Contes d’Italie/Le Bossu

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Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 137-164).


LE BOSSU


Sur la terrasse de l’hôtel, au travers du rideau vert foncé des ceps de vigne, la lumière du soleil se répand comme une pluie dorée, en fils tendus en l’air. Par terre, sur le carrelage grisâtre et sur les nappes blanches des tables tombent les bizarres dessins des ombres ; il semble que si on les regardait longtemps, on apprendrait à les lire comme des vers et qu’on en saisirait la signification. Les grappes de la vigne brillent au soleil comme des perles ou comme l’étrange gemme trouble appelée olivine ; dans la coupe d’eau posée sur la table, étincellent des diamants bleus.

Sur la dalle, entre les tables, gît un petit mouchoir de dentelles ; c’est une dame qui l’a perdu, à coup sûr, et elle doit être divinement belle ; elle ne saurait être autrement, en ce jour paisible, plein d’un lyrisme torride, en ce jour où toutes les choses banales et ennuyeuses deviennent invisibles, comme si, honteuses d’elles-mêmes, elles se dérobaient aux regards du soleil.

Le silence règne ; seuls, les oiseaux gazouillent dans le jardin, les abeilles bourdonnent autour des fleurs, et sur la montagne, parmi les vignes, une chanson soupire avec ardeur. Les chanteurs sont deux, un homme et une femme, chaque couplet est séparé de l’autre par un instant de silence, ce qui donne à la chanson un accent singulier, vaguement religieux.

Une dame venant du jardin monte lentement les larges degrés de l’escalier de marbre. C’est une vieille femme, très grande, au visage sombre et austère, aux sourcils froncés ; ses lèvres minces sont serrées obstinément, comme si elle venait de déclarer farouchement :

— Non !

Sur ses épaules sèches est drapée une pèlerine de soie dorée, garnie de dentelles, ample et longue comme un manteau. Sa tête aux cheveux gris, petite et disproportionnée à la taille, est couverte d’une dentelle noire. D’une main, la dame tient une ombrelle rouge à long manche, et de l’autre un sac de velours noir brodé d’argent. Elle marche tout droit au travers du réseau des rayons, d’un pas ferme, comme un soldat, et frappe le carrelage sonore du bout de son ombrelle. De profil, son visage est encore plus dur : le nez est crochu, le menton pointu est marqué d’une grosse verrue grise ; le front bombé surplombe lourdement les trous obscurs où les yeux se dissimulent dans un tissu de rides. Ils sont si profondément cachés que la vieille femme semble aveugle.

Derrière elle, se dandinant comme un canard, un bossu trapu, monte sans bruit l’escalier. Sa grosse tête, coiffée d’un chapeau mou de couleur grise, est lourdement penchée. Il tient ses mains dans les poches de son gilet, ce qui le fait paraître encore plus large et anguleux. Il est vêtu d’un costume blanc et chaussé de bottines également blanches, à semelles souples. Sa bouche est entrouverte, en une grimace maladive qui découvre des dents jaunes et inégales ; sur la lèvre supérieure se hérisse une déplaisante moustache noire, dont les poils sont rares et rêches comme du fil de fer. L’homme a la respiration difficile et fréquente ; ses narines frémissent sans cesse, mais sa moustache ne remue pas. Il marche en ouvrant d’une manière hideuse ses courtes jambes ; ses yeux immenses examinent la terre d’un air las et ennuyé. Il y a sur ce petit corps beaucoup de grosses choses : une grosse bague d’or, où est enchâssé un camée, à l’annulaire de la main gauche ; une grosse breloque d’or incrustée de deux rubis à l’extrémité du ruban noir qui tient lieu de chaîne de montre ; à la cravate bleu foncé, est piquée une grosse opale, pierre maléfique.

Les deux promeneurs traversent la terrasse et se dirigent vers la porte de l’hôtel ; semblables à des personnages des tableaux de Hogarth, ils sont laids, tristes, ridicules et indifférents à tout sous ce magnifique soleil. Il semble que tout s’obscurcit et se ternit à leur vue.

Ce sont des Hollandais, le frère et la sœur, les enfants d’un marchand de diamants, des gens dont la vie est très étrange, à en croire ce qu’on raconte d’eux.

Dans son enfance, le bossu était tranquille, effacé, rêveur et n’aimait pas les jouets, ce qui n’avait attiré l’attention de personne, sauf de sa sœur. Le père et la mère estimaient qu’il devait être ainsi, puisque c’était un infirme ; mais la fillette, qui avait quatre ans de plus que son frère, ne laissait pas de se montrer inquiète du caractère de celui-ci.

Elle passait presque tout son temps avec lui, essayant de toutes manières d’exciter l’attention du petit garçon, de le faire rire ; elle lui glissait des jouets dans la main, avec lesquels il édifiait toutes sortes de pyramides ; bien rarement, cédant aux efforts de sa sœur, il souriait d’un petit sourire contraint ; en général, il la regardait comme il regardait tout le reste, avec une expression morne dans ses grands yeux, qui semblaient aveuglés par on ne sait quoi. Ce regard glaçait l’ardeur de la fillette et l’agaçait.

— Je ne veux pas que tu aies ce regard, tu deviendrais idiot ! criait-elle en tapant du pied. Elle le pinçait et le battait ; il pleurnichait et cherchait à défendre sa tête en levant les bras en l’air. Mais il ne s’échappait jamais et ne se plaignait à personne d’être battu par elle.

Plus tard, quand il sembla à la petite qu’il pouvait comprendre ce qui était déjà clair pour elle, elle l’exhortait :

— Puisque tu es infirme, tu dois être intelligent, sinon nous aurons honte de toi, papa, maman, notre famille entière ! Tout le monde sera honteux qu’il y ait un petit monstre dans une maison aussi riche que la nôtre ! Dans les maisons riches, tout doit être beau ou intelligent, as-tu saisi ?

— Oui, répondait-il gravement, en penchant de côté sa grosse tête et en regardant sa sœur en face, du sombre regard de ses yeux inanimés.

Le père et la mère admiraient la façon dont la fillette se comportait avec son frère, et louaient son bon cœur devant celui-ci. Peu à peu, elle devint pour le bossu une compagne de tous les instants, elle lui apprenait à se servir de ses jouets ; elle l’aidait à apprendre ses leçons, elle lui lisait l’histoire des princes et des fées.

Lui, cependant, continuait à entasser ses jouets comme s’il eût voulu atteindre quelque but mystérieux ; il apprenait mal ; seules, les merveilles des contes le poussaient à sourire d’un air indécis ; une fois, il demanda à sa sœur :

— Y a-t-il des princes bossus ?

— Non.

— Et des chevaliers ?

— Pas davantage.

Le garçonnet poussa un soupir de lassitude ; elle posa la main sur les cheveux rêches et dit :

— Mais les sages magiciens sont toujours bossus.

— Alors, je serai magicien, déclara l’enfant avec soumission, et il ajouta après un instant de réflexion :

— Et les fées, sont-elles toujours belles ?

— Toujours.

— Comme toi ?

— Peut-être ; je crois même qu’elles le sont encore davantage ! avoua la fillette avec une franchise toute juvénile.

Il atteignit ainsi sa huitième année. Sa sœur remarqua que chaque fois que dans leurs promenades ils passaient soit à pied, soit en voiture, devant des maisons en construction, une expression d’étonnement se marquait sur le visage du petit garçon ; il regardait longuement les gens qui travaillaient, puis il tournait ses yeux muets vers sa sœur comme pour l’interroger.

— Cela t’intéresse ? demandait-elle.

Il répondait brièvement :

— Oui.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas…

Pourtant un jour, il s’expliqua :

— Les ouvriers me paraissent petits, les briques aussi ; or les maisons qu’ils bâtissent sont très grandes… Est-ce que toute la ville est construite ainsi ?

— Certainement.

— Et notre maison aussi ?

— Elle aussi !

Elle lui jeta un coup d’œil et déclara d’un ton décidé :

— Tu seras un architecte célèbre, entends-tu !

On lui acheta une quantité de cubes de bois, et dès lors, la passion de construire le posséda tout entier ; pendant des journées entières, assis par terre, dans sa chambre, il élevait en silence de hautes tours qui tombaient avec fracas. Il les reconstruisait aussitôt et ce travail lui devint si indispensable que même à table, pendant le dîner, il essayait d’édifier quelque chose avec les fourchettes et les ronds de serviette. Ses yeux avaient pris une expression plus profonde et plus concentrée ; ses mains s’étaient animées et se mouvaient sans cesse, tâtant tous les objets dont elles pouvaient se servir.

Maintenant, quand il se promenait en ville, il était capable de rester des heures devant une maison en construction, à regarder comment, grâce à de menues choses, s’en développait une plus grande qui s’élevait vers le ciel ; ses narines frémissantes aspiraient la poussière des briques et l’odeur de la chaux bouillonnante ; et ses yeux se couvraient d’un voile de méditation attentive.

— Tu deviendras architecte, n’est-ce pas ? lui suggérait alors sa sœur.

— Oui, répondait-il docilement.

Un soir, après le dîner, comme on attendait le café au salon, le père déclara qu’il était temps d’abandonner les jouets et de se mettre sérieusement à l’étude. Mais la sœur demanda, du ton de quelqu’un dont on reconnaît l’intelligence et avec qui l’on doit compter :

— J’espère, papa, que vous ne pensez pas le placer dans un établissement scolaire ?

Le père, un homme imberbe, grand, paré d’une quantité de gemmes étincelantes, répliqua en allumant un cigare :

— Pourquoi pas ?

— Vous savez bien pourquoi.

Comme il était question de lui, le bossu s’éloigna sans bruit ; il marchait lentement, en sorte qu’il put entendre sa sœur s’écrier :

— Mais tout le monde se moquerait de lui !

— C’est certain ! renchérit la mère.

— Il faut cacher des êtres comme lui ! reprit la sœur avec feu.

— Certes, il n’y a pas de quoi en être fier ! appuya la mère. Dieu ! que tu es intelligente, chère petite.

— Vous avez peut-être raison ! acquiesça le père.

Le bossu revint, et cria sur le seuil de la porte ;

— Je ne suis pas bête, moi non plus…

— Nous verrons, répliqua le père, et la mère ajouta :

— Personne ne pense le contraire…

— Tu étudieras à la maison, déclara la sœur, en faisant asseoir le bossu à côté d’elle. Tu apprendras tout ce qu’un architecte doit savoir ; cela te plaît-il ?

— Oui, tu verras…

— Que verrai-je ?

— Que cela me plaît !

Elle avait alors quinze ans et était à peine plus grande que lui, mais sa petite personne effaçait tout, le père aussi bien que la mère. Le bossu ressemblait à un crabe, et il considérait sa sœur, mince, robuste et bien prise, comme une fée sous la domination de laquelle vivaient tous les êtres de la maison.

Et voici que des gens polis et froids viennent chaque jour lui expliquer les choses les plus diverses ; ils l’interrogent, et l’enfant leur avoue avec indifférence qu’il ne comprend pas les sciences ; il les regarde froidement un instant, et poursuit ses rêveries. Il est évident pour tous que le gamin ne pense pas comme tout le monde ; il parle, peu, mais parfois il pose des questions bizarres sur les êtres anormaux, sur Dieu, sur les riches et les pauvres.

Les maîtres disaient de lui :

— Il a peu d’aptitude pour les mathématiques, mais témoigne d’un grand intérêt pour les problèmes moraux.

— Tu parles beaucoup, remarqua sévèrement sa sœur, quand elle apprit les conversations qu’il avait avec les professeurs.

— Ils parlent plus que moi.

— Et tu ne pries pas assez Dieu…

— Il m’a fait naître bossu…

— Ah ! tu te mets à penser de la sorte ! s’exclama-t-elle avec étonnement ; puis elle déclara :

— Je te pardonne pour cette fois, mais oublie tous propos de ce genre, entends-tu ?

— Oui.

Elle portait déjà des robes longues, et lui n’avait que treize ans.

Depuis lors, des désagréments de toute nature ne cessèrent d’accabler la jeune fille. Presque chaque fois qu’elle entrait dans le cabinet de travail de son frère, un instrument, une planche ou une poutrelle, tombait à ses pieds, après l’avoir touchée à l’épaule, à la tête, aux doigts ; le bossu la prévenait d’ailleurs d’un cri :

— Attention !

Mais c’était toujours trop tard et la jeune fille se trouvait atteinte.

Une fois, toute pâle et irritée, elle se jeta sur lui en boitillant et elle lui cria en pleine figure :

— Tu le fais exprès, monstre ! Et elle le souffleta.

Il avait les jambes faibles, il tomba ; assis à terre, il dit tout bas, sans larmes et sans colère :

— Comment peux-tu le croire ? Car tu m’aimes, n’est-ce pas ? Tu m’aimes ?

Elle s’enfuit en gémissant ; puis elle revint à lui pour qu’il s’expliquât.

— Cela n’arrivait jamais auparavant…

— Cela non plus, fit-il observer, tranquillement, en décrivant de son long bras un vaste cercle : dans tous les coins de la pièce, des caisses et des planches étaient entassées ; le tout avait l’air d’un vrai chaos ; l’établi de menuiserie et le tour adossés aux murs étaient surchargés de morceaux de bois.

— Pourquoi as-tu rassemblé ici toutes ces ordures ? demanda-t-elle, en regardant autour d’elle d’un air méfiant et dégoûté.

— Tu verras !

Il commençait déjà à bâtir : il avait fait une maisonnette pour les lapins et une niche pour le chien ; il inventa une souricière. La sœur suivait jalousement ses travaux, et à table elle en parlait avec fierté à ses parents.

Le père hochait la tête d’un air approbatif et disait :

— Ce ne sont encore que des bagatelles, mais tout commence par cela !

Et la mère, étreignant sa fille, disait au bossu :

— Comprends-tu combien tu dois la remercier des soins qu’elle te prodigue ?

— Oui, répondait le bossu.

Quand il eut achevé la souricière, il appela sa sœur, et, lui montrant l’engin grossier, il dit :

— Ce n’est pas un jouet, on peut le faire breveter. Vois, comme c’est simple et fort ; pèse là-dessus.

La jeune fille posa le doigt sur la souricière ; tout à coup quelque chose claqua, elle poussa un hurlement sauvage, et le bossu, sautillant autour d’elle, grommelait :

— Oh ! non, pas là, pas là…

La mère accourut, suivie des domestiques. On brisa l’appareil, on libéra le doigt pincé et bleui, et on emporta la jeune fille évanouie. La mère s’écria avec colère :

— Je ferai jeter tout cela ; je te défends de continuer…

Le soir, on fit appeler le bossu chez sa sœur ; elle lui demanda :

— Tu l’as fait exprès ? Tu me hais ? Pourquoi ?

Secouant sa bosse, il répondit à mi-voix, tranquillement :

— Tu ne t’es pas servi de la main qu’il fallait, tout simplement.

— Tu mens !

— Pourquoi t’abîmerais-je la main ? Ce n’est même pas celle avec laquelle tu m’as souffleté !

— Prends garde, monstre, tu n’es pas plus intelligent que moi !

Il approuva :

— Je le sais.

Il ne semblait pas qu’il eût pitié de sa sœur ni qu’il se considérât comme coupable envers elle ; son visage anguleux était calme comme toujours, ses yeux avaient une expression concentrée ; on ne pouvait croire qu’il fût méchant ni qu’il pût mentir.

Sa sœur avait dix-neuf ans et elle était déjà fiancée, quand le père et la mère périrent, au cours d’une promenade qu’ils faisaient à bord d’un yacht de plaisance, lequel fut éventré et coulé par la faute d’un pilote ivre dirigeant un cargo-boat américain. La sœur devait prendre part elle aussi à cette excursion, mais un mal de dents subit l’en avait empêchée.

À l’annonce de la catastrophe, elle se mit à courir par la maison et à sangloter, en levant les bras au ciel :

— Non, non, ce n’est pas possible !

Le bossu était resté sur le seuil de la pièce, et, enveloppé dans la portière, il la considérait avec attention ; il déclara en secouant sa bosse :

— Le père était si rond et si vide ; je ne comprends pas qu’il ait pu se noyer !

— Tais-toi, tu n’aimes personne ! cria la sœur.

— Je ne sais pas dire des paroles affectueuses, tout simplement ! répliqua-t-il.

Le cadavre du père ne fut pas retrouvé, celui de la mère qui avait été tuée avant de tomber à l’eau fut placé dans un cercueil ; elle parut aussi sèche, fragile et pareille au rameau mort d’un vieil arbre, qu’elle l’avait été de son vivant.

— Nous voilà seuls, s’écria la sœur d’une voix contrite, après les funérailles, en repoussant son frère d’un regard aigu de ses yeux gris. La vie nous sera pénible, nous ne savons rien et nous pouvons perdre beaucoup. Quel dommage que je ne puisse pas me marier tout de suite !

— Oh ! s’exclama le bossu.

— Qu’est-ce que ce « oh » ?

Il dit, après un instant de réflexion :

— Nous sommes seuls.

— Tu dis cela comme si quelque chose te faisait plaisir.

— Rien ne me fait plaisir.

— C’est bien dommage, car tu ressembles vraiment peu à un être vivant.

Un soir, le fiancé se présenta : c’était un petit bonhomme plein de vie, aux sourcils et aux cils blonds, avec une moustache bien fournie dans un visage rond et hâlé. Il rit toute la soirée sans s’arrêter ; il aurait pu rire sans doute ainsi toute une journée. Les fiançailles étaient déjà officielles ; on construisait pour le couple une maison dans l’une des plus belles rues de la ville, dans la plus propre et la plus tranquille. Le bossu n’avait jamais vu ce chantier et il n’aimait guère à en entendre parler. Le fiancé lui tapait sur l’épaule, d’une petite main boursouflée, ornée de bagues, et lui disait, en découvrant une quantité de petites dents :

— Tu devrais bien aller voir ça, hein ? Qu’en penses-tu ?

Longtemps, le bossu refusa sous divers prétextes ; enfin, il céda et accompagna les deux jeunes gens ; quand il fut parvenu avec le fiancé de sa sœur au dernier étage de l’échafaudage, ils tombèrent tous deux ; le fiancé chût à terre, dans une fosse à chaux, tandis que le frère, dont les habits s’accrochèrent aux bois de la charpente, resta suspendu en l’air et fut secouru par les maçons. Il s’était seulement foulé un pied et un bras et contusionné le visage ; le fiancé avait la colonne vertébrale brisée et le flanc ouvert.

La sœur se débattait dans une crise nerveuse, ses doigts égratignaient la terre et soulevaient une poussière blanche. Elle pleura longtemps, plus d’un mois ; puis, elle commença à ressembler à sa mère : elle maigrit, s’allongea et se mit à parler d’une voix froide et sans timbre.

— Tu es mon malheur ! déclarait-elle parfois à son frère.

Il ne répliquait pas et baissait ses grands yeux. La sœur se vêtit de noir ; ses sourcils formèrent une ligne droite ; quand elle voyait son frère, elle serrait les dents avec une telle force que ses pommettes saillaient en angles aigus. Le bossu tâchait de l’éviter et dessinait sans cesse des projets, dans la solitude et le silence. Il vécut ainsi jusqu’à sa majorité ; et dès ce jour-là commença entre eux la lutte à laquelle ils vouèrent toute leur existence : la lutte qui les enchaîna par les solides maillons des outrages et des insultes réciproques.

Le jour de sa majorité, le bossu dit à sa sœur, d’un ton péremptoire :

— Il n’y a ni sages magiciens, ni bonnes fées, il y a seulement des êtres humains ; les uns sont méchants, les autres bêtes et tout ce qu’on dit du bien n’est qu’un conte. Moi, je veux que ce conte devienne une réalité. Rappelle-toi, tu m’as dit que dans une maison riche, tout doit être beau ou intelligent. Dans une ville riche, tout aussi doit être beau. Je vais acheter du terrain en dehors de la ville et j’y construirai une maison pour moi et pour les monstres qui me ressemblent. Je les ferai sortir de cette cité où il leur est trop pénible de vivre et où leur vue est désagréable à ceux qui te ressemblent…

— Non, dit-elle, tu ne feras certainement pas cela. C’est un projet insensé.

— C’est mon projet…

Ils le discutèrent sans emportement, avec une froideur haineuse.

— Je suis résolu, déclara-t-il enfin.

— Et moi, je ne veux pas ! répondit-elle.

Il haussa sa bosse et sortit. À quelque temps de là, la sœur apprit que le terrain était acheté, et que des terrassiers avaient même commencé les fondations ; on amenait des briques par dizaines de mille, ainsi que des pierres, du bois et du fer.

— Tu te sens toujours petit garçon ? demanda-t-elle. Tu t’imagines que c’est un jeu ?

Il gardait le silence.

Une fois par semaine, la sœur s’en allait hors de ville, dans une petite voiture attelée d’un cheval blanc qu’elle conduisait elle-même. En passant devant le chantier, elle regardait la chair rouge des briques qui était ligaturée par les tendons des poutrelles de fer et le bois jaune posé dans la lourde masse comme des cordons de nerfs. De loin, elle apercevait la silhouette de son frère : pareil à un crabe, il rampait sur l’échafaudage, une canne à la main, coiffé d’un chapeau fripé. De retour à la maison, elle regardait fixement le visage excité du bossu, dont les yeux noirs étaient devenus plus doux et plus clairs.

— Non, disait-il à mi-voix ; j’ai eu une bonne idée ; ce que je fais sera aussi profitable pour vous, gens normaux, que pour nous, êtres infirmes. Notre hideur ne blessera plus votre beauté ! D’ailleurs c’est une affaire merveilleuse que de bâtir, et il me semble que je vais bientôt me considérer comme un homme heureux…

Elle lui demanda, en toisant d’un œil énigmatique le corps difforme de son frère :

— Heureux ?

— Oui ! Sais-tu que les gens qui travaillent ne nous ressemblent absolument pas ; ils font naître des pensées toutes différentes. Comme il doit se sentir heureux, sans doute, le maçon qui passe dans les rues » de la ville où il a bâti des dizaines de maisons ! Il y a beaucoup de socialistes parmi les ouvriers ; ce sont, avant tout, des hommes sobres, et vraiment ils ont le sentiment de leur dignité… Il me semble parfois que nous connaissons mal notre peuple…

— Tu parles drôlement, remarqua-t-elle.

Le bossu s’animait et devenait de jour en jour plus loquace :

— En réalité, tout marche comme tu le désirais : je deviens le sage magicien qui va délivrer la ville de ses monstres, et toi, tu pourrais être la bonne fée, si tu voulais. Pourquoi ne réponds-tu pas ?

— Nous en reparlerons plus tard ! dit-elle, en jouant avec sa chaîne d’or.

À quelques jours de là, il eut avec sa sœur un dialogue tout à fait inattendu :

— Peut-être suis-je plus coupable envers toi que tu ne l’es envers moi.

Elle s’étonna.

— Moi ? Coupable envers toi ?

— Attends ! Parole d’honneur ; je ne suis pas aussi coupable que tu le crois ! Je marche difficilement, tu le sais ; c’est moi qui ai poussé ton fiancé, j’en conviens, mais c’était sans mauvaise intention, crois-moi ! Je suis infiniment plus coupable d’avoir voulu mutiler la main avec laquelle tu m’avais frappé…

— Laissons cela, dit-elle.

— Il me semble qu’il faut être meilleur, murmura-t-il. Je crois que le bien n’est pas un conte, qu’il est possible d’être bon…

Dans la banlieue, la bâtisse grandissait rapidement ; elle s’élargissait sur le sol gras et s’élevait vers le ciel, toujours gris, toujours lourd de pluie.

Un jour, un groupe de personnages officiels parut sur le chantier ; ils examinèrent ce qui avait été fait et, après avoir conversé à mi-voix entre eux, ils défendirent de poursuivre les travaux.

— C’est toi qui as machiné cela ! décria le bossu en se jetant sur sa sœur et en la saisissant à la gorge ; mais des étrangers survinrent et on arracha la jeune femme à son étreinte.

— Vous voyez, s’écria-t-elle, que mon frère n’est pas dans un état normal et qu’il est indispensable de le mettre en tutelle ! Cela a commencé aussitôt après la mort de notre père ; mon frère l’aimait passionnément. Demandez à nos domestiques ; tous savent qu’il est malade. S’ils ont gardé le silence jusqu’à ces derniers temps, c’est parce qu’ils sont de braves gens ; l’honneur de la maison, où beaucoup d’entre eux vivent depuis leur enfance, leur est cher. Moi aussi, j’ai caché notre malheur ; je ne pouvais être fière d’avoir pour frère un dément.

Le visage du bossu se violaça et ses yeux sortirent de leurs orbites, quand il entendit ces paroles ; il ne put proférer un son ; il égratignait en silence les mains de ceux qui le tenaient. La sœur ajouta :

— Mon intention est d’offrir cette maison à la ville pour en faire une clinique de psychiatrie qui portera le nom de mon père…

Le bossu poussa un gémissement et perdit connaissance. On l’emporta.

La sœur fit achever l’édifice avec la même rapidité que son frère avait mise à en commencer la construction ; quand la maison fut terminée, le premier malade qui y fut hospitalisé, fut le bossu. Il y passa sept ans, laps de temps amplement suffisant pour devenir idiot. Cependant, sa sœur avait vieilli et perdu à tout jamais l’espoir de se marier ; lorsqu’elle vit que son ennemi était anéanti et qu’il ne ressusciterait plus, elle le prit sous sa garde.

Aujourd’hui le frère et la sœur errent d’un pays à l’autre sur le globe terrestre ; pareils à des oiseaux aveuglés, ils jettent sur tout ce qui rend la vie agréable et belle un regard sans joie et sans intérêt, et ils ne voient nulle part autre chose qu’eux-mêmes.