Contes brabançons (De Coster)/06

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SER HUYGS.



I.



Ce jour-là on avait refusé l’hospitalité à un pèlerin dans une tribu de Maures, et quelques guerriers, se pressant autour des anciens, leur avaient demandé de quel droit on profanait ainsi les lois du prophète.

Alors un vieux derviche se leva, les conduisit sous sa tente et leur conta cette histoire :

« Les étoiles qu’Allah a suspendues par des chaînes d’or à la voûte du premier ciel éclairaient la terre, quand un guerrier et une vierge se rencontrèrent loin au delà de nos tentes.

» Le guerrier parla ainsi : « Zuleika, la bien aimée du rossignol, la fleur des champs et les houris du prophète sont moins belles que toi. J’ai des coffres de poudre d’or et de diamant, pleins à faire envie au chef des croyants ; j’ai des perles, de la soie et des cachemires ; Zuleika, je suis chef dans ma tribu ; mille esclaves se prosterneront devant toi, viens sous ma tente. »

» Ainsi parla le jeune Mahom à celle que son cœur désirait, Zuleika triste, répondit tout bas : « Tu es riche, je suis pauvre, prends-moi.

» Mahom détacha son coursier, le flatta de la voix et bientôt, rapide comme le simoun, il amena la vierge à sa tribu.

» Un Chrétien avait, ce jour-là, au matin, touché la robe d’un ancien et lui avait demandé le pain et le sel. Il fumait son narguileh à la porte de la tente de son hôte, le vieil Ahmed : il était beau.

» Dans la tribu, les femmes allaient sans voile ; le chrétien regarda Zuleika de ses yeux vifs comme ceux du lion.

» Mahom jaloux, se tourna vers lui avec colère, le menaça du poing, et le sourire du dédain se montra sur les lèvres du chrétien.

» Il resta bien longtemps à fumer son narguileh à la porte de la tente de son hôte. Un enfant l’entendit chanter le soir, dans sa langue, une chanson dans laquelle il disait parfois : « Zuleika ! »

» On disait dans la tribu que Dieu avait retiré la raison à l’hôte d’Ahmed.

» Allah ! Dieu seul est grand ! Le chrétien n’était pas fou, il convoitait l’épouse de Mahom, l’étoile venue d’Essen à la tribu.

» Astarté avait soufflé dans son cœur le feu de la concupiscence, et le génie du rapt avait plané au-dessus de lui.

» Zuleika était belle ; ses épaules rondes semblaient d’or, sa poitrine était de marbre et ses pieds étaient agiles comme ceux d’une aimée. Elle avait de grands et beaux yeux, voilés par la gaze noire de ses cils ; sa bouche semblait une rose du jardin du prophète, et ses cheveux pouvaient la couvrir tout entière de leur voile sombre.

» Zuleika était belle, et le chrétien désirait Zuleika.

» Un jour, Mahom partit pour négocier de la poudre d’or, et laissa sa bien-aimée à la garde de son frère.

» Oh ! pourquoi partir, toi le plus valeureux des guerriers ? Ton chien fidèle ne hurla-t-il pas trois fois lorsque tu montas sur ta cavale noire comme la nuit ?

» Pourquoi partir, Mahom ?

» Ta cavale elle-même fut sourde à tes plus doux accents ; son pied d’acier ne broyait plus la terre, et la colère dut gronder dans ta voix pour qu’elle s’élançât dans le désert. Pourquoi partir, Mahom ?

» Nous te disions tous : « Reste parmi nous. » Zuleika, ne te dit rien. Pourquoi partir, Mahom ?

» Le chrétien était encore à la porte de la tente de son hôte. Ce jour-là il avait un caftan de soie blanche brodé d’or et un turban du plus fin cachemire. Il sourit en regardant Zuleika, et elle rougit.

» Il était beau l’étranger. Pourquoi partir ?

» Mais hélas ! tu partis. Ton frère, qui était jeune, ne veilla point sur la tente de ton épouse.

» Le lendemain, ton chien fut trouvé mort à la porte de ta tente et le chrétien, à l’heure où la voix du muezzin nous crie. « Il n’y a qu’un Dieu, Mahom est son prophète !! » alla s’asseoir à la porte de la tente de son hôte. Il avait l’air heureux.

» Tu revins, Zuleika te reçut sans sourire.

» Un soir, quand tout dormait, continua le derviche, quand les djins passent dans l’air, Zuleika demanda à aller respirer au dehors le vent de la mer ; Mahom le voulut bien, et il sortit avec son épouse et son jeune frère.

» Un hibou aux yeux de nacre rasa son turban. Sinistre présage !

» Le guerrier ne trembla pas.

» Parfois un pas furtif et léger résonnait derrière eux ; Mahom et son frère marchaient toujours sans voir que Zuleika était restée en arrière.

» Mahom se retourna ; elle était dans les bras de l’hôte d’Ahmed. L’étranger tenait une épée ; Mahom et son frère se jetèrent sur lui.

» Le chrétien frappa Mahom et blessa son frère.

» La tribu n’entendit plus parler de Zuleika. Elle s’était enfuie avec l’étranger.

» Me demanderez-vous encore, continua le derviche, me demanderez-vous encore pourquoi nous ne voulons pas réchauffer des serpents sur notre poitrine et nourrir de notre travail les vautours qui viennent dévorer nos enfants ? »

Les guerriers pâlirent et caressèrent les couteaux tortus qu’ils appellent yatagans.

Puis un homme se leva ; il était jeune et beau. » Un jour, dit-il, sang pour sang, femme pour femme, blessure pour blessure. »

C’était Mahom qui n’était point mort, car il avait parmi tous ses trésors un trésor plus précieux que les autres, du baume de Jessé qui ferma les blessures de sa poitrine.


II.


Cependant, sur un vaisseau venu de Damme en Flandre, et y rapportant du benjoin, de l’encens et d’autres parfums voguait le ravisseur avec Zuleika, la bien-aimée du rossignol.

Et ce ravisseur était Ser Simon Huygs, bourgeois noble de la fière cité de Bruxelles, ville maîtresse du riant pays de Brabant.

Il avait bon courage, bon pied, bon œil, et vingt-huit ans d’âge, le bourgeois brabançon.

Les jeunes femmes et les jeunes filles avaient toujours regardé volontiers Ser Huygs et trouvaient à leur goût sa chevelure et sa barbe fauves, ses yeux clairs, vifs et bruns, et son teint que la bonté de son sang faisait rouge et que le hâle avait fait brun ; mais Ser Huygs ne choisit pour épouse aucune de celles qui songeaient à lui en secret. Et voilà pourquoi il lui fallut aller loin, prendre sa femme au pauvre Mahom.

La mer fut clémente aux passagers : ils arrivèrent le premier samedi de mai à Bruxelles, et vinrent habiter le Steen de Ser Huygs, beau château bien fortifié. Les soudards armés de lances et qui servent de girouettes au Steen, frappés par un grand vent tournèrent sur eux-mêmes, afin de leur souhaiter la bienvenue gracieusement.

De retour en son Steen, Ser Huygs trouva sa jeune sœur en deuil et sa mère absente pour ne plus revenir. Car elle était allée au pays des âmes bienheureuses.

La dite mère avait aimé son fils en brave femme : par son amour elle le fit bon, par son cœur fort elle le fit vaillant et par son doux esprit le rendit raisonnable.

Or, quand il vit ce nid que venait de quitter celle qui y avait chanté si souvent sur son berceau, Ser Huygs sentit un tel froid au cœur, qu’il faillit en mourir et un si grand désespoir qu’il en fut comme fou et qu’il erra par la maison des jours entiers, pleurant, gémissant, baisant les meubles qui avaient servi à sa mère et cherchant sur les dalles les empreintes des pas de la morte. Il ne voulut plus sortir de la maison, et se vêtit du deuil le plus sombre qui se pût voir. Mais le vrai deuil était celui qu’il portait dans son cœur. Et il fut mort certainement s’il n’eut pas eu, près de lui, pour les aimer et protéger, Zuleika sa jeune femme, qui au baptême fut appelée Johanna, et Roosje sa jeune sœur.

Zuleika apprit en devenant chrétienne qu’il faut s’appliquer à être bonne femme et à garder l’honneur et le bonheur de son mari, mais elle n’était pas heureuse, car elle ne pouvait oublier le pauvre Mahom qu’elle croyait avoir été tué à cause d’elle et pendant de longues nuits et de longs jours, elle y pensait avec douleur et remords.

Ser Huygs non plus, n’était point tranquille, car le sang versé demande du sang et appelle la vengeance de Dieu.

Roosje, au contraire, qui était la colombe de la maison, dormait très-bien, riait souvent, faisait de doux rêves. Alors sa mère venait à elle, la bénissait, la couronnait de fleurs et souvent l’emmenait se promener en sa compagnie, dans d’immenses jardins, où tous les objets avaient bien forme et couleur, mais n’avaient point de corps. Si bien qu’il semblait à Roosje marcher sur des nuages et toucher des vapeurs. Là en cheminant, sa mère lui disait ce qu’il fallait faire pour donner joie et bonheur à Ser Huygs et à Johanna.

Quinze mois avaient passé depuis que Ser Huygs avait mis le pied sur la terre brabançonne. Roosje gagnait chaque jour en beauté, mais elle était bien souvent rêveuse et pensive, comme toute fille à qui parlent à la fois désir, amour, feu de jeunesse et souffrance de virginité. Plusieurs riches et plusieurs nobles se prirent d’amour pour elle et la voulurent les uns abuser et les autres demander en mariage.

Les abuseurs, elle les envoya si loin chevaucher eux et leur paillardise qu’ils n’osèrent depuis se montrer à elle ni passer seulement devant son logis. Quant aux soupirants de mariage, elle les refusa tous nettement quoiqu’il se trouvât parmi eux des échevins, l’amman lui-même et plusieurs avocats fiscaux, tous gens de bonne façon et de bonnes mœurs.


III.


Un dimanche, Roosje alla à la messe, accompagnée seulement d’un vieux domestique qui avait nom Claes le Tousseux et la suivait comme pour la protéger, mais qui, à l’occasion, eût dû être défendu par elle, tant il était quinteux, goutteux, cassé et courbé de vieillesse.

Au retour de l’église Roosje se montra tout agitée et transie, Ser Huygs s’enquit d’elle si c’était de froid qu’elle souffrait ainsi, elle répondit qu’elle avait chaud comme au feu d’un soleil d’été. Johanna la regardait bien fixement et vit qu’en effet ce n’était point le froid qui pouvait la rendre rêveuse, pensive et inquiète, ni la faire se retourner plusieurs fois avec terreur, comme s’il y eût quelqu’un derrière elle.

Ser Huygs étant sorti pour vaquer à ses affaires, Johanna demanda à Roosje pourquoi elle n’était point gaie et paisible comme de coutume.

— Il ne faut, répondit Roosje, rire de moi, ma sœur, si je te raconte en confiance, la bien simple et bien étrange aventure qui vient de m’arriver. Tandis que, suivie du Tousseux, j’allais à la collégiale, je me trouvai chemin faisant face à face avec un jeune homme si beau que je n’en vis jamais de pareil. Quoiqu’il fût vêtu comme nos bourgeois d’une longue robe sur laquelle brillait une grande chaîne d’or, je savais bien ne l’avoir jamais vu dans le duché de Brabant, ni le comté de Flandre, ni le marquisat d’Anvers, belles contrées où mon frère Simon me mena souvent avec lui voyager — Johanna ma sœur, et ce disant elle se serra contre elle, il avait des yeux noirs et des regards si perçants qu’ils me semblaient quand ils tombaient sur moi, fouiller ma poitrine, frapper mon cœur et le faire battre trop fort. Le Tousseux me disait : Allons, demoiselle, allons à l’église, voilà la cloche qui va se taire. Je restais debout devant cet homme si beau et je sentais que tout ce qu’il voudrait je devrais le vouloir et que s’il m’ordonnait d’aller avec lui loin, loin, bien loin, je lui serais obéissante comme à Monseigneur le duc. Il me parlait des yeux, et semblait ainsi répondre à quelque chose, je ne sais quoi qui me bouleversait toute et que je voulais lui dire moi-même.

— Petite sœur, dit Johanna, tu es déjà affolée de cet homme. Roosje hocha la tête pour répondre oui. — Il me laissa, dit-elle ensuite, passer pour aller à l’église, et m’y suivit. Il y entra et le flot du peuple le poussa contre moi, j’eus chaud et froid alors tout ensemble et une grande envie de fuir ou de me jeter à son cou. Ses habits embaumaient l’ambre et le benjoin et je crus que son haleine devait sentir bon comme ses habits. Il se mit du côté des hommes, moi j’entrai dans la nef près des femmes, comme il fallait. Je ne sus point faire autrement que de me retourner vers lui et j’en eus peur alors, car il paraissait fâché comme Satan dans le temple de Dieu et il lançait des regards de colère, au prêtre, à l’autel et aussi aux statues de madame la Vierge et de messieurs les saints. Toutefois quand c’était sur moi que s’abaissaient ses regards, ils devenaient si doux qu’il me semblaient glisser sur mon corps comme ta douce main quand tu me caresses. Il était si fier et si beau, que j’eus une mauvaise pensée et crus un moment que c’était le diable. Et je n’eus de lui, malgré cette pensée, toute la peur qu’il nous faut, à nous autres chrétiennes, avoir du méchant. Car je me dis et fus en cela bien fautive, que je ne saurais le voir dans le feu ni les cruels tourments de l’abîme, sans vouloir aller à lui et prier pour lui Monseigneur Jésus avec tant de larmes qu’il l’en ferait enfin sortir fut-il Lucifer lui-même.

Roosje ayant ainsi parlé se signa et pencha la tête ; elle sourit et, la bouche ouverte, elle semblait contempler avec bonheur quelque vision du paradis.

— Fauvette, ma sœur, dit Johanna, tu seras croquée par le chat, un de ces matins ; il faut prier Dieu, mignonne.

— Le chat ne me veut point manger, répartit Roosje.

— Çà, finaude, répartit Johanna, connais-tu donc déjà son vouloir.

— Non, mais je crois volontiers qu’il désire être mon seigneur et le maître de mes jours heureux.

Et ce disant, Roosje embrassa fortement sa sœur et pensant à celui qu’elle avait rencontré le matin, baisa à Johanna le visage, les mains avec une nouvelle et grande force d’affection, ce qui signifiait le puissant charme d’amour jeté sur elle.

Puis elle s’en fut, cherchant la solitude, comme font toutes les blessées d’amour.


IV.


Cependant Ser Simon Huygs étant revenu au logis, vit Johanna sa femme assise à la fenêtre et regardant, sans les voir, trois bons hommes de pierre sculptés sur la Maison des Tonneliers. Ces bons hommes travaillaient depuis trois ans de leurs doloires sur leurs douves. Johanna ne les voyait point mais bien, en son esprit, Roosje amoureuse.

Elle pria tout bas Madame Jeanne sa benoîte patronne de vouloir bien faire que celui qui avait pris le cœur de Roosje fût aussi bon que beau et aussi riche que bon.

Ser Huygs ouvrit la porte, mais elle ne l’entendit point ; il vint près d’elle, mais elle ne bougea point, car elle regardait toujours les trois bons hommes, les douves et la doloire. Elle tressaillit même de peur lorsque Ser Huygs lui mettant la main sur l’épaule, demanda : Femme qu’as-tu donc ?

Elle le regarda alors avec des yeux si effarés que Ser Huygs dit : N’ai-je plus ici que l’ombre de ma mie ?

— Ha, dit-elle riant, car elle était joyeuse de le voir et dans sa main serrait les siennes, ce ne sont point là des mains d’ombre, et ces lèvres de femme fidèle qui touchent ton visage barbu ne sont point des lèvres d’ombre ; puis, ouvrant son escarcelle, ces deux peters d’or que j’y prends pour payer la cervoise qui viendra demain, ne sont point pris par une main d’ombre et ce ne sera point une ombre qui en boira demain avec toi, mon homme.

— Je le sais, dit-il, mais cela ne doit point t’empêcher de me dire ce qui te faisait tantôt si songeuse ?

— Rien, dit-elle.

— Ha, dit-il, Johanna tu tombes dans le péché de mensonge.

Johanna sourit, sachant que si l’on devait arracher à chaque femme, un cheveu pour chaque mensonge qu’elles ont fait depuis qu’elles sont nées, on n’en verrait plus que des chauves au monde, ce qui serait grand dommage.

— Pourquoi ris-tu ? demanda Ser Huygs.

— Parce que, je suis aise de te voir. — Pourquoi méchant jaloux, vois-je si souvent, se froncer tes fauves sourcils ? T’ai-je donné quelque motif de mauvaise humeur ? Pourquoi te plaire à te tourmenter ainsi toi-même sans raison ? Ha, je voudrais le corriger de ce défaut, non point par des larmes ni des airs rechignés, mais en riant pour te faire rire comme je fais à présent, mon homme.

— Mignonne, dit Ser Huygs, je m’imagine souvent que tu regrettes ton pays de feu, tes sables brûlants et les jaunes museaux des sectateurs du prophète.

— Il n’en faut point médire, répartit Johanna, mais ne point croire non plus que mon cœur tire à rien de ce que j’ai laissé là-bas. Où tu es, je suis joyeuse, où tu vas, je vais toute aise et quand tu me parles et me regardes de tes yeux vifs et que je suis dolente, je sens comme le souffle du renouveau qui éveille les fleurs sous la neige.

Ser Huygs écoutait bien ravi : Je ne voudrais plus, dit encore Johanna, les revoir, ces sables africains, car j’aime ce beau duché de Brabant, et son gras pays et ses arbres ombreux et ses bons hommes travaillant comme des serfs tout le jour et passant les soirs et parfois les nuits en noces joyeuses et buveries chantantes…

— Mais, dit Ser Huygs, ceci n’explique point assez pourquoi je t’ai trouvée tantôt si songeuse…

— Ne te l’ai-je point dit ? répondit Johanna en feignant la surprise et bien décidée à ne point répéter à Ser Huygs les confidences de sa sœur. Car les femmes semblent avoir fait entre elles et par nature, une façon de pacte par lequel elles s’engagent à se protéger l’une l’autre envers et contre tous les hommes, et surtout à céler à ceux-ci tout ce qu’il faut et même tout ce qu’il ne faut point et cela par un amour naturel des faux-fuyans, des ruses, des petites menées obscures et aussi par la peur qu’elles ont de voir, là où il ne faut que la délicatesse féminine, de fins sentiments, de tendres soins et quelque peu de malice, survenir tout soudain l’homme tranchant, grossier, lourdaud ; et chevauchant à travers tout comme une troupe de soudards dans un champ de trèfles.

Ser Huygs repartit qu’elle ne lui avait nullement dit pourquoi elle était songeuse.

Elle sourit de nouveau.

— Je suis songeuse, dit-elle, parce que je suis songeuse, que c’est dimanche le jour de paresse, que je n’ai rien à faire, que les doigts me démangent, que mon esprit se promène et que je voudrais bien savoir quand ces trois bons hommes sculptés ici en face dans la pierre, auront fini de tailler avec leurs grandes doloires ces pauvres douves qui seront mangées par la pluie avant de pouvoir servir au tonneau.

Et ce disant, elle regarda Ser Huygs d’un œil rieur et l’invita ainsi à sourire : ce qu’il fit sans plus attendre.

Il lui demanda de se lever, s’assit sur sa chaise, prit Johanna sur ses genoux et regarda avec elle la rue et les trois bons hommes de pierre.

Heureux ainsi tous deux à la fenêtre ouverte, ils laissaient le bon air et le clair soleil entrer dans la chambre, quand ils entendirent la clochette qu’agitait un valet d’église, marchant devant un prêtre qui allait porter l’hostie de Dieu à un moribond. Ils se mirent à genoux et prièrent pour l’âme de celui qui allait partir. Puis le bruit de la clochette ayant cessé à cause de l’éloignement, ils se remirent, mais non plus aussi gaîment, à la fenêtre.

Deux vieilles femmes conversaient à haute voix dans la rue, toussant, crachant et menant grand bruit de leurs béquilles :

— Las ! commère, disait l’une d’elles, n’est-ce point pitié de voir mourir un homme si fringant, si accort et en un si jeune âge ?

— Ha, disait l’autre, pauvre Jan Sammans, tué ainsi par l’ami de sa femme.

— Deux coups de knyf, un dans la poitrine, l’autre dans le ventre. Il fond, commère, il fond dans son sang, le bon homme. Et le meurtrier a pu s’éloigner, et il ne sera pas poursuivi en pays étranger, car il est, dit-on, favori de l’empereur romain.

— Ha ! si les gens du Conseil le pouvaient frapper ?

— Il est loin s’il court toujours ! Justice de Dieu ! benoîte Vierge, dirent-elles, appesantissez-vous sur le meurtrier, et qu’à défaut de bourreaux et de corde, il trouve sur son chemin des ronces pour lui déchirer les jambes, des vipères pour le piquer de leurs dards et la foudre pour le frapper… Car, dirent-elles en s’éloignant, si sa sainte majesté le Dieu du Ciel ne tue point ceux qui tuent, ils s’accoutumeront à le faire ; et quand il ne s’agira point de filles ou de femmes, ils nous tueront nous pour nous prendre les pauvres liards que nous avons amassés avec tant de peine, Seigneur Dieu !

Et les deux vieilles s’éloignèrent toussant, crachant et menant grand bruit de leurs béquilles.

Johanna et Ser Huygs se regardaient tous deux tristement et se tenaient par la main.

— Deux coups de knyf, dit Johanna.

— En combat loyal, repartit Ser Huygs.

— Une tache rouge, une tache rouge sur le sable, où il est tombé.

— Combat loyal, répéta Ser Huygs.

— Je suis toujours inquiète quand tu n’es pas là, dit Johanna, j’ai peur toute seule. Ha ! si je pouvais le revoir vivant. Simon ! Simon ! on a frappé à la porte d’entrée. Entends-tu, voilà le Tousseux qui va ouvrir… Une voix… une voix d’homme, je connais cette voix… Ils montent à deux, Claes et lui… Il faut me défendre… J’ai peur.

Le Tousseux ouvrit la porte ; un homme bien vêtu et beau entra.

— Mahom ! Mahom ! s’écria Johanna, sauve moi, Simon. Et elle se cacha derrière Ser Huygs.


V.


Mahom, car c’était lui, entra dans la chambre. Le Tousseux resta derrière la porte, appuyé sur sa béquille, car il avait été surpris du nom de mécréant qu’avait prononcé Johanna, et effrayé du grand cri qu’elle avait jeté. Il demeura donc là, comme un chien fidèle flairant quelque danger et veillant sur ses maîtres par affection. Et Claes songeant à ses vieux bras et ses mains tremblantes, à son corps branlant, se demandait si tous ces vieux os, se ramassant ensemble, pourraient servir à défendre Ser Huygs et Johanna.

Cependant Mahom se tenait debout à l’entrée de la chambre : Johanna et Ser Huygs purent le regarder à l’aise. Il était brun comme une écale de noix, aussi grand que Ser Huygs, mais plus mince. Ses yeux noirs fort grands jetaient partout des regards durs, sa bouche n’avait point de sourire, ni non plus de colère. Il semblait, après trois ans passés, venir pour l’accomplissement d’un vœu, tirer de Ser Huygs et de Johanna quelque sauvage et froide vengeance.

Johanna étouffait dans son tablier, ses cris de peur et les sanglots qui sortaient malgré elle de sa poitrine. Ser Huygs, dont le remords avait tant de fois rongé le cœur, quand il pensait à Mahom tombant frappé à mort, sur le sable, Ser Huygs le voyant vivant fut joyeux tout soudain, et frappant fortement ses deux mains l’une contre l’autre :

— Te voilà donc ressuscité, moricaud, dit-il. Noël à Dieu ! que veux-tu de nous ?

Mahom s’avança vers lui et dit en se frappant la poitrine :

— Deux coups. Blessures pour blessures.

Cependant le Tousseux était monté à la chambre de Roosje, et lui avait dit : « Demoiselle mignonne, daignez descendre et voir ce qui se passe en bas : un homme à l’air farouche est entré chez le baes, et madame Johanna pleure et crie. »

Durant le temps que Claes était monté à la chambre de Roosje pour lui tenir ce propos, Ser Huygs avait répondu à Mahom :

— Blessures pour blessures, je ne te comprends point ? Qu’as-tu à montrer ta poitrine ? Je t’ai frappé en un loyal combat : tu es guéri ; que te faut-il de plus ?

— Las, disait Johanna pleurant derrière lui, pourquoi ne veux-tu comprendre qu’il en veut à tes jours, Simon ?

— Blessures pour blessures, dit encore Mahom.

Ce furent ces mots qu’entendit Claes au moment où Roosje marchant devant lui, ouvrit la porte. Claes n’entra point, et chercha dans son esprit quelque moyen de venir utilement en aide à son maître. Et il se disait, non sans raison : « Si je vais tout soudain maintenant entrer comme un sot dans la chambre, et que ce mécréant en veuille au baes, il commencera d’abord par me frapper, se débarrassant ainsi du faible pour n’avoir qu’un seul ennemi à vaincre.

— Las, mon bon patron, disait encore Claes, je flaire dans l’air sang et bataille, donnez la force à mes vieux bras et la malice à ma vieille cervelle.

En voyant Mahom, Roosje avait jeté un grand cri, puis toute palissante, frissonnante et transie, elle s’alla réfugier auprès de Johanna :

— C’est lui ma sœur, c’est lui, disait-elle, en se serrant comme un poussin sous l’aile de la poule.

Mais Johanna n’avait plus de force pour s’étonner ni répondre, elle ne songeait qu’à la vie menacée de son aimé Simon. Toutefois elle comprit que Roosje lui disait que celui qu’elle avait rencontré le matin était présent, mais tout ce qu’elle put faire ce fut de l’entourer de ses bras, de pleurer et de gémir avec elle.

Mahom, lui aussi en voyant entrer Roosje, avait paru éprouver quelque émotion, voire même quelque joie, mais ce n’était point l’émotion douce ni la bonne joie des bons cœurs.

Ser Huygs se tenait debout devant lui, cherchant coîment si son bon knyf était toujours à sa ceinture ne le trouvant point et coîment aussi attendant qu’il parlât derechef : ce que fit Mahom.

— Combat sur le sable, dit-il. Deux coups à la poitrine. Tache de sang, par terre. Tombé. Femme prise, femme aimée, pour lors. Sang pour sang, blessure pour blessure, femme pour femme.

Et ce disant, il montra Roosje.

— Tu es joli garçon, dit Ser Huygs, se gaussant de lui, et tu fais de ton coq, bien jovialement, mon gentil moricaud. Tu veux donc tâter à la fois de ma sœur mignonne et de ma peau avec ton benoît couteau. Ha tu ne veux rien moins que Roosje, tu l’auras sans remise mon ami, tu l’auras. Nous autres brabançons, nous devons besogner dur, avant d’obtenir quoi que ce soit, mais à ces mécréants bénis d’eau de chameau, il ne faut qu’un mot, un traître mot, lequel agit tout soudain comme un charme. Tue et prends, mon gentil museau, prends et tue, Roosje et moi nous t’allons laisser faire incontinent.

Ce disant, Ser Huygs avait l’œil si vif, parlait si gaîment et portait si haut la tête, que Johanna reprit courage, et dit :

— Je t’aime ainsi, mon homme…

Roosje, la douce vierge, pensa pouvoir aussi parler, croyant assurément que la bonté qui sortirait de son cœur toucherait l’africain mal déguisé qui venait en leur calme maison chercher à répandre le sang et à la prendre elle-même.

— Ha, monsieur de l’étranger, dit-elle, ne voyez-vous point comme nous sommes ici toutes transies, ma sœur et moi, à voir votre méchant visage que moi, tantôt, je vis si bon en allant à l’église ?

Elle lui sourit et de ses beaux yeux implorait qu’il lui rendit son sourire : mais le mécréant ne sourit pas plus qu’un bloc et répondit :

— Bataille perdue, bataille à livrer derechef, blessures pour blessures, sang pour sang, femme pour femme.

Mais Ser Huygs impatienté :

— Sais-tu bien, dit-il, que ta trogne brûlée me réjouit comme un tintamarre. Sais-tu bien que la moutarde me monte au nez et que nous allons faire de la salade à la mahométane, mon doux ami, salade de mécréant poivrée de fils du Prophète.

— Arrête, mon frère, cria Roosje, ne verse point le sang du prochain.

— Ça le prochain, dit Ser Huygs s’animant à mesure et montrant Mahom, oui, tigre prochain, chacal prochain, hyène prochain. Sais-tu ce qu’il vient faire ici ? Me blesser après un loyal combat soutenu contre lui, pour t’enlever et te porter au pays des Maures, où tu devras te trouver bien heureuse de laver ses pieds de prince et de partager sa couche avec une vingtaine de galloises bonnes à fouetter le vendredi devant les bailles de la maison de ville.

— Ha ! sauvez-le, monseigneur Jésus, cria Roosje, qu’il croie en vous et qu’il se repente.

Puis s’échappant des bras de sa sœur et passant devant Ser Huygs, elle se jeta à genoux devant Mahom, qui sourit triomphalement de la voir ainsi humiliée.

— Monsieur le Maure, dit-elle, s’il est vrai que vous soyez de ces malheureux auxquels est réservé le feu éternel, monsieur, moi pauvre fillette brabançonne, je vous veux sauver… Je suis issue de nobles hommes et de gentilles femmes, et si vous voulez demeurer en notre pays, vous instruire en la foi chrétienne et abjurer l’erreur mauresque, je vous donnerai peut-être ce dont vous sembliez me prier instamment ce matin sur le chemin de l’église.

— Roosje, demanda Ser Huygs, que signifie ceci ?

— Je veux dire, répondit-elle humblement, que je me sens comme morte à l’idée d’un combat entre toi et cet homme de Mauritanie. Je dirai aussi, comme fille honnête et n’ayant rien à cacher, que j’ai vu ce matin celui qui est ici et que mon cœur a tiré à lui et que lui aussi me disait des yeux qu’il avait pour moi bonne affection. El c’est pour moi, mon seigneur frère, c’est pour moi, c’est pour l’amour que je te porte et l’affection que j’eus un moment pour lui, que je vous demande à tous deux qu’il n’y ait point ici de sang versé, m’offrant, au demeurant, à lui comme épouse aux conditions que j’ai dites.

Ser Huygs aimait de grande affection sa sœur Roosje. Ahuri, il ne savait que croire ni que faire, tandis que Johanna pleurant à voix basse, disait :

— Sauvez-nous de ce malheur, Monseigneur Jésus, éloignez de nous ce fléau.

Entretemps, Claes le Tousseux était allé décrocher en la petite salle où était sa couchette, une bonne arbalète, tenue bien propre et bien luisante, en souvenir du temps où Claes, qui se nommait alors la Mort aux oiseaux, était dizenier dans la belle gilde des arbalétriers… L’arc d’acier étant bandé et l’arbalète bien armée de sa flèche, Claes toussant, mais d’impatience de servir son maître, se tenait debout derrière la porte.

Mahom souriant de l’indécision de Ser Huygs et des bonnes paroles de Roosje, avait répondu :

— Allah, Dieu seul est grand. Christ, larron pendu en croix. Sang pour sang, blessure pour blessure, Mahom vainqueur, femme pour femme.

Et il tira alors d’un fourreau couvert de pierreries, un de ces vilains couteaux tortus qu’en leur jargon les Maures appellent yatagan.

— Blessure pour blessure, disait Ser Huygs contrefaisant sa difficile manière de parler un langage étranger, moricaud pour moricaud, si tu n’as qu’une chanson, tu ferais bien pour notre plaisir, d’en varier un peu l’air. Il faut toutefois que je te le dise, mon doux ami, si je l’ai pris ta femme, c’est qu’il plaisait davantage à la pauvrette de gouverner seule une heureuse famille de bonnes gens que de servir comme esclave à tes plaisirs au milieu de jeunes guenons engraissées pour tes noirs ébattements. Je dirai aussi, que chez nous, brabançons, quand une querelle est vidée par le fer c’est un trait de vilain de demander sa revanche. Cependant je suis prêt à entrer derechef en lutte avec toi et je te frotterai si bien que tu ne demanderas plus un second savonnage.

Ser Huygs cependant cherchait une arme à sa ceinture, mais il n’en trouvait point, il regarda si le grand tisonnier de fer était dans l’âtre, mais on avait à cause des jours chauds enlevé le tisonnier ; ses regards coururent sur le mur, il y avait au mur des tapisseries de haute lice, et pas le moindre brin de fer. Il se disait : C’en est fait de moi, quand soudain, il aperçut dans un coin, une hampe de hallebarde faite de bon bois de coudrier et qui attendait son fer. Là, dit-il, merci Dieu, j’ai ce qu’il me faut.

Le Maure brandissant son couteau tortu se tenait d’un côté de la grande table. Ser Huygs était de l’autre, et derrière lui, recroquevillées de peur, gémissaient et sanglotaient les deux femmes.

— Maintenant, dit-il, à nous deux moricaud. Et quant à vous mignonnes, sortez subtilement afin de ne point recevoir d’éclaboussures quand je frotterai le dos à ce mécréant mal lavé.

Puis, écartant la table, Ser Huygs se mit en devoir de frapper sur Mahom. Il fallait voir quels beaux coups il frappa de la hampe de coudrier. Tantôt il s’attaquait à la tête de Mahom, tantôt au cou, parfois aux jambes, maintefois aux bras, si bien que le Maure semblait devoir chaque fois être mis en pièces. Mais il n’en était rien, car il était si souple, si preste et si subtil qu’il parait tous les coups. Bondissant comme un chat enragé, souple comme un singe, il rasait à chaque instant, de la pointe ou du tranchant de son arme, la poitrine ou le visage de Ser Huygs. Son couteau au demeurant étant aussi long qu’une épée à une main et d’un acier vaillamment trempé, Ser Huygs pouvait aisément passer de vie à trépas dans ce combat inégal.

Soudain le vieux Claes entra avec son arbalète, toussa et dit : Baes veux-tu que je tue ce mécréant ?

— Non, garçon, répondit Ser Huygs frappant toujours, je ne veux pas qu’il puisse aller dire là bas, s’il en réchappe qu’il faut deux chrétiens pour venir à bout d’un Maure.

— Ha baes ! tu peux mourir en ce combat, je te vais du moins quérir une épée.

— Laisse-moi mon bâton, il est assez noble pour ce dos de manant. Vois comme je le frotte, savonne, lessive et rince, il sera tantôt plus blanc que neige.

— Ha baes, ce n’est point bien faire que d’exposer sa chère vie au couteau tortu d’un vilain diable comme est celui-ci.

— Sors, dit Ser Huygs et ne m’embarrasse point de tes conseils.

Les deux femmes voyant ouverte la porte par laquelle était entré Claes sortirent aussi et en hâte pour aller chercher du secours, elles virent le vieil homme qui se tenait derrière un des battants de la porte avec son arbalète. Le combat n’avait point cessé et le Maure avait poussé un cri, car il avait reçu un coup de hampe sur la joue. — Crache tes dents, disait Ser Huygs, ne te gêne point mon jaune ami, il n’est point défendu de se débarrasser de son superflu. Pendant qu’il parlait ainsi il reçut à la main une blessure, il continuait cependant de frapper dru et disait : Quand on met les oignons au four il y faut faire une entaille afin qu’ils soient plus savoureux : ainsi d’un chrétien brabançon : plus il saigne, mieux il frappe. N’en sens-tu rien sur ta carcasse maigre ? On dit que les frictions de coudrier sont du baume aux hommes en colère ; le proverbe a-t-il menti ?

Entretemps le Maure trouva moyen de couper à demi l’oreille de Ser Huygs qui ne cria point par orgueil et dit coiment, mais en maniant sa hampe avec plus de force et d’agilité : Appris-tu jamais, bel ami safrané, le grand art de la danse ? On le dirait toutefois à ton allègre façon de voltiger. Nul n’est meilleur maître qu’un bon coudrier. Si nous étions à la Porte-Bleue, à ce bel endroit où la Senne est si large, je te ferais coudrièrement sauter comme une hirondelle par-dessus. Monterais-tu bien sur la tour de Saint-Michel-et-Gudule, avec tes jambes de chat. Danse mon ami, saute mon orangé compagnon. Tu aimes bien le coudrier n’est-ce pas ? Je le vois à la façon joyeuse dont tu reçois ses caresses. Car, il n’est plus grand signe de joie que la danse et tu danses comme un lépreux qui viendrait d’hériter du Coudenberg, lequel est comme tu sais, le palais de nos princes.

— Allah ! disait le pauvre Mahom bien enragé, cœur pour cœur, blessure pour blessure. Mort de Chrétien plaît au prophète. Femme et sœur de Chrétien, servantes en mon harem.

Et ce disant il atteignit de son yatagan Ser Huygs à la poitrine, mais il lui coupa seulement l’habit et quelques lambeaux de chair.

Le Tousseux se tenait derrière le battant de la porte, maugréant toujours et se disant : » Si ce traître Maure voulait seulement un seul moment ne point bouger, comme je lui logerais incontinent une bonne petite flèche entre les deux yeux, ou dans l’oreille, ou dans quelque endroit de sa tête de vilain. Mais si je tire maintenant, je risque d’atteindre le baes. Ha vieux tousseux, non tu n’es plus bon à rien en ce monde, pas même à tuer un chien enragé. Tu peux t’aller jeter à l’eau, fainéant. » — Cependant il cherchait sans cesse à saisir un moment où le Maure se tiendrait tranquille, pour lui faire manger son bois ; mais Mahom ne cessait de bondir, allant et venant, quand soudain il entendit un grand craquement, c’était la hampe, laquelle se rompait sur l’épaule du Maure, qui tomba sur le plancher comme un saumon de plomb.

— Baes, dit le Tousseux entrant, est-il bien mort ?

— Dieu fasse que non, répondit Ser Huygs.

— Ha ! baes, repartit le Tousseux, c’est là une grande faveur de votre benoît patron.

— Je lui ai fait tort une fois : ce n’est pas lui qui devait être puni, dit encore Ser Huygs.

— Dieu l’a voulu ainsi, Dieu soit béni, baes, béni en tout.

Soudain par la porte d’entrée du Steen, entrèrent dans la maison quelques soldats de l’amman, des gens des métiers en armes et bon nombre de femmes curieuses.

Johanna et Roosje criaient d’en bas : « Tiens ferme mon homme. — Courage frère, nous venons bien accompagnées. » Mais quand, suivies de la foule des soldats et des femmes, elles eurent monté les degrés et virent le Maure étendu sur le plancher et Ser Huygs saignant et triste dans sa victoire, elles l’embrassèrent toutes deux avec une grande effusion d’amour en lui disant :

— Où souffres-tu frère ? — Où as-tu mal mon homme ? Est-ce là cette vilaine plaie qui fait couler tant de sang ? Vite du baume. Et de l’eau tiède. Et encore un coup ici. Et ailleurs sans doute ? Dis ; n’as-tu point d’autre mal que tu caches, il faut nous le dire et te mettre au lit bien vite, et bien reposer ton pauvre corps fatigué. Vite que nous t’y menions.

— Mignonnes, répondit Ser Huygs, merci à vous, mais ce n’est point pour un chétif morceau que ce Maure a taillé dans mon cuir, que je me vais mettre entre deux draps. Il est trop tôt et j’ai affaire demain. Et puis femmes, ce n’est pas à moi qu’il faut penser, mais à ce cadavre qui est là gisant. Je ne pouvais toutefois, ajouta-t-il avec grande tristesse, vous laisser toutes deux exposées à ses injures ni ne point défendre ma vie qui n’est pas à moi seul.

Ce qu’ayant entendu Johanna et Roosje, elles se penchèrent sur Mahom, afin de voir s’il respirait encore. Mais elles ne sentirent point de souffle. Elles le voulurent soulever, mais il retomba comme un homme de marbre.

Le Tousseux bien triomphant parlait au peuple : « Voyez, disait-il, vous autres, en leur montrant Mahom, il est venu droitement de Mauritanie avec ce grand couteau duquel il a voulu tuer notre baes. Et il n’a rien fallu à Ser Huygs qu’un bâton comme celui qui est là brisé pour se défendre contre lui. Et il l’en a si bien frotté qu’il est passé de vie à trépas comme vous voyez. Et c’est mon baes, mon noble baes qui a fait cela !

— Noël à Ser Huygs, dit le peuple.

Et les femmes considérant Mahom tombé, disaient :

« Il n’est point laid pour un moricaud. Et les hommes lui ayant ôté de la main son couteau tortu, se le passaient de main disant : « Voilà un beau tranchelard bien affilé. C’est grande merveille qu’un pauvre bâton en ait pu soutenir l’effort.

Soudain Roosje, s’écria : « Il a ouvert les yeux, il est vivant encore. »

Mahom en effet, ouvrait les yeux et regardait étonné et fâché autour de lui. Puis il voulut se soulever et ne le put ; enfin avec grand effort il porta la main à sa bouche, blanche d’écume.

— Il a soif, dit Roosje, soif, le pauvre battu.

Puis elle s’en fut toute courante chercher de l’eau, elle-même. Étant revenue, elle en donna à boire au Maure par petites gorgées : puis l’entendant gémir, elle pleura.


VI.


Cependant Ser Huygs envoya un homme de l’amman chercher le physicien, qui était le médecin du duc, tandis que le Tousseux servait dans une salle basse, pour fêter le triomphe de Ser Huygs, force cervoise au peuple accouru. Mahom, par ordonnance du physicien, fut transporté en un bon lit dans une chambre chauffée tièdement.

Johanna et Roosje veillèrent auprès de lui, sept jours et huit nuits. Ser Huygs avait fait placer dans la chambre deux hommes armés qui y faisaient guet et garde au cas où le Maure se voulut venger de sa défaite sur sa femme et sa sœur.

Mais il n’y songeait point le pauvre homme. Car en voyant sans cesse auprès de lui Roosje belle et mignonne, l’entendant lui dire de bonnes paroles pour le consoler et pleurant sur lui, quand il gémissait, il s’adoucit de la voir si douce. Et il se prit de bon amour pour elle. Mais il demeurait silencieux comme un muet et se contentait de la regarder quand elle ne le regardait pas. Ser Huygs ne s’était point voulu montrer à lui, de peur que sa présence ne le fit entrer en colère et n’empêchât ainsi sa guérison.

Roosje disait souvent à Mahom :

— Ha, monsieur, que ne voulez-vous pardonner à mon frère le mal qu’il vous fit, comme il vous pardonne celui que vous lui voulûtes faire, cela vous guérirait bien plus vite.

Et le Maure hochant la tête disait :

— Femme pour femme, et après rentrait en son silence.

Mais Roosje repartait vivement :

— S’il vous faut de toute nécessité prendre femme en ce pays, il en est peut-être qui voudraient de vous, monsieur. Mais il vous faudrait pour ce ne point retourner aux sables brûlants d’où vous venez, et, ajoutait-elle, il y a là, montrant Jésus cloué à la croix, il y a là un pauvre bon Dieu qui mourut pour vous, monsieur, comme pour moi, et qui vous ferait heureux si vous vouliez.

— Allah est grand, disait Mahom.

— Allah ne vous aime point du tout, répondait Roosje bien malicieusement, car il a souffert que votre femme vous fût prise et que vous fussiez blessé deux fois. Las ! ce n’est point notre Dieu qui agirait si mal envers un chrétien.

Mahom ne voulut point écouter d’abord le moindre mot contre son prophète, mais Roosje lui en dit souvent, et lui l’écoutait volontiers et regardait, tout aise pendant qu’elle parlait, sa bouche mignonne et ses yeux vifs, qui lui voulaient prouver que son Allah ne l’aimait point. Un jour enfin, le treizième, il dit :

— Allah est ingrat.

Et il demanda que Roosje alla quérir Ser Huygs.

Ser Huygs vint et Mahom lui dit :

— Tu fus mon ennemi, tu m’as blessé, mais j’ai dormi dans ton lit et mangé de ton pain, je te pardonne ; dis-moi comment le pardon se donne entre chrétiens.

— Je te le vais montrer, dit Ser Huygs, et te pardonne aussi, car ce que tu fais est bien fait.

Puis il lui donna le baiser de paix que lui rendit le Maure.

Ser Huygs apprit bientôt de lui qu’il désirait en mariage sa sœur Roosje, et la lui accorda volontiers, le voyant si amendé, et sachant de source certaine qu’il était de bonne race et des plus riches en son pays.

Mahom ayant maintes fois déclaré qu’Allah étant ingrat il ne voulait du tout adorer les dieux de cette sorte, fut baptisé en la collégiale.

Quelque temps après eut lieu le baptême ; Mahom y fut nommé Gauthier, et Ser Roelofs, beau-frère de Ser Huygs, obtint du duc que le néophyte portât son noble nom, ce qui fut fait.

Les gens disaient en voyant le Maure aux cheveux si noirs et Roosje aux cheveux si blonds, que ce mariage ne pouvait manquer de produire des bâtards comme il ne s’en voit guères au pays de Brabant.

Roosje mena comme elle voulut Gauthier Roelofs pour son bonheur. Car il eût tout fait pour elle, crime et bienfait, acte de noble homme ou fait de vilain, tant il était affolé de cette rusée et mignonne fillette, qui l’avait si bien pris et lui avait si bien démontré la noire ingratitude de son Dieu.

Ainsi dit-on qu’il est en certains pays des femmes qui liment les dents et coupent les ongles aux lions.

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