Contes, anecdotes et récits canadiens dans le langage du terroir/Le Batte-Feu à Ponce-Pilate

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LE BATTE-FEU À PONCE-PILATE




DANS UNE municipalité du Comté de Montcalm, le grand chemin du roi passait à travers une région très accidentée, où les côtes succédaient aux côtes sans interruption. Les fardiers lourdement chargés et tirés par de forts chevaux pouvaient à peine atteindre les sommets, et pour descendre les versants c’était tout un aria qui faisait le désespoir des charretiers et des rouliers. Les raidillons étaient tellement nombreux que des plaintes s’élevèrent de tous côtés et que le conseil de comté fut saisi de l’affaire.

On décida de tracer une nouvelle route dans un endroit plus favorable.

Il n’y avait qu’une ravine peu profonde à traverser par ce chemin.

Les habitants dont les fermes bordaient l’ancienne route n’étaient pas du tout satisfaits du changement.

Ils protestèrent fortement, mais rien n’y fit. De là une poursuite et un procès.

La cause fut entendue à Joliette. Mon ami Olaüs Thérien, alors député de Montcalm aux Communes, avait été chargé de la défense.

Au cours du procès on appela un témoin passablement récalcitrant, rageur, bref dans ses paroles, et parlant plutôt avec ses bras qu’avec sa langue. C’était un petit homme roux, pas plus haut que ça, qui avait une tignasse épaisse, deux sourcils formidables, ou pour mieux dire, un seul sourcil courant sans un arrêt d’une tempe à une autre, et coupant en deux le visage d’un trait roussâtre et broussailleux, large d’un doigt. Là-dessous flambaient deux yeux sombres et méchants, si bien enfouis en la cavité de leurs orbites qu’on les y pût croire enfoncés à coups de poing.

Une très forte moustache hérissée, des dents de loup, et au menton, des poils follets d’une couleur indécise, ressemblant furieusement à du poil de queue de vache jaune sale.

Athlète trapu et ramassé, suant le poil jusque par les oreilles, il tenait un peu du gorille, dont il avait le bras long et velu, et la mâchoire à broyer des cailloux, et aussi du macaque toujours prêt à massacrer et à manger ensuite quiconque s’en approche à bonne portée. Il rappelait ces deux types par l’exiguïté du crâne, la sournoiserie du coup-d’œil, la cuisse courte tendant l’étoffe de la culotte.

Lorsque le tour de l’avocat de la défense arriva, il examina son témoin avec méfiance. Celui-ci lui rendit sa politesse de la même manière.

— Vous êtes bien Baptiste Courtemanche ?

— Oui.

— Savez-vous lire ?

— Non.

Les oui et les non se succédèrent ainsi pendant plusieurs minutes. Enfin, Olaüs, avec le plus grand sang-froid possible, lui dit :

— Racontez à la cour ce que vous connaissez de la nouvelle route.

— J’avais attelé un ch’val violent su’ mon « berlot » neu’, et j’m’en allais à Rawdon, tout seul dans ma voiture. Faut vous dire que quand l’eau est haute, ça forme des inondations flambantes et des incendies d’eau impossibles à contrôler ; quand il neige par là-d’ssus, ça fait des cahots, l’guabe m’en put, de trois pieds d’bas ; rendu en haut de la côte, et avant d’descendre, j’arrête mon ch’val et je r’garde la route. Presqu’en bas, y avait un cahot effrayant. C’t’égal, j’lâche ma bête en m’disant : j’passerai ben. Mon ch’val arrive à c’cahot, se jette dedans, et en essayant de remonter, y casse mon travail et y file comm’ s’il avait eu l’feu au darrière. Moé, j’tombe, et j’me défonce quasiment. J’ai sacré ane escousse, parc’que j’su’ pas patient et j’me sus’ rendu à pied jusqu’à la première maison.

— Attendez un peu, et répondez à une autre question très importante. N’est-ce pas là que Ponce-Pilate a perdu son batte-feu ?

— Oui, ça doit êt’ là ! ça doit êt’ là ! ça doit êt’ là !


En flattant la vanité des gens, on peut leur faire commettre les sottises les plus grandes possibles.