Contes d’Italie/La Montagne vaincue

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Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 258-267).


LA MONTAGNE VAINCUE


Calme, le lac bleu sourit, encadré de montagnes neigeuses ; en plis somptueux, la dentelle vert foncé des jardins dévale jusqu’à lui ; sur le rivage, des maisons blanches qu’on dirait de sucre, se mirent dans Fonde, et tout évoque le sommeil paisible d’un enfant.

C’est le matin. Des Alpes, descend l’odeur caressante des fleurs ; le soleil vient de se lever, et la rosée étincelle encore sur les feuilles et sur les brins d’herbe. Tel un ruban gris, la route traverse le défilé de la montagne ; bien qu’elle soit dallée, elle paraît moelleuse comme du velours, et l’on est pris, à la voir, du désir instinctif de la caresser de la main.

Près d’un tas de décombres, est assis un ouvrier noir comme une taupe ; il porte une médaille sur sa poitrine, et l’expression de son visage est amène, grave et résolue.

Il pose ses poignets bronzés sur ses genoux, lève la tête, et regardant en face le passant qui s’est arrêté sous le châtaignier, lui dit :

— C’est pour le Simplon, signor, c’est la médaille que m’ont value les travaux du tunnel du Simplon.

Et abaissant les yeux sur sa poitrine, il sourit affectueusement au joli disque de métal.

— Sans doute, tout travail est pénible jusqu’au moment où on se met à l’aimer ; ensuite, il vous excite et devient plus facile. Mais tout de même, c’était un rude travail !

Il secoue doucement la tête, sourit au soleil et, s’animant tout à coup, agite les bras et ses yeux noirs étincellent.

— Parfois même, ce fut effrayant. La terre elle aussi doit sentir quelque chose, n’est-ce pas ? Quand nous eûmes pénétré en elle profondément, après avoir fait cette blessure à la montagne, elle nous accueillit avec rudesse, là-bas, tout au fond. Elle nous envoyait son haleine ardente, qui nous brûlait le sang, nous alourdissait la tête et endolorissait nos membres ; beaucoup d’entre nous s’en sont aperçus ! Ensuite, elle nous lança des pierres et nous aspergea d’eau chaude… oui, ce fut épouvantable, parce qu’il arrivait qu’à la lumière, l’eau devenait rouge. Alors mon père me disait : « Nous avons blessé la terre, à son tour elle nous brûlera, elle nous noiera tous dans son sang, tu verras ! » Évidemment, ce n’était qu’une imagination, mais quand on entend ces propos-là dans un trou profond, au milieu de ténèbres humides et étouffantes, du clapotis lugubre de l’eau et du grincement du fer attaquant le roc, on oublie un peu de distinguer l’imagination de la réalité. Et là, tout était fantastique, cher signor ; nous, hommes, nous étions si petits, et elle s’élevait jusqu’au ciel, cette montagne dont nous percions le sein… il faut voir cela pour le comprendre. Il fallait voir la gueule noire, creusée par nous autres, petits hommes, et où nous entrions le matin, à l’aurore, tandis que le soleil accompagnait d’un regard attristé ceux qui s’enfonçaient dans l’abîme, loin de lui… Il fallait voir nos machines et le visage maussade de la montagne… Il fallait entendre, tout au fond, le sombre grondement de ces explosions pareilles aux éclats de rire d’un dément.

L’ouvrier examine ses mains, arrange la médaille sur sa veste bleu foncé et pousse un léger soupir.

— L’homme sait travailler ! continue-t-il avec une fierté manifeste. Oh ! signor, le petit être humain, quand il veut travailler, c’est une force invincible ! Croyez-moi : à la fin des fins, ce petit être humain fera tout ce qu’il voudra. Mon père ne voulait pas le croire, tout d’abord. « Creuser la montagne de part en part, d’un pays à l’autre, disait-il, c’est aller contre la volonté de Dieu, qui a partagé la terre par les murailles des montagnes. Vous verrez que la Madone ne sera pas avec nous. » Il se trompait, le vieillard, la Madone a été avec tous ceux qui l’aimaient. Par la suite, le père en est arrivé à croire presque tout ce que je vous dis là, parce qu’il s’est senti plus fort, plus haut que la montagne ; mais il fut un temps où, les jours de fête, attablé devant une bouteille de vin, il nous sermonnait, les autres et moi :

— « Enfants de Dieu ! s’écriait-il, — c’était là son expression favorite, car mon père avait le cœur religieux et bon, — enfants de Dieu ! croyez-moi, il ne faut pas lutter avec la terre de cette manière-là ; elle se vengera de ses blessures tôt ou tard, et la victoire lui restera ! Vous le verrez : nous vrillerons la montagne jusqu’à ce que nous arrivions à son cœur et, quand nous l’aurons atteint, il nous consumera, il lancera des flammes sur nous, car le cœur de la terre est de feu, tout le monde le sait ! Ce qu’il faut, c’est cultiver le sol, lui aider à porter des fruits ; c’est ce qui nous a été enseigné ; tandis que nous, nous mutilons sa face et ses formes. Vous le voyez, plus nous pénétrons dans la montagne, plus l’air devient chaud et la respiration difficile… »

L’homme se met à rire doucement en effilant ses longues moustaches :

— Il n’était pas le seul de son avis ; c’était vrai, plus nous avancions dans le tunnel, plus la chaleur augmentait et plus le nombre des malades et des morts était grand. Et les sources chaudes coulaient avec une force toujours croissante, les roches s’éboulaient ; deux de nos camarades, des hommes de Lugano, perdirent la raison. La nuit, dans notre caserne, certains d’entre eux, travaillés par le cauchemar, gémissaient et sautaient brusquement à bas de leur lit, dans une espèce d’épouvante…

— « N’avais-je pas raison ? disait mon père, en roulant des yeux effrayés, et en toussant péniblement et longuement. N’avais-je pas raison ? C’est invincible, la terre !… »

Bientôt, il se coucha pour ne plus se relever. Il était robuste, mon vieux ; il lutta contre la mort pendant plus de trois semaines, avec obstination, sans se plaindre, en homme qui connaît sa valeur.

— « Mon œuvre est finie, Paolo, me dit-il une fois, pendant la nuit. Ménage-toi et retourne à la maison ; que la Madone t’assiste ! »

Puis il garda longtemps le silence ; les yeux fermés, il haletait…

L’ouvrier se lève, regarde la montagne et s’étire avec une telle force que ses muscles craquent.

—… Alors, il me prit la main, m’attira à lui et me dit la sainte vérité, signor !

L’homme a un sourire rayonnant.

— « Sais-tu, Paolo, mon fils, me dit-il, je crois quand même que cela s’accomplira : nous et ceux qui viennent de l’autre côté, nous nous retrouverons dans la montagne, nous nous rencontrerons… le crois-tu, toi ? »

Je le croyais.

— « C’est bien, mon fils ! C’est ce qu’il faut ! Tout ce qu’on fait, il faut l’accomplir en ayant foi dans le succès et en Dieu qui prête son assistance aux bonnes œuvres, grâce aux prières de la Madone. Je t’en prie, mon fils, si cela arrive, si les hommes se rencontrent, viens sur mon tombeau et dis : « Père, c’est fait ! » pour que je le sache ! »

Je le lui promis. Il mourut à cinq jours de là ; l’avant-veille de sa mort, il demanda aux autres qu’on l’ensevelît à l’endroit où il avait travaillé dans le tunnel… il le demanda avec insistance, mais c’était déjà du délire, à ce que je crois…

Treize semaines plus tard, notre équipe rencontra celle qui venait en sens inverse. Ah ! ce fut un jour de folie, signor, quand nous entendîmes, sous la terre, dans les ténèbres, le bruit du travail des autres, le bruit de ceux qui venaient au-devant de nous sous la terre, — vous comprenez, signor ? — sous l’énorme poids de la terre qui aurait pu nous écraser d’un seul coup, nous tous qui étions si chétifs !

Pendant bien des jours, nous entendîmes distinctement ces sons ; tous les jours, ils devenaient plus nets, plus compréhensibles, et nous étions envahis de la fureur joyeuse des vainqueurs. Nous travaillions comme de mauvais esprits, comme des êtres immatériels, sans éprouver de fatigue, sans avoir plus besoin d’indications. C’était réjouissant comme un bal par un jour de soleil, parole d’honneur !

Et dans un transport d’allégresse, l’ouvrier s’avança tout près de son auditeur, et lui planta dans les yeux ses yeux profonds, puis il continua d’une voix basse et joyeuse :

— Enfin, lorsque la couche rocheuse s’effondra, lorsque dans l’ouverture apparut, au milieu de la clarté rouge d’une torche, un visage inondé de larmes de joie et de sueur, et d’autres flambeaux et d’autres visages encore, quand des cris de victoire, des cris d’allégresse retentirent, oh ! ce fut le plus beau jour de ma vie, et en l’évoquant, je sens que je n’ai pas vécu en vain ! Ce fut un travail, mon travail, un saint travail, signor, oui, je vous le dis ! Et quand nous remontâmes au soleil, beaucoup d’entre nous se couchèrent sur le sol et l’embrassèrent en pleurant. C’était beau, comme une belle légende ! Oui, on embrassa la montagne vaincue, on embrassa la terre ; ce jour-là, elle me devint tout particulièrement proche et chère. Je me mis à l’aimer comme on aime une femme !

Bien entendu, je m’en allai vers mon père, oh ! oui. Bien entendu… quoique je sache parfaitement que les morts ne peuvent rien entendre, je m’en allai vers sa tombe : il faut respecter les désirs de ceux qui ont travaillé pour nous et ont souffert non moins que nous, n’est-ce pas ?

Oui, oui, je me rendis sur sa tombe, je frappai le sol du pied et je criai, comme il l’avait souhaité :

— Père, c’est fait ! Les hommes ont vaincu ! Père, c’est fait !…