Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Conte d’un Paysan qui avoit offensé son Seigneur

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 41-44).


XI. — CONTE D’UN PAYSAN
QUI AVOIT OFFENSÉ SON SEIGNEUR [1].


Un Païsan son Seigneur offensa :
L’Histoire dit que c’estoit bagatelle ;
Et toutesfois ce Seigneur le tança
Fort rudement; ce n’est chose nouvelle.
Coquin, dit-il, tu merites la hard :
Fay ton calcul d’y venir tost ou tard ;
C’est une fin à tes pareils commune.
Mais je suis bon ; et de trois peines l’une
Tu peux choisir : ou de manger trente aulx,
J’entends sans boire, et sans prendre repos ;
Ou de souffrir trente bons coups de gaules,
Bien appliquez sur tes larges épaules ;
Ou de payer sur le champ cent écus.
Le Païsan consultant là-dessus :
Trente aulx sans boire ! ah, dit-il en soy-même,
Je n’appris onc à les manger ainsi.
De recevoir les trente coups aussi,
Je ne le puis sans un peril extrême.
Les cent écus, c’est le pire de tous.

Incertain donc il se mit à genoux,
Et s’écria : Pour Dieu, miséricorde !
Son Seigneur dit : Qu’on apporte une corde ;
Quoy ! le Galant m’ose répondre encor ?
Le Païsan, de peur qu’on ne le pende,
Fait choix de l’ail ; et le Seigneur commande
Que l’on en cueüille, et surtout du plus fort.
Un aprés un luy-mesme il fait le conte :
Puis, quand il void que son calcul se monte
A la trentaine, il les met dans un plat ;
Et, cela fait, le malheureux pied-plat
Prend le plus gros, en pitié le regarde,
Mange, et rechigne ainsi que fait un chat
Dont les morceaux sont frotez de moûtarde.
Il n’oseroit de la langue y toucher.
Son Seigneur rit, et surtout il prend garde
Que le Galant n’avale sans mascher.
Le premier passe ; aussi fait le deuxiéme ;
Au tiers il dit : Que le diable y ait part !
Bref il en fut à grand’peine au douziéme,
Que s’écriant : Haro ! la gorge m’ard !
Tost, tost, dit-il, que l’on m’apporte à boire !
Son Seigneur dit : Ah ! ah ! sire Gregoire !
Vous avez soif ! je vois qu’en vos repas
Vous humectez volontiers le lampas.
Or beuvez donc, et beuvez à vostre aise ;
Bon prou vous fasse : hola, du vin, hola !
Mais mon amy, qu’il ne vous en déplaise,
II vous fauldra choisir aprés cela,
Des cent écus, ou de la bastonnade,
Pour suppléer au défaut de l’aillade.
Qu’il plaise donc, dit l’autre, à vos bontez
Que les aulx soient sur les coups precontez :
Car, pour l’argent, par trop grosse est la somme :
Où la trouver, moy qui suis un pauvre homme ?
Hé bien, souffrez les trente horions,
Dit le Seigneur ; mais laissons les oignons.
Pour prendre cœur, le Vassal en sa panse

Loge un long trait, se munit le dedans ;
Pus souffre un coup avec grande constance.
Au deux, il dit : Donnez-moy patience,
Mon doux Jesus, en tous ces accidens.
Le tiers est rude, il en grince les dents,
Se courbe tout, et saute de sa place.
Au quart il fait une horrible grimace ;
Au cinq un cri : mais il n’est pas au bout ;
Et c’est grand cas s’il peut digerer tout.
On ne vit onc si cruelle avanture.
Deux forts paillards ont chacun un baston,
Qu’ils font tomber par poids et par mesure,
En observant la cadence et le ton.
Le mal-heureux n’a rien qu’une chanson :
Grace, dit-il. Mais las ! point de nouvelle ;
Car le Seigneur fait frapper de plus belle,
Juge des coups, et tient sa gravité,
Disant toûjours qu’il a trop de bonté.
Le pauvre diable enfin craint pour sa vie.
Aprés vingt coups d’un ton piteux il crie :
Pour Dieu cessez : helas ! je n’en puis plus.
Son Seigneur dit : Payez donc cent écus,
Net et contant : je sçais qu’à la desserre
Vous estes dur ; j’en suis fasché pour vous.
Si tout n’est prest, vostre compere Pierre
Vous en peut bien assister, entre nous.
Mais pour si peu vous ne vous feriez tondre.
Le mal-heureux, n’osant presque répondre,
Court au magot, et dit : c’est tout mon fait.
On examine, on prend un trébuchet.
L’eau cependant luy coule de la face :
Il n’a point fait encor telle grimace.
Mais que luy sert ? il convient tout payer.
C’est grand’pitié quand on fasche son maitre !
Ce Païsan eut beau s’humilier ;
Et pour un fait, assez leger peut-estre
Il se sentit enflâmer le gosier,

Vuider la bourse, émoucher les épaules,
Sans qu’il luy fust dessus les cent écus,
Ny pour les aulx, ny pour les coups de gaules,
Fait seulement grace d’un carolus.

  1. Dans les manuscrits de Conrart cette pièce a pour titre : Conte d’un Gentilhomme espagnol et d’un Païsan son vassal. Molière s’est rappelé ce conte en écrivant le 1er intermède du Malade imaginaire.