Contes de l’Ille-et-Vilaine/Le Mariage de Jean l’Innocent

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Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 139-143).


LE MARIAGE DE JEAN L’INNOCENT

Les gars d’autrefois étaient plus timides que de nos jours. Jamais un jeune homme n’aurait osé aller, seul, demander une fille en mariage. Il se faisait accompagner d’un homme âgé, ayant la langue bien déliée, et qui savait faire valoir les qualités du galant. Cet individu qui, le plus souvent, exerçait la profession de couturier, était désigné sous le nom de Chaussenaire.

La mère Gefflot, du bourg de Saint-Erblon, avait un gars, appelé Jean, point trop fin, qu’elle désirait marier. La vieille songea à Perrine Jambu, du village de Teslé, qui lui semblait posséder tout ce qu’il faut pour rendre un homme heureux.

Un petit tailleur à la journée fut chargé d’accompagner le fils pour la demande en mariage, et la bonne femme leur fit, à tous les deux, la leçon sur ce qu’ils devaient dire. Lorsqu’ils furent en présence de la fille, le jeune homme, après avoir fait connaître le but de sa visite, énuméra, comme ça se fait toujours, ce qu’il possédait.

— La belle prée, qui est à l’entrée du bourg de Saint-Erblon, est à ma.

Oh ! ajouta Chaussenaire, tu pourrais ben dire les deux.

— J’ai huit vaches dans mon étable.

— Tu pourrais ben dire seize.

— Deux belles juments dans mon écurie.

— Tu pourrais ben dire quatre.

— Trois cochons dans ma soue.

— Tu pourrais ben dire six.

— Tout cela est bel et bon, répondit la fille ; mais j’aime mieux être franche, et vous dire que je ne peux pas vous épouser, parce qu’on m’a dit que vous aviez une jambe pourrie.

Le couturier, tout entier à son rôle, et ne remarquant pas que c’était la fille qui parlait, ajouta :

— Oh ! vous pourriez ben dire les deux.

En entendant cette réponse, Perrine Jambu se sauva et laissa les deux hommes seuls, qui comprirent qu’ils n’avaient plus qu’à s’en aller.

De retour chez lui, Gefflot raconta à sa mère ce qui leur était arrivé.

— Le couturier et toi vous êtes aussi bêtes l’un que l’autre. Je parlerai à Perrine et lui ferai comprendre qu’on t’a desservi près d’elle.

En effet, la bonne femme rencontra, le dimanche suivant, la fille au bourg de Saint-Erblon, et lui offrit un micamot[1] dans un cabaret. Elle lui affirma que son Jean n’avait ren aux jambes, qu’il était sain comme un petit gardon, et qu’elle pourrait s’en assurer de ses propres yeux.

— Va à Teslé, dit la mère à son gars, et cette fois, tâche de bien t’y prendre. Si tu veux savoir si Perrine t’aime, jette-lui des petits brochons de bois à la figure, et si elle te les renvoie, c’est qu’elle est bien disposée pour toi.

L’innocent, comme on l’appelait à Saint-Erblon, arracha tout le long du chemin, les planches des barrières des champs et, en arrivant chez la fille, il lui lança à la figure des morceaux de bois capables de la tuer.

Celle-ci se sauva et il ne la revit plus.

La mère de l’idiot eut toutes les peines du monde à faire comprendre à celle qu’elle voulait pour bru que son fils n’était point méchant, que c’était par timidité qu’il agissait ainsi ; qu’une fois marié, elle le façonnerait à son bada[2] comme elle voudrait.

Elle offrit un nouveau café à la fille. Ayant appris que Perrine Jambu était avare, au point d’écorcher un pou pour en avoir la peau, elle lui dit : « Votre fiancé ira dans la semaine vous faire voir son bien, et j’espère que vous serez satisfaite ! »

La bonne femme dit à son fils : — Prends ta hanne[3] qui a des pièces aux genoux, et à chaque beau champ que tu feras voir à ta future, tu frapperas sur tes genoux à l’endroit des pièces, en disant : « Cette pièce-là est à ma. » De cette façon tu ne mentiras pas, et plus tard on n’aura point de reproches à te faire.

Jean retourna chez la fille et lui proposa une promenade dans les champs. Elle accepta.

Quand l’innocent apercevait une grande prairie ou un champ de blé, il s’écriait en se frappant sur le genoux : « Cette pièce-là est à ma. »

En le voyant si riche, la jeune fille qui, comme nous l’avons dit, était avare, consentit à l’épouser.

Le lendemain de la noce, la nouvelle mariée dit à son époux : « Allons voir nos terres. »

— Quelles terres ? répondit Gefflot.

— Les beaux champs que tu m’as fait voir en disant : « Cette pièce là est à ma. »

— Je ne parlais pas de la terre, mais bien des pièces cousues aux genoux de mon pantalon.

La jeune femme se mit à pleurer en pensant qu’elle avait épousé un idiot pauvre, lorsqu’elle avait cru être la femme d’un riche imbécile.

(Conté par Juhel, aubergiste
à la Mine de Pont-Péan près Rennes).
  1. Café.
  2. À sa volonté.
  3. Culotte.