Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 99

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XCIX.

Un matin, le Porpora l’appela dans sa chambre plus tôt que de coutume. Il avait l’air rayonnant, et il tenait une grosse et grande lettre d’une main, ses lunettes de l’autre. Consuelo tressaillit et trembla de tout son corps, s’imaginant que c’était enfin la réponse de Riesenburg. Mais elle fut bientôt détrompée : c’était une lettre d’Hubert, le Porporino. Ce chanteur célèbre annonçait à son maître que toutes les conditions proposées par lui pour l’engagement de Consuelo étaient acceptées, et il lui envoyait le contrat signé du baron de Poelnitz, directeur du théâtre royal de Berlin, et n’attendant plus que la signature de Consuelo et la sienne. À cet acte était jointe une lettre fort affectueuse et fort honorable du dit baron, qui engageait le Porpora à venir briguer la maîtrise de chapelle du roi de Prusse tout en faisant ses preuves par la production et l’exécution d’autant d’opéras et de fugues nouvelles qu’il lui plairait d’en apporter. Le Porporino se réjouissait d’avoir à chanter bientôt, selon son cœur, avec une sœur en Porpora, et invitait vivement le maître à quitter Vienne pour Sans-Souci, le délicieux séjour de Frédéric le Grand.

Cette lettre mettait le Porpora en grande joie, et cependant elle le remplissait d’incertitude. Il lui semblait que la fortune commençait à dérider pour lui sa face si longtemps rechignée, et que, de deux côtés, la faveur des monarques (alors si nécessaire au développement des artistes) lui offrait une heureuse perspective. Frédéric l’appelait à Berlin ; à Vienne, Marie-Thérèse lui faisait faire de belles promesess. Des deux parts, il fallait que Consuelo fût l’instrument de sa victoire ; à Berlin, en faisant beaucoup valoir ses productions ; à Vienne, en épousant Joseph Haydn.

Le moment était donc venu de remettre son sort entre les mains de sa fille adoptive. Il lui proposa le mariage ou le départ, à son choix ; et, dans ces nouvelles circonstances, il mit beaucoup moins d’ardeur à lui offrir le cœur et la main de Beppo qu’il en eût mis la veille encore. Il était un peu las de Vienne, et la pensée de se voir apprécié et fêté chez l’ennemi lui souriait comme une petite vengeance dont il s’exagérait l’effet probable sur la cour d’Autriche. Enfin, à tout prendre, Consuelo ne lui parlant plus d’Albert depuis quelque temps et lui paraissant y avoir renoncé, il aimait mieux qu’elle ne se mariât pas du tout.

Consuelo eut bientôt mis fin à ses incertitudes en lui déclarant qu’elle n’épouserait jamais Joseph Haydn par beaucoup de raisons, et d’abord parce qu’il ne l’avait jamais recherchée en mariage, étant engagé avec la fille de son bienfaiteur, Anna Keller.

« En ce cas, dit le Porpora, il n’y a pas à balancer. Voici ton contrat d’engagement avec Berlin. Signe, et disposons-nous à partir ; car il n’y a pas d’espoir pour nous ici, si tu ne te soumets à la matrimoniomanie de l’impératrice. Sa protection est à ce prix, et un refus décisif va nous rendre à ses yeux plus noirs que les diables.

— Mon cher maître, répondit Consuelo avec plus de fermeté qu’elle n’en avait encore montré au Porpora, je suis prête à vous obéir dès que ma conscience sera en repos sur un point capital. Certains engagements d’affection et d’estime sérieuse me liaient au seigneur de Rudolstadt. Je ne vous cacherai pas que, malgré votre incrédulité, vos reproches et vos railleries, j’ai persévéré, depuis trois mois que nous sommes ici, à me conserver libre de tout engagement contraire à ce mariage. Mais, après une lettre décisive que j’ai écrite il y a six semaines, et qui a passé par vos mains, il s’est passé des choses qui me font croire que la famille de Rudolstadt a renoncé à moi. Chaque jour qui s’écoule me confirme dans la pensée que ma parole m’est rendue et que je suis libre de vous consacrer entièrement mes soins et mon travail. Vous voyez que j’accepte cette destinée sans regret et sans hésitation. Cependant, d’après cette lettre que j’ai écrite, je ne pourrais pas être tranquille avec moi-même si je n’en recevais pas la réponse. Je l’attends tous les jours, elle ne peut plus tarder. Permettez-moi de ne signer l’engagement avec Berlin qu’après la réception de…

— Eh ! ma pauvre enfant, dit le Porpora, qui, dès le premier mot de son élève, avait dressé ses batteries préparées à l’avance, tu attendrais longtemps ! la réponse que tu demandes m’a été adressée depuis un mois…

— Et vous ne me l’avez pas montrée ? s’écria Consuelo ; et vous m’avez laissée dans une telle incertitude ? Maître, tu es bien bizarre ! Quelle confiance puis-je avoir en toi, si tu me trompes ainsi ?

— En quoi t’ai-je trompée ? La lettre m’était adressée, et il m’était enjoint de ne te la montrer que lorsque je te verrais guérie de ton fol amour, et disposée à écouter la raison et les bienséances.

— Sont-ce là les termes dont on s’est servi ? dit Consuelo en rougissant. Il est impossible que le comte Christian ou le comte Albert aient qualifié ainsi une amitié aussi calme, aussi discrète, aussi fière que la mienne.

— Les termes n’y font rien, dit le Porpora, les gens du monde parlent toujours un beau langage, c’est à nous de le comprendre : tant il y a que le vieux comte ne se souciait nullement d’avoir une bru dans les coulisses ; et que, lorsqu’il a su que tu avais paru ici sur les planches, il a fait renoncer son fils à l’avilissement d’un tel mariage. Le bon Albert s’est fait une raison, et on te rend ta parole. Je vois avec plaisir que tu n’en es pas fâchée. Donc, tout est pour le mieux, et en route pour la Prusse !

— Maître, montrez-moi cette lettre, dit Consuelo, et je signerai le contrat aussitôt après.

— Cette lettre, cette lettre ! pourquoi veux-tu la voir ? elle te fera de la peine. Il est de certaines folies du cerveau qu’il faut savoir pardonner aux autres et à soi-même. Oublie tout cela.

— On n’oublie pas par un seul acte de la volonté, reprit Consuelo ; la réflexion nous aide, et les causes nous éclairent. Si je suis repoussée des Rudolstadt avec dédain, je serai bientôt consolée ; si je suis rendue à la liberté avec estime et affection, je serai consolée autrement avec moins d’effort. Montrez-moi la lettre ; que craignez-vous, puisque d’une manière ou de l’autre je vous obéirai ?

— Eh bien ! je vais te la montrer, » dit le malicieux professeur en ouvrant son secrétaire, et en feignant de chercher la lettre.

Il ouvrit tous ses tiroirs, remua toutes ses paperasses, et cette lettre, qui n’avait jamais existé, put bien ne pas s’y trouver. Il feignit de s’impatienter ; Consuelo s’impatienta tout de bon. Elle mit elle-même la main à la recherche ; il la laissa faire. Elle renversa tous les tiroirs, elle bouleversa tous les papiers. La lettre fut introuvable. Le Porpora essaya de se la rappeler, et improvisa une version polie et décisive. Consuelo ne pouvait pas soupçonner son maître d’une dissimulation si soutenue. Il faut croire, pour l’honneur du vieux professeur, qu’il ne s’en tira pas merveilleusement ; mais il en fallait peu pour persuader un esprit aussi candide que celui de Consuelo. Elle finit par croire que la lettre avait servi à allumer la pipe du Porpora dans un moment de distraction ; et, après être rentrée dans sa chambre pour faire sa prière, et jurer sur le cyprès une éternelle amitié au comte Albert quand même, elle revint tranquillement signer un engagement de deux mois avec le théâtre de Berlin, exécutable à la fin de celui où l’on venait d’entrer. C’était le temps plus que nécessaire pour les préparatifs du départ et pour le voyage. Quand Porpora vit l’encre fraîche sur le papier, il embrassa son elève, et la salua solennellement du titre d’artiste.

« Ceci est ton jour de confirmation, lui dit-il, et s’il était en mon pouvoir de te faire prononcer des vœux, je te dicterais celui de renoncer pour toujours à l’amour et au mariage ; car te voilà prêtresse du dieu de l’harmonie ; les Muses sont vierges, et celle qui se consacre à Apollon devrait faire le serment des vestales.

— Je ne dois pas faire le serment de ne pas me marier, répondit Consuelo, quoiqu’il me semble en ce moment-ci que rien ne me serait plus facile à promettre et à tenir. Mais je puis changer d’avis, et j’aurais à me repentir alors d’un engagement que je ne saurais pas rompre.

— Tu es donc esclave de ta parole, toi ? Oui, il me semble que tu diffères en cela du reste de l’espèce humaine, et que si tu avais fait dans ta vie une promesse solennelle, tu l’aurais tenue.

— Maître, je crois avoir déjà fait mes preuves, car depuis que j’existe, j’ai toujours été sous l’empire de quelque vœu. Ma mère m’avait donné le précepte et l’exemple de cette sorte de religion qu’elle poussait jusqu’au fanatisme. Quand nous voyagions ensemble, elle avait coutume de me dire, aux approches des grandes villes : Consuelita, si je fais ici de bonnes affaires, je te prends à témoin que je fais vœu d’aller pieds nus prier pendant deux heures à la chapelle le plus en réputation de sainteté dans le pays. Et quand elle avait fait ce qu’elle appelait de bonnes affaires, la pauvre âme ! c’est-à-dire quand elle avait gagné quelques écus avec ses chansons, nous ne manquions jamais d’accomplir notre pèlerinage, quelque temps qu’il fît, et à quelque dislance que fût la chapelle en vogue. Ce n’était pas de la dévotion bien éclairée ni bien sublime ; mais enfin, je regardais ces vœux comme sacrés ; et quand ma mère, à son lit de mort, me fit jurer de n’appartenir jamais à Anzoleto qu’en légitime mariage, elle savait bien qu’elle pouvait mourir tranquille sur la foi de mon serment. Plus tard, j’avais fait aussi, au comte Albert, la promesse de ne point songer à un autre qu’à lui, et d’employer toutes les forces de mon cœur à l’aimer comme il le voulait. Je n’ai pas manqué à ma parole, et s’il ne m’en dégageait lui-même aujourd’hui, j’aurais bien pu lui rester fidèle toute ma vie.

— Laisse là ton comte Albert, auquel tu ne dois plus songer ; et puisqu’il faut que tu sois sous l’empire de quelque vœu, dis-moi par lequel tu vas t’engager envers moi.

— Oh ! maître, fie-toi à ma raison, à mes bonnes mœurs et à mon dévouement pour toi ! ne me demande pas de serments ; car c’est un joug effrayant qu’on s’impose. La peur d’y manquer ôte le plaisir qu’on a à bien penser et à bien agir.

— Je ne me paie pas de ces défaites-là, moi ! reprit le Porpora d’un air moitié sévère, moitié enjoué : je vois que tu as fait des serments à tout le monde, excepté à moi. Passe pour celui que ta mère avait exigé. Il t’a porté bonheur, ma pauvre enfant ! sans lui, tu serais peut-être tombée dans les pièges de cet infâme Anzoleto. Mais, puisque ensuite tu as pu faire, sans amour et par pure bonté d’âme, des promesses si graves à ce Rudolstadt qui n’était pour toi qu’un étranger, je trouverais bien méchant que dans un jour comme celui-ci, jour heureux et mémorable où tu es rendue à la liberté et fiancée au dieu de l’art, tu n’eusses pas le plus petit vœu à faire pour ton vieux professeur, pour ton meilleur ami.

— Oh oui, mon meilleur ami, mon bienfaiteur, mon appui et mon père ! s’écria Consuelo en se jetant avec effusion dans les bras du Porpora, qui était si avare de tendres paroles que deux ou trois fois dans sa vie seulement il lui avait montré à cœur ouvert son amour paternel. Je puis bien faire, sans terreur et sans hésitation, le vœu de me dévouer à votre bonheur et à votre gloire, tant que j’aurai un souffle de vie.

— Mon bonheur, c’est la gloire, Consuelo, tu le sais, dit le Porpora en la pressant sur son cœur. Je n’en conçois pas d’autre. Je ne suis pas de ces vieux bourgeois allemands qui ne rêvent d’autre félicité que d’avoir leur petite fille auprès d’eux pour charger leur pipe ou pétrir leur gâteau. Je n’ai besoin ni de pantoufles, ni de tisane, Dieu merci ; et quand je n’aurai plus besoin que de cela, je ne consentirai pas à ce que tu me consacres tes jours comme tu le fais déjà avec trop de zèle maintenant. Non, ce n’est pas là le dévouement que je te demande, tu le sais bien ; celui que j’exige, c’est que tu sois franchement artiste, une grande artiste ! Me promets-tu de l’être ? de combattre cette langueur, cette irrésolution, cette sorte de dégoût que tu avais ici dans les commencements, de repousser les fleurettes de ces beaux seigneurs qui recherchent les femmes de théâtre, ceux-ci parce qu’ils se flattent d’en faire de bonnes ménagères, et qui les plantent là dès qu’ils voient en elles une vocation contraire ; ceux-là parce qu’ils sont ruinés et que le plaisir de retrouver un carrosse et une bonne table aux frais de leurs lucratives moitiés les font passer par-dessus le déshonneur attaché dans leur caste à ces sortes d’alliances ? Voyons ! me promets-tu encore de ne point te laisser tourner la tête par quelque petit ténor à voix grasse et à cheveux bouclés, comme ce drôle d’Anzoleto qui n’aura jamais de mérite que dans ses mollets, et de succès que par son impudence ?

— Je vous promets, je vous jure tout cela solennellement, répondit Consuelo en riant avec bonhomie des exhortations du Porpora, toujours un peu piquantes en dépit de lui-même, mais auxquelles elle était parfaitement habituée. Et je fais plus, ajouta-t-elle en reprenant son sérieux : je jure que vous n’aurez jamais à vous plaindre d’un jour d’ingratitude dans ma vie.

— Ah cela ! je n’en demande pas tant ! répondit-il d’un ton amer : c’est plus que l’humaine nature ne comporte. Quand tu seras une cantatrice renommée chez toutes les nations de l’Europe, tu auras des besoins de vanité, des ambitions, des vices de cœur dont aucun grand artiste n’a jamais pu se défendre. Tu voudras du succès à tout prix. Tu ne te résigneras pas à le conquérir patiemment, ou à le risquer pour rester fidèle, soit à l’amitié, soit au culte du vrai beau. Tu céderas au joug de la mode comme ils font tous ; dans chaque ville tu chanteras la musique en faveur, sans tenir compte du mauvais goût du public ou de la cour. Enfin tu feras ton chemin et tu seras grande malgré cela, puisqu’il n’y a pas moyen de l’être autrement aux yeux du grand nombre. Pourvu que tu n’oublies pas de bien choisir et de bien chanter quand tu auras à subir le jugement d’un petit comité de vieilles têtes comme moi, et que devant le grand Hændel ou le vieux Bach, tu fasses honneur à la méthode du Porpora et à toi-même, c’est tout ce que je demande, tout ce que j’espère ! Tu vois que je ne suis pas un père égoïste, comme quelques-uns de tes flatteurs m’accusent sans doute de l’être. Je ne te demande rien qui ne soit pour ton succès et pour ta gloire.

— Et moi, je ne me soucie de rien de ce qui est pour mon avantage personnel, répondit Consuelo attendrie et affligée. Je puis me laisser emporter au milieu d’un succès par une ivresse involontaire ; mais je ne puis pas songer de sang-froid à édifier toute une vie de triomphe pour m’y couronner de mes propres mains. Je veux avoir de la gloire pour vous, mon maître ; en dépit de votre incrédulité, je veux vous montrer que c’est pour vous seul que Consuelo travaille et voyage ; et pour vous prouver tout de suite que vous l’avez calomniée, puisque vous croyez à ses serments, je vous fais celui de prouver ce que j’avance.

— Et sur quoi jures-tu cela ? dit le Porpora avec un sourire de tendresse où la méfiance perçait encore.

— Sur les cheveux blancs, sur la tête sacrée du Porpora, » répondit Consuelo en prenant cette tête blanche dans ses deux mains, et la baisant au front avec ferveur.

Ils furent interrompus par le comte Hoditz, qu’un grand heiduque vint annoncer. Ce laquais, en demandant pour son maître la permission de présenter ses respects au Porpora et à sa pupille, regarda cette dernière d’un air d’attention, d’incertitude et d’embarras qui surprit Consuelo, sans qu’elle se souvînt pourtant où elle avait vu cette bonne figure un peu bizarre. Le comte fut admis, et il présenta sa requête dans les termes les plus courtois. Il parlait pour sa seigneurie de Roswald, en Moravie, et, voulant rendre ce séjour agréable à la margrave son épouse, il préparait, pour la surprendre à son arrivée, une fête magnifique. En conséquence, il proposait à Consuelo d’aller chanter pendant trois soirées consécutives à Roswald, et il désirait même que le Porpora voulût bien l’accompagner pour l’aider à diriger les concerts, spectacles et sérénades dont il comptait régaler madame la margrave.

Le Porpora allégua l’engagement qu’on venait de signer et l’obligation de se trouver à Berlin à jour fixe. Le comte voulut voir l’engagement, et comme le Porpora avait toujours eu à se louer de ses bons procédés, il lui procura le petit plaisir d’être mis dans la confidence de cette affaire, de commenter l’acte, de faire l’entendu, de donner des conseils : après quoi Hoditz insista sur sa demande, représentant qu’on avait plus de temps qu’il n’en fallait pour y satisfaire sans manquer au terme assigné.

« Vous pouvez achever vos préparatifs en trois jours, dit-il, et aller à Berlin par la Moravie. »

Ce n’était pas tout à fait le chemin ; mais, au lieu de faire lentement la route par la Bohême, dans un pays mal servi et récemment dévasté par la guerre, le Porpora et son élève se rendraient très-promptement et très-commodément à Roswald dans une bonne voiture que le comte mettait à leur disposition ainsi que les relais, c’est-à-dire qu’il se chargeait des embarras et des dépenses. Il se chargeait encore de les faire conduire de même de Roswald à Pardubitz, s’ils voulaient descendre l’Elbe jusqu’à Dresde, ou à Chrudim s’ils voulaient passer par Prague. Les commodités qu’il leur offrait jusque-là abrégeaient effectivement la durée de leur voyage, et la somme assez ronde qu’il y ajoutait donnait les moyens de faire le reste plus agréablement. Porpora accepta, malgré la petite mine que lui faisait Consuelo pour l’en dissuader. Le marché fut conclu, et le départ fixé au dernier jour de la semaine.

Lorsque après lui avoir respectueusement baisé la main Hoditz eut laissé Consuelo seule avec son maître, elle reprocha à celui-ci de s’être laissé gagner si facilement. Quoiqu’elle n’eût plus rien à redouter des impertinences du comte, elle lui en gardait un peu de ressentiment, et n’allait pas chez lui avec plaisir. Elle ne voulait pas raconter au Porpora l’aventure de Passaw : mais elle lui rappela les plaisanteries que lui-même avait faites sur les inventions musicales du comte Hoditz.

« Ne voyez-vous pas, lui dit-elle, que je vais être condamnée à chanter sa musique, et que vous, vous serez forcé de diriger sérieusement des cantates et peut-être même des opéras de sa façon ? Est-ce ainsi que vous me faites tenir mon vœu de rester fidèle au culte du beau ?

— Bast, répondit le Porpora en riant, je ne ferai pas cela si gravement que tu penses ; je compte, au contraire, m’en divertir copieusement, sans que le patricien maestro s’en aperçoive le moins du monde. Faire ces choses-là sérieusement et devant un public respectable, sera en effet un blasphème et une honte ; mais il est permis de s’amuser, et l’artiste serait bien malheureux si, en gagnant sa vie, il n’avait pas le droit de rire dans sa barbe de ceux qui la lui font gagner. D’ailleurs, tu verras là ta princesse de Culmbach, que tu aimes et qui est charmante. Elle rira avec nous, quoiqu’elle ne rie guère, de la musique de son beau-père. »

Il fallut céder, faire les paquets, les emplettes nécessaires et les adieux. Joseph était au désespoir. Cependant une bonne fortune, une grande joie d’artiste venait de lui arriver et faisait un peu compensation, ou tout au moins diversion forcée à la douleur de cette séparation. En jouant sa sérénade sous la fenêtre de l’excellent mime Bernadone, l’arlequin renommé du théâtre de la porte de Carinthie, il avait frappé d’étonnement et de sympathie cet artiste aimable et intelligent. On l’avait fait monter, on lui avait demandé de qui était ce trio agréable et original. On s’était émerveillé de sa jeunesse et de son talent. Enfin on lui avait confié, séance tenante, le poème d’un ballet intitulé le Diable Boiteux, dont il commençait à écrire la musique. Il travaillait à cette tempête qui lui coûta tant de soins, et dont le souvenir faisait rire encore le bonhomme Haydn à quatre-vingts ans. Consuelo chercha à le distraire de sa tristesse, en lui parlant toujours de sa tempête, que Bernadone voulait terrible, et que Beppo, n’ayant jamais vu la mer, ne pouvait réussir à se peindre. Consuelo lui décrivait l’Adriatique en fureur et lui chantait la plainte des vagues, non sans rire avec lui de ces effets d’harmonie imitative, aidés de celui des toiles bleues qu’on secoue d’une coulisse à l’autre à force de bras.

« Écoute, lui dit le Porpora pour le tirer de peine, tu travaillerais cent ans avec les plus beaux instruments du monde et les plus exactes connaissances des bruits de l’onde et du vent, que tu ne rendrais pas l’harmonie sublime de la nature. Ceci n’est pas le fait de la musique. Elle s’égare puérilement quand elle court après les tours de force et les effets de sonorité. Elle est plus grande que cela ; elle a l’émotion pour domaine. Son but est de l’inspirer, comme sa cause est d’être inspirée par elle. Songe donc aux impressions de l’homme livré à la tourmente ; figure-toi un spectacle affreux, magnifique, terrible, un danger imminent : place-toi, musicien, c’est-à-dire voix humaine, plainte humaine, âme vivante et vibrante, au milieu de cette détresse, de ce désordre, de cet abandon et de ces épouvantes ; rends tes angoisses, et l’auditoire, intelligent ou non, les partagera. Il s’imaginera voir la mer, entendre les craquements du navire, les cris des matelots, le désespoir des passagers. Que dirais-tu d’un poète, qui, pour peindre une bataille, te dirait en vers que le canon faisait boum, boum, et le tambour plan, plan ? Ce serait pourtant de l’harmonie imitative plus exacte que de grandes images ; mais ce ne serait pas de la poésie. La peinture elle-même, cet art de description par excellence, n’est pas un art d’imitation servile. L’artiste retracerait en vain le vert sombre de la mer, le ciel noir de l’orage, la carcasse brisée du navire. S’il n’a le sentiment pour rendre la terreur et la poésie de l’ensemble, son tableau sera sans couleur, fut-il aussi éclatant qu’une enseigne à bière. Ainsi, jeune homme, émeus-toi à l’idée d’un grand désastre, c’est ainsi que tu le rendras émouvant pour les autres. »

Il lui répétait encore paternellement ces exhortations, tandis que la voiture, attelée dans la cour de l’ambassade, recevait les paquets de voyage. Joseph écoutait attentivement ses leçons, les buvant à la source, pour ainsi dire : mais lorsque Consuelo, en mantelet et en bonnet fourré, vint se jeter à son cou, il pâlit, étouffa un cri, et ne pouvant se résoudre à la voir monter en voiture, il s’enfuit et alla cacher ses sanglots au fond de l’arrière-boutique de Keller. Métastase le prit en amitié, le perfectionna dans l’italien, et le dédommagea un peu par de bons conseils et de généreux services de l’absence du Porpora ; mais Joseph fut bien longtemps triste et malheureux, avant de s’habituer à celle de Consuelo.

Celle-ci, quoique triste aussi, et regrettant un si fidèle et si aimable ami, sentit revenir son courage, son ardeur et la poésie de ses impressions à mesure qu’elle s’enfonça dans les montagnes de la Moravie. Un nouveau soleil se levait sur sa vie. Dégagée de tout lien et de toute domination étrangère à son art, il lui semblait qu’elle s’y devait tout entière. Le Porpora, rendu à l’espérance et à l’enjouement de sa jeunesse, l’exaltait par d’éloquentes déclamations ; et la noble fille, sans cesser d’aimer Albert et Joseph comme deux frères qu’elle devait retrouver dans le sein de Dieu, se sentait légère, comme l’alouette qui monte en chantant dans le ciel, au matin d’un beau jour.