Conte pour faire peur

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Les Parisiennes de ParisMichel Lévy Frères (p. 311-321).

CONTE POUR FAIRE PEUR



— Non, monsieur, dit la triomphante Doralice au jeune Allemand mélancolique et blond-jaune qui n’avait cessé de fumer sa pipe de porcelaine en attachant ses yeux d’azur sur la petite Javanaise ; non, monsieur, puisque votre seul but est de nous donner le frisson et de compléter l’effet de ces flammes de punch jouant sur la tapisserie, ne nous racontez pas une histoire de brigands et de fantômes. Les brigands, voyez-vous, cela n’avait plus cours que dans un endroit désormais aboli qu’on appelait le Spectacle des Funambules ; et ils y servaient seulement à animer les paysages tyroliens et à accompagner les effets d’eau naturelle. Les spectres, ça se range dans une petite armoire à trucs, grande comme une boîte à musique. D’ailleurs, des meurtres, des fantômes, des souvenirs sanglants et funèbres, si vous saviez comme nous autres les charmantes, les divines, les adorées, nous en avons plein nos pensées et plein nos mémoires ! Ah ! vos brigands de la Forêt Noire qui boivent du kirschen-wasser en sculptant des ronds de serviettes ! vos spectres qui ont lu Schlegel et le Laocoon de Lessing ! notre vie de tous les jours contient d’autres tragédies et des histoires bien autrement terribles ! Et puisque vous tenez absolument à avoir peur, c’est moi, s’il vous plaît, qui vais vous dire un conte pour faire peur, tel que, par exemple, la légende de la boîte au lait.

— Ah ! dit le jeune Allemand, je la connais.

— Non, répondit Doralice. Ce conte-là est comme celui du sergent Laramée. Tout le monde le raconte et personne ne le sait. Voulez-vous de mon roman ?

Ce ne fut qu’un cri unanime pour consentir, car Doralice a les dents si blanches ! et une langue rose comme un pétale de rose. Son récit pouvait être ennuyeux, mais on était sûr de voir des perles vivantes et des lèvres mieux fardées que le front de l’Aurore. La belle dédaigneuse n’eut pas besoin de réclamer le silence et elle prit tout de suite la parole.

— Messieurs, dit-elle gracieusement, il y a comme cela à Paris beaucoup de demoiselles qui naissent avec une beauté aristocratique et divine, mais sans fortune, sans dot, sans même le petit peu d’argent qui peut servir à appartenir à Dieu et à être reçue dans un couvent. La nature leur a tout donné, la taille svelte des déesses, les longues mains blanches, le pied de race, les grands yeux sombres, étoilés, pleins de flammes, l’oreille gracieuse et pure et petite, la bouche éclairée de flammes roses, la distinction native, tout, excepté les rentes, les maisons de rapport, l’argent monnayé, les titres d’actions et les propriétés rurales. Elles ont de l’esprit à flots, elles ont du bon sens, elles sont venues au monde artistes et grandes dames ; mais elles sont comme Cabochard, elles manquent de tout ; on a oublié de leur faire avoir crédit chez le changeur et de leur donner leurs entrées à la Banque de France.

Ah ! pauvre Lucile ! à côté d’elle sa mère soupire et cherche la pierre philosophale : elle, la belle, la naïve, l’aimable, la spirituelle, la ravissante enfant, elle aiguise ses petites dents faites pour essayer les perles rares et elle n’en trouve pas l’emploi. Elle devine la profondeur de ses prunelles faites pour refléter les satins, les ors, les laques rouges, les sanguines de Watteau, et elle se demande si on lui a donné ces abîmes d’amour pour servir de miroir au papier à six sous le rouleau. Ses pieds, ses pieds adorables, ont été modelés seulement pour fouler les nobles tapis, les tapis au fond blanc où éclosent des fleurs splendides, et ils s’usent là, à quoi faire ? dans de vilaines savates, sur le carreau rouge. « Patience, » dit la mère qui fait les cartes, et la jeune fille répond : « Oui, maman. » Cependant la nostalgie du diamant et l’instinct de l’élégance s’agitent dans ses veines. Elle aspire à un pays dont elle est chassée et qu’elle ne connaît pas, et qui est le sien. Dans ces ménages-là, il arrive nécessairement un jour ou l’autre que la femme de ménage, pressée de repasser des collerettes, s’en va de chez la mère de Lucile sans avoir songé à acheter les quatre sous de lait nécessaires au déjeuner du matin. Lucile prend la boîte au lait, et elle dit : « Maman, je vais acheter quatre sous de lait. »

Alors la mère de Lucile lève les yeux au ciel ; pour un instant son visage flétri a retrouvé la beauté tragique ; sur son front, vingt années, envolées si vite, font frissonner leurs ailes d’ombre, et une larme, une grosse larme sinistre, brûle et sillonne sa joue. Elle aussi, en son temps, elle est allée acheter quatre sous de lait, et elle sait ce que ce lait-là lui a coûté, et le temps que cela dure ! Cependant Lucile est partie ; elle tient ses quatre sous et sa boîte au lait dans la main droite ; de la main gauche elle relève sa jupe ; elle est sortie tout simplement avec sa jupe grisâtre et son caraco brun, nu-tête ; la laitière est en face, et ça n’est pas long de traverser la rue. Mais quel diable de chemin Lucile a-t-elle pris pour aller chez la laitière ? Elle ne se le rappelle pas bien, et la voilà qui se trouve en robe de chambre de soie piquée, en pantoufles blanches, dans un appartement tendu de papier doré, avec des tapis de moquette, des meubles en faux Boule et des bronzes en faux bronze. Assis autour d’elle, de faux seigneurs avec des faux-cols lui tiennent mille discours entachés de fausseté et lui font de l’esprit emprunté aux Pensées d’un Emballeur. — « Ah ! se dit Lucile, ils m’ennuient ceux-là, j’aime mieux aller reporter le lait à maman. » Mais arrêtez donc la chute du Niagara !

Reporter le lait, c’est bientôt dit, Lucile ne le peut pas. Juliette va venir la prendre à trois heures pour aller au bois ; ce soir elle va voir Les Diables noirs ; on lui a apporté une loge. Demain, il y a le dentiste et la modiste, et le soir la Tour-d’Auvergne. Après-demain, elle va chez le peintre ; puis, rendez-vous avec Eugène, un caprice. Eugène n’est pas amusant, mais il faut l’avoir eu, il est porté. Ah ! que c’est vilain, les amies courtisanes qui sont des sottes, et le papier à fleurs d’or et le faux Boule ! « Décidément je vais aller reporter le lait à maman. » Et à quelle heure ? À deux heures de l’après-midi, elle est encore brisée du souper de la veille. Ô triste, triste vie, toujours les visites intéressées à l’hôtel des Princes, à l’hôtel de Castille, où l’on va faire son ouvrage et porter sa marchandise comme une marchande de casquettes va porter ses casquettes ! Et encore, il ne faut pas fâcher madame Pl…, qui n’est pas commode tous les jours. « Ah ! quelle vie ! j’aime mieux reporter le lait à maman ! »

Ah bien oui ! reporter le lait ! Elle est à Londres, elle est à Nice, elle est à Spa, elle est à Bade, elle monte à cheval, elle va au bal de souscription avec les vraies dames, elle est dame patronnesse, — dame patronnesse pour l’exportation, en province ; elle boit du champagne, elle mange de l’argent, elle mange de l’or, elle prête des patrons de robe aux grandes dames de l’étranger ; elle s’amuse, elle s’amuse mortellement ; oh ! comme elle s’ennuie ! Avec qui vivre, à qui parler, où verser le trop plein de ce cœur qui est resté jeune et naïf et qui l’étouffé ? La voilà bien revenue à Paris et la laitière n’est pas loin ; mais quoi ! le décor a encore changé. À présent c’est le vrai bronze, le vrai Boule, les vrais grands seigneurs, les vrais princes, la diplomatie, les ducs à duchés. Ô solitude, solitude, amère solitude ! — Puis le décor est devenu tout à fait beau : voici les soies de la Chine, les meubles en laque d’or, un Raphaël ; Lucile n’a plus d’amis, même dans le grand monde, elle a suivi les conseils de Juliette, elle a compris la vie, elle n’a plus de préjugés aristocratiques, on est toujours reçu chez elle, pourvu qu’on soit gentleman et qu’on se présente bien, avec un faux-col. « N’oubliez pas le faux-col, » dit Iago. Les amants ? elle en a essayé : toujours la même chose, des âmes basses, des gens qui vous méprisent, qui vous trompent et qu’il faut tromper toute la vie pour ne pas avoir le temps de les regarder et de les prendre en dégoût ! Un soir, par hasard, Lucile voit jouer La Dame aux Camélias ou L’Aventurière ; elle rentre chez elle, elle se hait, son cœur se brise en sanglots. Oh ! se cacher, se fuir, trouver la nuit noire, une nuit où l’on ne puisse plus voir la honte et la solitude ! « Allons ! cette fois, j’y vais, je vais reporter à maman les quatre sous de lait. » Non, pas encore. Renoncera-t-elle, sans avoir entendu une minute, oh ! une seule minute, une voix pareille à la sienne, une voix qui lui dise : « Je t’aime, » sans balbutier et sans mentir ?

Dérision ! qui le lui dirait ? À présent, les hommes qui peuplent son salon sont des hommes-chevaux, qui parlent la langue des chevaux et déjeunent dans l’écurie. Habillés à la dernière mode, mais stupides. Pleins de faux-cols. Une fois, un poëte égaré là, bon et farouche, et timide, fier comme sa pauvreté, et si doux ! a jeté sur elle un long regard ; elle aussi l’a regardé et ils se sont reconnus frères. Oh ! partir ensemble, fuir tout cela, vivre dans l’art, dans la liberté, dans l’amour ! Non, laissez toute espérance. Tous les deux, ils sont trop purs pour faire du faux amour dans ce monde de carton, et ce monde de carton leur tient les pattes par mille ficelles ! C’en est fait ; un regard échangé, et les voilà séparés. Pour toujours peut-être. Quand se retrouveront-ils ? Et la laitière, l’implacable laitière s’impatiente.

Qu’elle s’impatiente ! Une seconde fois Lucile a trouvé une âme sœur de la sienne, des yeux comme les siens, étonnés et avides, une femme, une sœur, une amie, et celle-là ne s’enfuira pas ; c’est une femme comme elle, une victime comme elle, comme elle une martyre vouée à la foule, et au champagne, et aux soupers, et à la solitude ! Elles se sont rencontrées et elles se sont reconnues. « Eh bien, puisque l’amour est un mensonge, essayons de l’amitié, vivons toutes deux. Sans nous quitter, la main dans la main, jalouses, sauvages, fidèles, avec une amitié qui sera la haine et la honte de tout le reste ! Puisqu’il le faut, nous irons à l’hôtel des Princes, à l’hôtel de Paris et à l’hôtel de Castille, mais toutes deux, mais ensemble, Paule et Lucile, et après, dans une joie ineffable, nous oublierons ensemble ces heures affreuses ! » Non, ceci est encore un rêve. Paule aime les hussards, elle est infidèle, elle est jalouse, elle est sotte, elle écrit des lettres anonymes, elle fait des mots ; c’est une admirable poupée, pas autre chose, et, un jour ou l’autre, elle va se marier avec un marchand de cuir bouilli ou un courtier-marron. On l’avait crue exaltée et bizarre, et elle n’était que vicieuse. Elle a voulu avoir les robes d’Impéria, l’esprit de madame de Sévigné, les joyaux de Cléopâtre, les vices de Clonarium, de Lééna et de Mégilla la riche Lesbienne, et elle a fait tout cela par à-peu-près, comme les calembours ; elle n’a pas su être femme, elle n’a pas su être artiste, elle n’a eu que les robes à soixante francs le mètre, l’esprit du Tintamarre, les bijoux de Rudolphi, les vices de Marco ! Elle a fait des dettes sottement, avec une maison mal tenue : elle a galvaudé sa beauté, elle a vécu avec des gens du monde sans apprendre l’élégance ; elle n’a rien là ; elle n’a pas même su aimer Lucile, qui avait dans le cœur des trésors d’amour que nul n’a soupçonnés. À présent, elle a envie d’avoir à Sceaux une maison de campagne avec un jet d’eau tombant sur des lys en zinc, et de pouvoir dire : « Mon mari » à un homme décoré. Dans son beau temps, elle était sotte avec un semblant d’esprit ; à présent, elle est idiote. Et voilà quelle était la dernière ressource de Lucile, et son dernier espoir et sa dernière branche de salut ! Ô malheureuse, malheureuse, misérable Lucile ! Elle ne sait plus rien et elle ne croit plus à rien. Elle croit que Dieu la repousse et elle ne s’aime pas ellemême. Elle a bien une fille, mais grâce à mille intrigues et à mille peines, (il a fallu pour cela échafauder des montagnes de mensonges,) sa fille est élevée au Sacré-Cœur, et elle ne la voit pas, car elle désire que sa fille ne figure jamais dans Les Cocottes et dans Les Pieds qui r’muent, et que jamais elle n’aille acheter quatre sous de lait dans aucune boîte au lait ! Et, à ce propos, c’est le vrai moment ; si sa mère n’a pas encore pris son café, elle doit s’impatienter ; voilà l’heure, l’heure exacte de lui porter le lait. Cette fois Lucile trouve la laitière tout de suite. « Madame, voilà quatre sous, mettez-moi quatre sous de lait dans ma boîte. » Et toujours courant, elle arrive chez sa mère. — « Toc, toc. — Qui est là ? — Ma mère, ma mie, c’est moi, ta petite Lucile. — Tirez la bobinette, la chevillette cherra ! »

« — Maman, c’est moi, je vous apporte vos quatre sous de lait, et bien d’autres choses avec, un peu de rentes, pas beaucoup, mais le dégoût sans fond, l’ennui mortel et le désespoir sans bornes ! Il faut vous dire que tous les hommes sont sots et infâmes. J’ai vu les grands seigneurs, ils sont mal élevés ; j’ai vu les gens d’esprit, ils n’ont pas d’esprit ; j’ai vu les financiers, ils n’ont pas d’argent ; j’ai vu les diplomates, ils se laissent tromper comme des Cassandres. Il y a les hommes qui montent à cheval et ceux qui ne montent pas à cheval ; les uns sont lâches et les autres sont imbéciles. De délicatesse dans l’âme de ces gens-là, il n’y en a pas plus que de roses mousseuses sur les rochers de Fontainebleau. Entre eux tous, les beaux, les brillants, les splendides, il n’y en a pas un qui sache payer une note de restaurateur d’une façon polie pour la femme qu’il accompagne ! Les restaurateurs, parlons-en. Au café Bignon, où cela coûte un louis pour ouvrir la porte et dix francs pour passer devant, une salade de pommes de terre se paye le prix d’un diamant, et c’est une fausse salade de pommes de terre ; l’huile est de l’huile d’œillette et le vinaigre du vinaigre de bois, et il n’y a pas seulement de fourniture ! Restent les plaisirs, je sors d’en prendre. Être femme de plaisir, cela veut dire passer sa vie à s’habiller dans un cabinet de toilette en perse verte capitonnée ; sortir avec des grues et entendre les dames qui passent dire de vous : « Cette fille ! » aller aux courses et manger de la poussière grise comme avec la cuiller ; aller à la comédie, et, toute la soirée, avoir une ouvreuse qui vous fourre des Entr’acte dans votre corsage et des petits bancs dans votre crinoline. D’ailleurs, on ne joue que du Laya, et les personnages de M. Laya sont aussi ennuyeux que ceux avec lesquels j’ai vécu pour gagner ma vie. Toutes les nuits il faut souper avec le même champagne et les mêmes écrevisses à la bordelaise, et il y a plus de dix ans que j’ai envie de manger un ragoût de chrétien. Figure-toi, les gens qui nous mènent souper ne soupent jamais, ils sont ivres ; ils nous enfument avec de mauvais cigares dont ils font tomber la cendre sur nos robes et sur nos épaules, ils causent de la Bourse et racontent leurs bonnes fortunes, ce qui veut dire : traîner dans leur conversation les noms de femmes qu’ils ont assommées, excédées et abruties pour de l’argent ; voilà ce qu’ils appellent leurs bonnes fortunes ; et encore elles ne sont pas vraies ; par-dessus le marché, c’est des mensonges ! En dix ans, j’ai connu un jeune homme qui était beau ; il était né avec un cœur d’usurier et de juif ; quand il me menait dîner au restaurant, il buvait tout le vin sans me verser à boire, et, s’il avait par hasard quelques louis, il les cachait dans ses souliers. J’ai tant monté les escaliers à de l’hôtel des Princes, de l’hôtel de Paris et de l’hôtel de Castille, que sur chaque marche je sais par cœur les irrégularités du tapis ; et la nuit, si par hasard je dors, je les vois en rêve. Il y a aussi ce qu’on appelle être au théâtre. Un métier où on gagne cent francs par mois et où l’on en dépense quinze cents, et puis il faut être très-polie. Polie avec le directeur, avec le régisseur, avec le portier, avec les acteurs, avec les journalistes, avec les machinistes, avec le garçon d’accessoires, et eux, quelquefois, ils ne sont pas polis. On se lève le matin à huit heures, et, de dix heures à quatre, on reste sur ses jambes dans un théâtre qui est un grand désert noir et glacé, à répéter de temps à autre : « Merci, ma mère ! merci, mon Dieu ! et la croix de ma mère ! » Les planches sont toutes sales, couvertes de poussière et elles salissent le bas des robes. Le soir, on cause avec son habilleuse et on joue ; c’est-à-dire qu’on répète à des hommes chauves assemblés les mêmes sottises qu’on répétait pendant le jour à l’épouvante de la nuit noire. Voilà ce qu’on appelle être comédienne et ce qu’on appelle être courtisane, et ce qu’on rencontre quand on va acheter du lait. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? J’ai des yeux qui ne savent plus voir ni le ciel, ni l’eau, ni les arbres, ni les étoiles ; pour l’éternité, mes prunelles refléteront la perse verte de mon cabinet de toilette et le papier doré des cabinets de Brébant. Je sais tout, j’en sais autant que ces dieux impassibles de l’Inde qui, depuis mille ans, enivrés de parfums, caressés par les grandes fleurs terribles, assis sur des trônes de diamant et sur des chariots d’astres, rêvent à la stupidité et à la méchanceté humaines. Je sais ce que pensent les regards et ce que les lèvres vont prononcer, et avant qu’un homme ne parle, je vois tout de suite qu’il va mentir. Je sais que la vie est une horrible chose et que les hommes sont de méchantes bêtes, — et je te rapporte les quatre sous de lait dans ta boîte au lait. »

— Ma fille, répond la mère, tu en sais autant que moi. Assieds-toi là, buvons notre café et faisons les cartes. Le bon Dieu te devrait bien un peu d’amour, mais c’est bien rare que le bon Dieu fasse un miracle, et il ne s’occupe guère de pauvres filles comme nous. — Ainsi finit l’histoire de Lucile. Désormais, dit en terminant la triomphante Doralice, c’est elle qui, tous les matins, va acheter le lait dans la boîte au lait ; et elle ne reste jamais plus de trois minutes. Pour moi, (ajouta-t-elle,) j’en suis encore à m’amuser aux bagatelles de la porte chez Mombro et chez Janisset ; mais il y a des jours de pluie tout découragés où mes petits doigts se tourmentent déjà comme pour chercher l’anse de la boîte en fer battu ; et quant à maman, il y a positivement des fois que je pense à elle, et comme sa rue a été démolie, si mes amoureux m’ennuient trop, je finirai par demander son adresse.

— Brrr ! fit Médéric, voilà un roman qui donne froid : je vais remettre du bois au feu. — Il en remit, en effet ; une vaste clarté inonda l’atelier, tous les visages étaient pâles, et on s’aperçut alors que, profitant sans doute de la préoccupation générale, le jeune Allemand aux cheveux blond-jaune avait disparu en compagnie de la petite Javanaise.