Contes chinois (Rémusat)/Histoire de Fan-Hi-Tcheou

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Collectif
Texte établi par Jean-Pierre Abel-RémusatMoutardier (Tome secondp. 215-225).


HISTOIRE
DE FAN-HI-TCHEOU.


Sous le règne de Kian-yan et dans la vingt-septième année du cycle courant, Fan-jouï leva l’étendard de la révolte dans la ville de Kian-tcheou ; profitant de la famine qui désolait le pays, il parvint à rassembler sous sa bannière près de cent mille hommes.

Dans le cours du printemps suivant, le mandarin Liu-tchoung fut nommé collecteur des douanes à Fou-tcheou. Il quitta le Kouang-si où il résidait et fut obligé de passer par Kian-tcheou pour se rendre dans cette ville. Un parti de rebelles arrêta son cortége, et sa fille à peine âgée de dix-sept ans tomba mal heureusement entre leurs mains.

Le général Fan-jouï avait un fils nommé Fan-hi-tcheou, jeune homme de mérite qui venait d’atteindre sa vingt-cinquième année et n’avait jamais été marié. Frappé des charmes de cette belle captive et apprenant que sa famille était noble, il choisit un jour heureux, et après avoir reçu le consentement de ses parens, il l’épousa avec toutes les cérémonies d’usage.

Pendant l’hiver de la même année l’empereur envoya un de ses propres enfans, le prince Han-kiun-wang, à la tête d’une grande armée, pour mettre fin à la rebellion.

En apprenant cette nouvelle, la fille du mandarin Leu-tchoung-ye dit à Fan-hi-tcheou : « Je sais qu’une femme vertueuse ne peut avoir deux maris ; depuis que nous sommes unis par les lois, j’ai toujours rempli envers vous les devoirs d’obéissance et d’affection conjugales. Votre ville, presque sans défense, ne saurait résister long-temps à un ennemi victorieux. Comme fils d’un chef distingué des révoltés, vous n’éviterez pas les coups de la fortune. Souffrez donc que ce poignard termine mon existence, je ne veux pas vivre pour être témoin de la mort de mon époux. »

Fan-hi-tcheou lui répondit : « Ce n’est pas par inclination que je sers dans le parti des rebelles, vous avez été injustement séparée de vos nobles parens, n’aggravez pas mon crime et mes infortunes en vous arrachant la vie. L’armée impériale qui marche contre nous vient du nord, les soldats sont vos compatriotes, vous entendrez leur langage, vous trouverez peut-être dans leurs rangs votre famille et vos amis, vivez et consolez-vous. »

Soyez assuré, s’écria-t-elle, que votre femme ne se soumettra jamais aux embrassemens d’un autre époux ; je crains cependant la violence brutale des soldats, et j’ai résolu de mourir plu tôt que d’être déshonorée. »

« Vous ne me donnerez pas seule cette marque de votre attachement, dit Fan-hi-tcheou, et je vous promets solennellement de n’avoir jamais d’autre femme que vous. »

Le général impérial connaissait depuis long-temps le mandarin Liu-tchoung-ye, et, ayant fait halte avec son armée à Fou-tcheou, il lui offrit un commandement près de sa personne. Bientôt après ils s’avancèrent ensemble contre le principal corps des rebelles à Kian-tcheou, Après un siége de dix jours, la ville fut prise d’assaut. Tan-hi-tcheou disparut dans la confusion générale ; mais sa femme, la fille de Liu-tchoung-ye, effrayée de l’approche des vainqueurs, chercha à s’ôter la vie dans l’appartement intérieur. Son père, qui entra un des premiers dans la ville, arriva assez tôt pour prévenir cette triste catastrophe ; ses tendres soins la rappelèrent peu à peu à la vie. La reconnaissance du père et de la fille fut entremêlée de joie et de reproches.

Après la prise de Kian-tcheou, la révolte fut aisément apaisée et la tranquillité rétablie dans toute la province.

Le mandarin Liu-tchoung-ye pensa que le moment était favorable pour proposer un second mariage à sa fille ; mais aucune prière ne put l’y déterminer. « Quoi, dit-il irrité, vous regretterez toujours un rebelle dont je vous ai délivrée ? — Hélas ! répondit-elle, quoi que vous l’appeliez rebelle, c’est un homme intègre et vertueux. Après avoir eu le malheur d’être séparée de vous, je tombai entre ses mains ; parmi les révoltés, il était distingué par son indulgence et ses bienfaits, le ciel qui le protège permettra que je le revoie. Je vous supplie, mon père, ne me pressez plus de contracter un second mariage, souffrez qu’en fille soumise je reste avec mes parens. »

Liu-chi demeura dans la maison de son père pendant plusieurs années.

Dans la vingt-neuvième année du cycle, Liu-tchoung-ye fut élevé au rang de commandant en chef à Foung-tchoeu. Quelque temps après qu’il fut établi dans cette ville, un officier supérieur, nommé Kiu, arriva de Kouang-tcheou avec des dépêches du gouvernement. Lei-tchoung-ye reçut cet hôte avec beaucoup d’hospitalité ; et, après le départ de celui-ci, Liu-chi demanda au mandarin quel était cet étranger ?

— « C’est un officier, dit-il, qui apportait des dépêches du gouvernement.

— Mais sa voix et sa démarche, ajouta t-elle, m’ont beaucoup rappelé le fils de Fan-jouï, le révolté de Kian-tcheou. — Ne vous trompez pas, lui dit son père, cet officier se nomme Kiu. Quel rapport peut exister entre lui et le rebelle de Kian-tcheou ? » Liu-chi n’ayant rien à répondre se retira en silence.

Une demi-année s’était écoulée, lors que l’officier Kiu arriva de nouveau pour les affaires publiques. Liu-tchoun-ye le reçut de la même manière qu’auparavant. Liu-chi, apprenant son retour, se plaça près d’une crevasse qui se trouvait dans le mur, et par laquelle on apercevait ce qui se passait dans l’appartement voisin. Sitôt qu’elle eut vu l’étranger, elle demeura persuadée que c’était Fan-hi-tcheou, son premier mari. Elle en fit de suite part à son père, qui, après avoir dîné et bu quelques tasses avec l’étranger, l’engagea à lui raconter sa véritable histoire.

Kiu rougit, et dit : « Je dois confesser que mon véritable nom est Fan, et que mon père, Fan-jouï, était un des généraux des révoltés ; j’étais moi-même au milieu d’eux ; les rebelles furent complètement défaits par l’armée impériale, notre ville fut soumise à ces vainqueurs. Je m’échappai, et sachant que j’étais condamné à cause de ma famille révoltée, je pris le nom de Kiu, afin d’éviter les poursuites. Quelque temps après, je m’engageai dans l’armée impériale à Yo-tchoung, et nous reçûmes l’ordre de marcher contre les rebelles du Sud : nous livrâmes plusieurs combats ; j’étais au premier rang, où je tâchai de me distinguer ; mes efforts fixèrent l’attention de notre général, et lorsque la province fut rentrée dans le calme et l’armée licenciée, il voulut bien récompenser mes services en me nommant commandant en second à Ho-tcheou. De là je fus élevé au grade de commandant en chef que je quittai ensuite pour la place que j’occupe sous le gouverneur de Kouang-tcheou.

— Je vous demanderai encore le nom de votre femme, et pourquoi vous n’avez pas formé de nouveaux nœuds ?

— Hélas ! répondit-il, en pleurant, je fus marié à la fille d’un mandarin, qui tomba entre nos mains, lorsque j’étais dans le camp des rebelles ; mais la même année, lorsque nos troupes furent défaites et notre ville prise d’assaut, nous fûmes malheureusement séparés : dans l’espérance de nous retrouver, nous avons mutuellement fait serment de nous conserver l’un à l’autre.

« J’ai depuis retrouvé ma vieille mère à Sin-tcheou ; au lieu de penser à un nouveau mariage, j’ai concentré sur elle mes soins et ma tendresse, et… » Ici ses paroles furent interrompues par ses pleurs.

Liu-tchoung-ye répandit des larmes d’attendrissement à cette heureuse dé couverte, et courant à l’appartement intérieur, il eut le bonheur de réunir deux époux qui avaient été si long-temps séparés. Après quelques jours Fan-hi-tcheou fut obligé de retourner à Kuang-tcheou : mais il revint chez son beau-père aussitôt que le temps de son service fut expiré ; le gouvernement de Liu-tchoung-ye étant terminé à la même époque, ils fixèrent leur résidence à Sin-tcheou, où Liu-tchoung-ye fut nommé juge et Fan-hi-tcheou, collecteur des douanes.


MORALE.


Fan-hi-tcheou était coupable en se révoltant , et Liu-chi en l’épousant , mais la nécessité et l’amour peuvent leur servir d’excuse. Le ciel a voulu récompenser leur fidélité en les réunissant de la manière extraordinaire que nous venons de voir.