Contes d’une vieille fille à ses neveux/Noémi, ou L’Enfant crédule

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NOÉMI, OU L’ENFANT CRÉDULE.


CHAPITRE PREMIER.

LA GRAND’MÈRE.


Il y avait une fois, dans une vieille ville de France (et peut-être était-ce Paris), au fond d’une vieille rue, dans une vieille maison toute noire, une vieille femme bien triste, qui élevait près d’elle une toute petite fille. La pauvre enfant avait extrêmement peur de sa grand’mère, qui était une femme fort méchante et que tout le monde fuyait à cause de sa mauvaise humeur ; ce n’était pas une grand’maman comme les grand’mamans d’aujourd’hui, qui gâtent leurs petites-filles, les mènent à la promenade, leur donnent des bonbons et leur achètent des joujoux ; c’était une grand’mère toujours triste et malade, qui vivait toute seule dans une chambre sombre, n’ayant qu’une vieille servante, encore plus maussade qu’elle, et, de plus, sourde à n’entendre pas le tonnerre gronder. L’aspect continuel de ces deux personnes souffrantes, de cette demeure isolée, de ces meubles centenaires, de ces vêtements antiques, avait rendu la pauvre Noémi si timide, qu’elle osait à peine respirer. Jamais la verdure de la campagne n’avait réjoui ses yeux, à peine avait-elle aperçu le bleu du ciel ; car la vieille dame, ayant la vue très-affaiblie, ne permettait pas qu’on ouvrît les fenêtres de son appartement. Le soleil l’attristait, disait-elle, parce qu’elle ne pouvait plus le voir sans souffrir.

Noémi n’avait jamais rien entrevu qui charmât ses regards d’enfant : jamais de petits souliers rouges quand elle était en nourrice ; et maintenant qu’elle a six ans, pas une jolie robe couleur de rose, que les petites filles aiment tant et qui leur sied si bien ; au contraire, on l’avait affublée d’une vieille robe à ramage qui avait servi à toutes les grand’mères de la famille depuis deux cents ans, et dont il ne restait plus que les morceaux ; les fleurs étaient si grandes qu’il n’avait pu en entrer que deux dans toute la robe : c’étaient deux énormes pivoines qui se partageaient la poitrine et le dos ; une autre pivoine avait suffi pour les deux manches : la pauvre petite était affreuse ainsi vêtue. Quant à des joujoux, Noémi ne savait seulement pas ce que c’était ; aussi avait-elle appris à lire en peu de jours ; hélas ! elle n’avait personne pour la distraire de ses leçons : pas de petit frère pour jouer avec elle, pas de grande sœur pour la taquiner, et surtout pas une belle et jeune mère pour la caresser. Elle était seule, toujours seule à regarder le feu brûler et la lampe noire vaciller. Il fallait bien travailler, puisque les récréations étaient si ennuyeuses. Encore ne pouvait-elle étudier que tout bas ; sa grand’mère malade ne pouvait supporter le moindre bruit, et le vieux prêtre qui lui enseignait à lire lui disait les mots à l’oreille et elle les épelait du bout des lèvres. On n’était pas libre un moment, pas même pour apprendre à lire…

Mais enfin, quand elle sut lire couramment, ce fut sa seule récréation : tant qu’il faisait jour, elle lisait ; sitôt qu’on allumait la lampe, elle lisait. Elle ne comprenait pas toujours ce qu’elle lisait, car elle n’avait presque rien vu ! et pourtant c’était pour elle un grand plaisir que d’entrevoir qu’il existait autre chose dans la vie que cette vilaine maison, ces deux vieilles malades et ces sombres objets qui l’entouraient. Souvent elle hasardait une question : elle demandait à la servante ce que c’était qu’un léopard, un crocodile, une gazelle, etc. ; mais la méchante, qui était sourde et qui enrageait d’être sourde, car elle était encore plus bavarde, lui répondait d’une voix sèche : — Taisez-vous, mademoiselle, — mot qu’elle avait adopté, et qu’elle jetait au hasard, le plus ordinairement quand la petite n’avait point parlé ; aussi Noémi ignorait absolument la véritable signification de ce mot ; elle croyait que taisez-vous voulait dire finissez. Si elle était à table, à manger tranquillement les mauvais ragoûts qu’on lui servait, la méchante Gertrude, se figurant qu’elle avait parlé, s’écriait tout à coup : — Taisez-vous, mademoiselle ! — la pauvre enfant posait bien vite sa cuiller sur la table, croyant qu’on lui défendait de manger. Son imagination enfantine, n’étant guidée par rien, s’égarait à tout moment. C’est une chose effrayante, que la quantité d’idées fausses qui peuvent germer dans l’esprit d’un enfant qui n’a rien vu et qui pense !

Le père de Noémi était à la guerre ; c’est pourquoi, ayant perdu sa femme à l’âge de vingt ans, et ne pouvant élever lui-même sa fille, il l’avait confiée à sa grand’mère pendant son absence, et c’est aussi pourquoi la petite Noémi était si malheureuse.

Cependant son papa ayant su qu’elle avait appris à lire en quinze jours, voulut la récompenser de ses peines en lui envoyant de bien beaux livres.

Il se rappela ceux qu’on lui avait donnés dans son enfance, ceux qui l’avaient le plus amusé, et il choisit, comme tout le monde aurait fait à sa place, les Contes de Perrault : la Barbe-bleue, le Petit Poucet, Peau-d’âne, etc., et les Fables de la Fontaine.

Noémi fut bien joyeuse quand elle reçut ce beau présent ; elle regarda d’abord la magnifique reliure, qui était en maroquin rouge ; elle n’avait jamais rien vu de pareil ; ensuite elle contempla toutes les images, depuis la première jusqu’à la dernière, une à une, restant une heure à chacune, puis recommençant de plus belle. Il y avait beaucoup de choses qu’elle ne comprenait pas ; il y avait surtout des animaux qu’elle ne connaissait nullement et dont les gravures disproportionnées ne lui donnaient qu’une très-petite idée ; l’âne, par exemple, lui paraissait le plus terrible des animaux, avec ses grandes oreilles qui menacent le ciel ; le tigre, au contraire, lui semblait un joli petit animal moucheté et tacheté ; le lion, un bon lourdaud sans malice ; mais, en revanche, elle trouvait que le pigeon avait l’air fort méchant, et le papillon, avec ses larges ailes, ses gros yeux et ses antennes démesurées, lui faisait une peur effroyable.

Quand elle eut bien étudié la ressemblance des divers animaux représentés en tête de chaque fable et de chaque histoire, elle lut attentivement les deux ouvrages, et elle s’en amusa beaucoup. Comme personne ne prit la peine d’observer les impressions que cette lecture faisait naître en son esprit et de rectifier ses idées, toutes ces choses entrèrent dans sa tête pêle-mêle et s’y logèrent comme elles voulurent : les ogres qui mangent les enfants, les rats qui s’invitent à dîner, les chiens et les loups qui causent de leurs affaires, les citrouilles qui deviennent des carrosses, les ours qui se promènent dans les jardins, les bottes qui font sept lieues en un pas, et mille autres merveilles semblables, tout cela entra dans sa croyance sans obstacle et sans la moindre objection. Le Loup du Petit Chaperon rouge lui paraissait d’autant plus probable, que sa mère-grand à elle était fort laide et fort méchante, et qu’avec son bonnet de nuit bien peu de loups auraient été plus mal coiffés qu’elle.


CHAPITRE DEUXIÈME.

DIALOGUE AVEC UN CHIEN.


Cependant la guerre étant finie, le père de Noémi revint. À peine débarqué dans une auberge, il courut chercher sa jolie petite fille, qu’il n’avait pas vue depuis si longtemps. Mais la vieille Gertrude, qui savait son retour, impatiente de se débarrasser de l’enfant, venait de la conduire à l’auberge où elle croyait que le capitaine était encore.

Elle arrive, on lui dit que le père de Noémi est sorti, mais qu’il va revenir déjeuner ; alors elle confie l’enfant à l’aubergiste, et s’enfuit bien vite rejoindre sa vieille maîtresse, qui ne peut se passer d’elle un instant.

L’aubergiste a promis de surveiller la petite fille, mais il a aussi promis de surveiller le déjeuner, et il aime mieux cela, parce que c’est son métier.

Voilà donc Noémi livrée à elle-même pour la première fois de sa vie. On l’avait laissée dans la salle basse, devant la porte du jardin ; elle regardait autour d’elle, elle n’osait s’approcher, elle était toute tremblante. Peu à peu elle s’enhardit ; elle aperçut des fleurs dans le jardin, c’étaient des capucines et des coquelicots ; elle les admira quelques temps en silence avec recueillement ; enfin elle franchit le seuil de la porte et se trouva dans le jardin.

D’abord l’éclat du jour l’éblouit, mais ensuite il l’enivra. Elle éprouva une joie, une joie si grande, que son cœur en battit vivement. Elle sautait, elle sautait, elle courait ; elle ne savait plus ce qu’elle faisait : tout lui paraissait si joli, et le ciel lui semblait si beau !

Elle se familiarisa bientôt avec tous ces objets nouveaux pour elle : elle en avait lu cent fois les descriptions étonnantes, elle n’en reconnut pas un ; bien plus, elle se trompait lorsqu’elle croyait les reconnaître. Elle voulut cueillir une petite clochette qui grimpait dans un groseillier à maquereau ; alors elle se piqua très-fort aux épines du groseillier. Loin de se mettre à pleurer comme aurait fait une petite ignorante, elle sourit et dit : — Oh ! je savais cela ; je me souviens… des épines : c’est une rose.

Or il y avait auprès d’elle un chien qui se chauffait tranquillement au soleil ; il remuait la queue chaque fois que Noémi passait auprès de lui ; car, malgré la robe à ramage de Noémi, il voyait bien que cette petite vieille serait capable de jouer avec lui. Elle l’aperçut et pâlit de frayeur, elle le prit pour un loup : c’était un gros chien de berger. Cependant elle se rassura promptement, et se dit que les loups n’habitaient que les forêts et qu’ils venaient bien rarement dans les villes.

Le gros chien était d’ailleurs si en train de jouer avec la semelle d’un soulier, et il paraissait si peu féroce, que Noémi se hasarda à entamer la conversation avec lui, sans savoir précisément qui il était. Elle se rapprocha peu à peu du gros philosophe, qui ne lui dit point : « Ôte-toi de mon soleil ! » et prenant une petite voix bien douce : — Qui es-tu ? demanda-t-elle ; comment t’appelles-tu ? — Le chien, flatté qu’on s’occupât de lui, comme tous les chiens, répondit à cette agacerie par son jappement ordinaire, qu’on peut traduire à peu près comme ceci : « Houap ! houap ! »

— Houap ! répéta Noémi ; ce n’est pas un joli nom… Moi, je m’appelle Noémi.

Le chien leva la tête, et comme il ne parut point critiquer ce nom, la petite changea de conversation.

— Veux-tu venir avec moi ? dit-elle en faisant quelques pas dans le jardin. Le chien, qui s’était levé, la voyant courir, la suivit ; et elle se persuada qu’il l’avait comprise et même qu’il avait répondu : — Oui, je veux bien.

Elle courût quelque temps dans le jardin ; mais comme le chien s’obstinait à mordre sa robe, — cette vilaine robe, elle le méritait bien ! — Noémi eut peur ; elle s’arrêta.

Le chien, voyant qu’elle ne voulait plus jouer, la laissa, et rejoignit sous le gazon un os de sa connaissance qu’il avait caché là le matin ; il se mit à le ronger paisiblement, sans prendre garde à Noémi ; mais elle s’obstinait au dialogue. — Veux-tu rentrer avec moi dans la maison ? lui demandait-elle. Le chien ne la regarda seulement pas ; et Noémi impatientée éleva la voix : — Veux-tu venir avec moi ? Dis donc ! le veux-tu, oui ou non ?

Le chien ne changeait pas d’attitude ; il y avait certainement mauvaise volonté de sa part : puisqu’il avait dit oui tout à l’heure, il pouvait bien dire non maintenant. Noémi, hors d’elle, et déjà gâtée par la liberté, veut punir l’entêtement du philosophe. — Ah ! tu ne veux plus parler ! s’écrie-t-elle ; je vais bien t’y forcer, moi ! — Et la petite volontaire, hier si tremblante, si soumise, s’empara d’un bâton qu’elle trouva sur son chemin, et se mit à taper de toutes ses forces sur le dos de la pauvre bête, qui n’y comprit rien.

Une servante d’auberge, occupée à étendre du linge à quelques pas de là, vint au secours du malheureux animal. — Eh ! dites donc, ma petite demoiselle, pourquoi que vous battez not’ chien ?

— Parce qu’il ne veut pas me répondre ! reprit Noémi en colère.

— Vous répondre ? répéta la servante en éclatant de rire. Est-elle folle donc, la petite ! Elle croit que les chiens parlent… Ah ! c’te bêtise !

Noémi, voyant qu’on se moquait d’elle, s’éloigna fort mécontente. Elle voulait rentrer dans la maison, mais le spectacle qui s’offrit à ses regards la fit reculer d’effroi.


CHAPITRE TROISIÈME.

LES OGRES.


Elle aperçut, à travers les fenêtres de la salle à manger, de grands êtres épouvantables dont elle n’avait jamais eu l’idée. Ils étaient d’une stature gigantesque ; leur tête et leur poitrine étaient couvertes de cuivre, et une longue et noire crinière flottait sur leurs larges épaules.

Noémi toute tremblante alla se cacher sous l’escalier, derrière la fontaine ; de là elle pouvait entendre parfaitement tout ce qu’ils disaient. Leur grosse voix était si terrible, que Noémi frissonnait à chacune de leurs paroles. Malgré son effroi, elle conservait de la présence d’esprit, et repassait dans sa mémoire si elle n’avait pas trouvé dans ses livres la description de quelque monstre qui ressemblât à ceux qu’elle avait en ce moment devant les yeux. Un mot que dit l’aubergiste en passant devant elle l’éclaira subitement. — En vérité, s’écria-t-il de mauvaise humeur, je ne sais avec quoi je vais rassasier fous ces ogres-là.

Noémi tressaillit. — Ce sont des ogres, pensa-t-elle ; ô ciel ! que vais-je devenir ?

Vous n’auriez point dit cela, mes chers neveux ; vous auriez dit : — Voilà de bien beaux cuirassiers, et vous auriez eu raison ; car c’était, en effet, de fort beaux cuirassiers.

L’un d’eux sortit de la salle à manger, et comme l’odeur de la cuisine se faisait sentir : — Oh ! s’écria-t-il, ça sent la chair fraîche !

Noémi, à ces mots, se rappelant l’ogre du Petit Poucet, se cacha encore plus loin derrière la fontaine, et ne douta pas que l’ogre ne s’empressât de la chercher.

Cependant il rentra dans la salle à manger ; et pendant le repas des ogres, qui fut assez long, elle prêta l’oreille à leurs discours. Excepté quelques mots, tels que oui, non, elle ne comprit rien de ce qu’ils disaient ; il y avait surtout de grandes exclamations qui leur échappaient chaque fois qu’ils frappaient du poing sur la table, qu’elle ne pouvait s’expliquer et qui la remplissaient de terreur.

Enfin, la porte de la rue s’ouvrit, et un ogre de la même espèce, mais qui paraissait commander à ceux-là vint demander à l’aubergiste s’il n’avait pas vu une petite fille entrer dans l’auberge avec sa bonne. On lui répondit que cette petite fille était allée dans le jardin, et qu’on ne savait pas ce qu’elle était devenue. Comme l’ogre en chef paraissait inquiet de ne pas trouver l’enfant, tous les ogres se mirent à courir dans le potager, à qui découvrirait le premier la petite fille.

Noémi avait beau se coller contre le mur, il y avait toujours un coin de sa vilaine robe qui passait ; aussi elle fut bientôt aperçue.

— La voilà, la voilà, mon capitaine, s’écria le plus laid des ogres en saisissant Noémi, qui voulait s’enfuir. À moi, camarades ! l’ennemi fait résistance. — Puis, voyant que Noémi se débattait pour s’échapper : - Qu’est-ce que vous avez donc à vous démener comme ça, mamzelle ? lui dit-il ; n’avez-vous pas peur qu’on vous mange ! — Ces paroles confirmèrent Noémi dans son erreur ; elle répondit : — Pas aujourd’hui peut-être, vous venez de déjeuner ; mais demain !…

Elle ne put achever, ses sanglots la suffoquèrent ; alors le soldat poussa un grand éclat de rire qui ramena tout le monde de son côté. — Mon capitaine, dit-il, voilà mademoiselle votre fille qui nous prend pour des ogres !

Le père de Noémi accourut vers elle, et il l’embrassa si tendrement qu’elle fut bientôt rassurée : il était si affectueux, si caressant, ce bon père, qu’il n’était pas possible que ce fût un ogre, ou du moins ce devait être un bien excellent ogre.


CHAPITRE QUATRIÈME.

L’INCRÉDULITÉ.


Noémi voyagea quelque temps avec son père ; on la mit plusieurs mois en pension, et comme partout on se moqua de sa crédulité, elle finit par la perdre entièrement.

À sa pension, on racontait souvent, et en riant d’elle, comment elle avait pris son père pour un ogre ; comment elle voulut un jour causer sérieusement avec un chien, et mille autres niaiseries que son ignorance lui avait fait dire ; alors elle en conclut que la crédulité était une chose ridicule, et elle tomba dans le défaut contraire : elle douta de tout, des vérités les plus positives, et ce nouveau travers, bien plus dangereux que l’autre, l’entraîna dans une quantité de dangers et de malheurs.

D’abord, on s’amusa de ce nouveau défaut. On avait ri de lui voir ajouter foi à des choses impossibles ; on rit encore de ce qu’elle refusait de croire à des choses véritables.

— Plante ce noyau de cerise, lui disait-on, et il poussera un cerisier à cette place ; — ou bien : — Enferme cette chenille dans une boîte et tu auras un beau papillon.

Noémi levait alors les épaules d’un air malin : — Vous vous moquez de moi, répondait-elle ; mais à présent je ne crois plus à tous ces mensonges-là.

Si une grande personne lui disait : — Quand tu seras grande comme moi, tu feras telle ou telle chose…

— Moi, grande ! reprenait-elle ; oh ! je sais bien que je serai toujours petite ; comment serait-il possible que je grandisse ?

Ainsi elle ne pouvait pas s’imaginer que l’on grandît jamais ; elle croyait que les hommes étaient comme les oiseaux ; qu’il y en avait de grandes espèces, mais que les enfants restaient toujours de petits hommes, comme les colibris restent toujours de petits oiseaux.

Un jour, des maçons étaient venus réparer un mur dans le jardin, et ils y avaient creusé un trou rempli de chaux.

— Prends bien garde, dit-on à Noémi qui arrosait des fleurs à quelques pas de là, ne jette pas d’eau sur cette chaux, tu te brûlerais.

— Mais c’est de l’eau froide, dit-elle en riant ; comment pourrais-je me brûler avec de l’eau froide ?

Persuadée qu’on se moquait de sa crédulité, elle répandit son arrosoir autour d’elle, et se mit à jouer avec la chaux.

Bientôt elle jeta des cris effroyables, car elle s’était brûlée cruellement ; mais cela ne suffit pas encore pour la corriger.

Son père l’emmena peu de temps après en Normandie, dans un vieux château situé au bord de la mer, dont il venait d’hériter. Noémi, qui entendait parler de son oncle qui était mort récemment, demanda ce que c’était que de mourir.

Un petit paysan qui était près d’elle, entendant cela, lui dit : — Tenez, mamzelle, c’est d’être comme ce mulot que je viens de tuer ; j’ai beau le secouer, il ne remuera plus.

Le soir, Noémi vint tout en larmes chez son père, en s’écriant : — Elle est morte ! elle est morte !

— Qui donc ? demanda-t-il alarmé.

— Ma montre ! répondit Noémi.

En effet, la montre s’était arrêtée.

Rien n’était si inquiétant pour le caractère de Noémi que cet esprit faux, ces croyances et ces doutes également mal placés. Comment enseigner la religion à cette jeune âme, si folle et si défiante ? comment lui faire adorer les mystères sublimes, qu’elle ne pourrait comprendre ? car c’est profaner un mystère que de vouloir l’expliquer ; et alors que deviendrait-elle sans religion, sans Dieu ? sans un Dieu à qui adresser sa prière, à qui demander des consolations ? La pauvre Noémi eût été bien malheureuse…


CHAPITRE CINQUIÈME.

LA MARÉE.


C’est une triste vérité à vous apprendre, mes chers enfants, mais il est certain que les seuls remèdes à nos défauts sont les chagrins qui en découlent : le cœur seul corrige l’esprit, il faut qu’il souffre amèrement de nos fautes pour nous apprendre à les reconnaître, et ensuite à les éviter : c’est ce que vous verrez dans l’histoire de Noémi.

Son imagination égarée par des lectures mal faites, son esprit que personne n’avait dirigé dans ses premières croyances, après avoir ajouté foi à des merveilles impossibles, avait fini par regarder comme autant de fables ce qu’on lui disait des prodiges de la nature.

Chaque jour, son père lui défendait d’aller jouer dans les sables au bord de la mer, à l’heure de la marée.

— Tu ne sais point nager, lui disait-il ; si tu tombais dans l’eau, qu’est-ce que tu deviendrais ?

— Je deviendrais poisson, répondait-elle sans se déconcerter.

Son père souriait de cette réponse, mais il n’en était pas moins alarmé.

Un jour qu’il était absent, Noémi courut chercher le petit paysan avec qui elle jouait habituellement. — J’ai vu hier de bien beaux coquillages dans les sables, dit-elle ; prends un panier et viens avec moins les chercher.

— Je le veux bien, mamzelle, répondit l’enfant ; mais nous reviendrons tout de suite, avant l’heure de la marée, n’est-ce pas ?

Tous les deux coururent au bord de la mer ; ils y restèrent à jouer pendant une heure environ, et bientôt le panier fut rempli de coquillages.

— Retournons au château, mamzelle, dit le petit paysan effrayé ; il est déjà tard : voici l’heure de la marée.

— Tu m’ennuies avec ta marée ! s’écria Noémi en colère. Qu’est-ce que c’est donc que la marée ?

— C’est, voyez-vous, mamzelle, le moment où la mer, qui est là-bas, vient ici ; elle monte, elle monte sur le sable, jusqu’à ce rocher ; si bien que ceux qui resteraient là seraient noyés ; mais, après cela, le lendemain, elle s’en va, elle se retire jusque là-bas où elle est maintenant ; et c’est tous les jours la même chose.

Noémi, à cette explication, se met à rire comme une folle : — Tu crois à toutes ces bêtises-là ? dit-elle.

— Rien n’est plus vrai !

— L’as-tu vu ?

— C’est maman qui me l’a dit, et qui m’emmène tous les jours avant que l’eau remonte.

— Elle te dit cela pour t’empêcher d’aller jouer au bord de la mer, parce qu’elle ne veut pas que tu tombes dans l’eau ; comme on me dit aussi, à moi, que Croquemitaine emporte les petites filles qui se promènent le soir dans le jardin, parce que ma bonne ne veut pas que je sorte et que je m’enrhume. Ces contes-là sont inventés pour les tout petits enfants ; mais nous autres, nous ne sommes pas obligés d’y croire.

— Cependant, mamzelle, c’est bien connu dans le pays… la marée !

— Et Croquemitaine ! est-ce qu’il n’est pas bien connu aussi, et pourtant tu ne l’as jamais vu ! Va, ne crois pas à tous ces mensonges. Si tu savais comme on s’est moqué de moi quand j’étais petite, et l’on avait raison ; je croyais toutes sortes de folies : j’avais peur d’être mangée par des ogres, d’être changée en chatte ; je craignais toujours, quand je me mettais en colère, de voir sortir de ma bouche des crapauds et des couleuvres ; je croyais encore…

— Mamzelle, interrompit le petit paysan éperdu, regardez donc !

Noémi, à genoux et occupée à ramasser des coquilles, tournait le dos à la mer.

— Laisse-moi tranquille, répondit-elle, tu es un peureux ; je ne jouerai plus avec toi…

Mais en disant ces mots, elle retourna la tête, elle venait d’entendre derrière elle un bruit singulier dans les cailloux. Quelle fut sa terreur en voyant que la mer était déjà venue presque jusqu’à ses pieds ! le panier qu’elle avait rempli de coquilles et qu’elle avait laissé sur le rivage était déjà presque entièrement caché par les flots, qui s’avançaient, qui s’avançaient toujours avec une rapidité effrayante.

— Fuyons ! fuyons ! s’écria le petit paysan. Vous le voyez bien, maman avait raison.

Les deux enfants se mirent à courir avec toute la vitesse de la peur ; mais leurs pauvres petits pieds n’allaient point si vite que la mer, cette ennemie implacable qui les poursuivait.

Leurs pieds s’enfonçaient dans le sable humide ; l’eau commençait à alourdir leurs vêtements, et déjà ils ne pouvaient plus courir facilement. Épuisée de fatigue, Noémi fit un faux pas et tomba ; le petit paysan, qui courait plus vite qu’elle, et qui l’avait déjà de beaucoup devancée, la voyant ainsi, revint auprès d’elle pour l’aider à se relever ; et puis, au lieu de courir en avant, il ralentit son pas pour la soutenir. Il ne voulut point l’abandonner dans ce péril, et se sauver, comme il aurait pu encore le faire.

Bientôt tous leurs efforts devinrent inutiles : les flots s’avançaient avec vitesse ; ce n’était plus dans le sable qu’il fallait marcher, c’était dans l’eau ; et les vagues étaient si fortes, qu’il n’y avait plus moyen de lutter contre elles.

Les enfants criaient : — Au secours ! au secours ! — mais personne ne leur répondait. Enfin un vieux matelot les aperçut, et quoiqu’il y eût du danger pour lui, il résolut de les sauver. Il courut à eux, sautant d’un rocher à l’autre comme un jeune homme. Il arriva près de Noémi au moment où, renversée par les vagues, elle s’était évanouie. Il la sauva la première, parce qu’il se rappela que son père lui avait rendu service en plusieurs occasions.

Dès qu’il l’eut déposée sur le rivage, il retourna chercher le petit paysan ; mais, hélas ! il était trop tard : les flots l’avaient englouti… le pauvre enfant avait succombé.

Noémi fut si malheureuse d’avoir causé la mort de ce généreux enfant qui s’était dévoué pour elle, qu’elle tomba malade de chagrin et fut en danger pendant plusieurs mois : — Si je l’avais écouté, disait-elle, il vivrait encore ! pourquoi n’ai-je pas suivi ses conseils ?

Et chaque fois que la mère de ce pauvre enfant venait au château, Noémi courait se cacher, car la douleur de cette malheureuse mère était pour elle un remords ; elle ne pouvait soutenir ses regards baignés de larmes, qui semblaient lui dire :

— Qu’avez-vous fait de mon fils ?

Ce conte nous apprend, mes chers neveux, qu’il faut savoir non-seulement lire, mais bien lire, c’est-à-dire bien comprendre ce qu’on lit. Il nous apprend aussi que nous pouvons croire aveuglément ce que nous disent nos parents et nos instituteurs, qui n’ont jamais intérêt à nous tromper ; mais que nous devons, au contraire, nous défier des auteurs et des poètes, dont le métier est d’inventer de jolis mensonges pour nous amuser.

Défiez-vous donc des livres et des contes, à commencer par ceux de votre tante, mes chers neveux.

Cette histoire finit d’une manière bien sombre ; mais tranquillisez-vous, enfants, toutes mes leçons ne seront pas si tristes.