiques grecs et des classiques latins, à produire quelqu’un de ces chefs-d’œuvre que les Italiens de Vienne et les Allemands de l’Italie mettaient, sans façon, au-dessus des tragédies de Corneille, de Racine, de Shakspeare, de Calderon, au-dessus de tout, pour le dire sans détour et sans mauvaise honte.

Ce n’est pas au beau milieu de cette histoire, déjà si longue et si chargée de détails, que nous abuserons encore de la patience, peut-être depuis longtemps épuisée, du lecteur, pour lui dire ce que nous pensons du génie de Métastase. Peu lui importe. Nous allons donc lui répéter seulement ce que Consuelo en disait tout bas à Joseph :

« Mon pauvre Beppo, tu ne saurais croire quelle peine j’ai à jouer ces rôles qu’on dit si sublimes et si pathétiques. Il est vrai que les mots sont bien arrangés, et qu’ils arrivent facilement sur la langue, quand on les chante ; mais quand on pense au personnage qui les dit, on ne sait où prendre, je ne dis pas de l’émotion, mais du sérieux pour les prononcer. Quelle bizarre convention est donc celle qu’on a faite, en arrangeant l’antiquité à la mode de notre temps, pour mettre sur la scène des intrigues, des passions et des moralités qui seraient bien glacées peut-être dans des mémoires de la margrave de Bareith, du baron de Trenck, ou de la princesse de Culmbach, mais qui, de la part de Rhadamiste, de Bérénice, ou d’Arsinoe, sont des contre-sens absurdes ? Lorsque j’étais convalescente au château des Géants, le comte Albert me faisait souvent la lecture pour m’endormir ; mais moi, je ne dormais pas, et j’écoutais de toutes mes oreilles. Il me lisait des tragédies grecques de Sophocle, d’Eschyle ou d’Euripide, et il les lisait en espagnol, lentement, mais nettement et sans hésitation, quoique ce fût un texte grec qu’il avait sous les yeux. Il était si versé dans les langues anciennes et nouvelles, qu’on eût dit qu’il lisait une traduction admirablement écrite. Il s’attachait à la faire assez fidèle, disait-il, pour que je pusse saisir, dans l’exactitude scrupuleuse de son interprétation, le génie des Grecs dans toute sa simplicité. Quelle grandeur, mon Dieu ! quelles images ! quelle poésie et quelle sobriété ! Quels personnages de dix coudées, quels caractères purs et forts, quelles énergiques situations, quelles douleurs profondes et vraies, quels tableaux déchirants et terribles il faisait passer devant moi ! faible encore, et l’imagination toujours frappée des émotions violentes qui avaient causé ma maladie, j’étais si bouleversée de ce que j’entendais, que je m’imaginais, en l’écoutant, être tour à tour Antigone, Clytemnestre, Médée, Electre, et jouer en personne ces drames sanglants et douloureux, non sur un théâtre à la lueur des quinquets, mais dans des solitudes affreuses, au seuil des grottes béantes, ou sous les colonnes des antiques parvis, auprès des pâles foyers où l’on pleurait les morts en conspirant contre les vivants. J’entendais ces chœurs lamentables des Troyennes et des captives de Dardanie. Les Euménides dansaient autour de moi… sur quels rhythmes bizarres et sur quelles infernales modulations ! Je n’y pense pas sans un souvenir de plaisir et de terreur qui me fait encore frissonner. Jamais je n’aurai, sur le théâtre, dans la réalisation de mes rêves, les mêmes émotions et la même puissance que je sentais gronder alors dans mon cœur et dans mon cerveau. C’est là que je me suis sentie tragédienne pour la première fois, et que j’ai conçu des types dont aucun artiste ne m’avait fourni le modèle. C’est là que j’ai compris le drame, l’effet tragique, la poésie du théâtre ; et, à mesure qu’Albert lisait, j’improvisais intérieurement un chant sur lequel je m’imaginais suivre et dire moi-même tout ce que j’entendais. Je me surprenais quelquefois dans l’attitude et avec la physionomie des personnages qu’il faisait parler, et il lui arriva souvent de s’arrêter effrayé, croyant voir apparaître Andromaque ou Ariane devant lui. Oh ! va, j’en ai plus appris et plus deviné en un mois avec ces lectures-là que je ne le ferai dans toute ma vie, employée à répéter les drames de M. Métastase ; et si les compositeurs n’avaient mis dans la musique le sentiment et la vérité qui manquent à l’action, je crois que je succomberais sous le dégoût que j’éprouve à faire parler la grande-duchesse Zénobie avec la landgrave Églé, et à entendre le feld-maréchal Rhadamiste se disputer avec le cornette de pandoures Zopire. Oh ! tout cela est faux, archi-faux, mon pauvre Beppo ! faux comme nos costumes, faux comme la perruque blonde de Caffariello Tiridate, comme le déshabillé Pompadour de madame Holzbaüer en pastourelle d’Arménie, comme les mollets de tricot rose du prince Démétrius, comme ces décors que nous voyons là de près, et qui ressemblent à l’Asie comme l’abbé Métastase ressemble au vieil Homère.

— Ce que tu me dis là, répondit Haydn, m’explique pourquoi, en sentant la nécessité d’écrire des opéras pour le théâtre, si tant est que je puisse arriver jusque-là, je me sens plus d’inspiration et d’espérance quand je pense à composer des oratorios. Là où les puérils artifices de la scène ne viennent pas donner un continuel démenti à la vérité du sentiment, dans ce cadre symphonique où tout est musique, où l’âme parle à l’âme par l’oreille et non par les yeux, il me semble que le compositeur peut développer toute son inspiration, et entraîner l’imagination d’un auditoire dans des régions vraiment élevées. »

En parlant ainsi, Joseph et Consuelo, en attendant que tout le monde fût rassemblé pour la répétition, marchaient côte à côte le long d’une grande toile de fond qui devait être ce soir-là le fleuve Araxe, et qui n’était, dans le demi-jour du théâtre, qu’une énorme bande d’indigo étendue parmi de grosses taches d’ocre, destinées à représenter les montagnes du Caucase. On sait que ces toiles de fond, préparées pour la représentation, sont placées les unes derrière les autres, de manière à être relevées sur un cylindre au changement à vue. Dans l’intervalle qui les sépare les unes des autres, les acteurs circulent durant la représentation ; les comparses s’endorment ou échangent des prises de tabac, assis ou couchés dans la poussière, sous les gouttes d’huile qui tombent languissamment des quinquets mal assurés. Dans la journée, les acteurs se promènent le long de ces couloirs étroits et obscurs, en répétant leurs rôles, ou en s’entretenant de leurs affaires ; quelquefois en épiant les petites confidences ou surprenant les profondes machinations d’autres promeneurs causant tout près d’eux sans les voir, derrière un bras de mer ou une place publique.

Heureusement, Métastase n’était point sur l’autre rive de l’Araxe, tandis que l’inexpérimentée Consuelo épanchait ainsi son indignation d’artiste avec Haydn. La répétition commença. C’était la seconde de Zénobie, et elle alla si bien, que les musiciens de l’orchestre applaudirent, selon l’usage, avec leurs archets sur le ventre de leurs violons. La musique de Predieri était charmante, et le Porpora la dirigeait avec plus d’enthousiasme qu’il n’avait pu le faire pour celle de Hasse. Le rôle de Tiridate était un des triomphes de Caffariello, et il n’avait garde de trouver mauvais qu’en l’équipant en farouche guerrier parthe, on le fit roucouler en Céladon, et parler en Clitandre. Consuelo, si elle sentait son rôle faux et guindé dans la bouche d’une héroïne de l’antiquité, trouvait au moins là un caractère de femme agréablement indiqué. Il offrait même une sorte de rapprochement avec la situation d’esprit où elle s’était trouvée entre Albert et Anzoleto ; et oubliant tout à fait la couleur locale, comme nous disons aujourd’hui, pour ne se représenter que les sentiments humains, elle s’aperçut qu’elle était sublime dans cet air dont le sens avait été si souvent dans son cœur :

Voi leggete in ogni core ;
Voi sapete, o giusti Dei,
Se son puri i voti miei,
Se innocente è la pietà
.

Elle eut donc en cet instant la conscience d’une émotion vraie et d’un triomphe mérité. Elle n’eut pas besoin que le regard de Caffariello, qui n’était pas gêné ce jour-là par la présence de la Tesi, et qui admirait de bonne foi, lui confirmât ce qu’elle sentait déjà, la certitude d’un effet irrésistible à produire sur tous les publics du monde et dans toutes les conditions possibles, avec ce morceau capital. Elle se trouvait ainsi toute réconciliée avec sa partie, avec l’opéra, avec ses camarades, avec elle-même, avec le théâtre, en un mot ; et malgré toutes les imprécations qu’elle venait de faire contre son état, une heure auparavant, elle ne put se défendre d’un de ces tressaillements intérieurs, si profonds, si soudains et si puissants, qu’il est impossible à quiconque n’est pas artiste en quelque chose, de comprendre quels siècles de labeur, de déceptions et de souffrances ils peuvent racheter en un instant.