Contes de terre et de mer/Norouâs

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Contes de terre et de merG. Charpentier (p. 130-144).


Il se mit en route pour tuer Norouàs. (Page 132).

NOROUÂS[1]


Il y avait une fois un bonhomme et une bonne femme qui n’avaient rien qu’un petit champ ; ils y semèrent du lin qui poussa à merveille et devint si beau que jamais on n’en avait vu de pareil. Quand il fut mûr, les bonnes gens l’arrachèrent, le mirent à rouir, puis l’étendirent dans la prairie pour le sécher.



Ils se réjouissaient de leur belle récolte, et pensaient qu’ils pourraient se mettre à l’aise en la vendant ; mais il vint un grand coup de vent de Norouâs qui enleva le lin, le jeta sur le haut des arbres et l’éparpilla dans la mer.

Quand le bonhomme vit que sa récolte était perdue, il commença à jurer après le vent, prit son bâton à marotte, et se mit en route pour aller tuer le maudit Norouâs qui avait gâté son lin. Il emporta avec lui de quoi manger deux ou trois jours, mais son voyage fut plus long qu’il ne pensait et il mourait de faim par les chemins. Un soir, il arriva à un hôtel, et dit à l’hôtesse :




— Je n’ai pas le sou ; par charité, donnez-moi un morceau de pain, et laissez-moi coucher dans un coin de l’écurie.

Le bonhomme eut du pain à manger et une botte de paille pour se coucher ; le lendemain, il remercia l’hôtesse et lui dit :

— Ne pourriez-vous pas me dire où demeure Norouâs ?

Si, répondit-elle ; vous n’avez qu’à me suivre.

Elle le conduisit au pied d’une montagne et lui dit :




— C’est là-haut qu’il demeure.

Le bonhomme se mit à gravir la montagne où habitaient les vents et il rencontra Surouâs[2] qui était de quart.

— Est-ce toi, lui dit-il, qui t’appelles Norouâs ?

— Non, c’est moi Surouâs.

— Où est le coquin de Norouâs qui m’a enlevé tout mon beau lin ? j’ai apporté mon bâton exprès pour le tuer.

— Ne parle pas si haut, bonhomme, répondit Surouâs ; s’il t’entendait, il t’enlèverait dans les airs comme une guibette[3].

— Nous allons voir, dit le bonhomme en serrant son bâton.

Voilà Norouâs qui s’approcha en soufflant :

— Ah ! gredin de Norouâs ! s’écria le bonhomme : c’est toi qui m’as volé ma belle pièce de lin !

— Ne me dis rien, ou je t’enlève, répondit la grosse voix de Norouâs.

— Il faut que tu me rendes ma pièce de lin.

— As-tu bientôt fini de me casser la tête, vieux propre à rien ? disait le vent.

Mais le bonhomme ne cessait de crier :

— Norouâs, rends-moi mon lin ! Norouâs, rends-moi mon lin !

— Hé bien, dit Norouâs ; pour avoir la paix, voici une serviette.

— Avec ma pièce de lin, répondit le bonhomme, j’aurais eu de quoi en faire plus d’un cent. Norouâs, rends-moi mon lin !

— Tes serviettes, dit Norouâs, n’auraient pas eu la vertu de celle-ci ; quand tu lui diras : « Serviette, déplie-toi ! » elle te donnera la plus belle table servie que tu aies jamais vue.

Le bonhomme descendit de la montagne, puis il s’arrêta pour essayer sa serviette. Il lui dit : « Serviette, déplie-toi, » et aussitôt voilà une table couverte de pain, de viande et de vin qui se place devant lui. Il mangea de bon appétit, puis, le soir venu, il entra à l’hôtel où il avait couché.




— Et Norouâs ? demanda l’hôtesse ; vous a-t-il bien payé ?

— Ah ! oui, répondit-il ; ce soir je n’ai pas besoin que vous me




donniez du pain ; la serviette de Norouâs

m’en fournira bien pour tout le monde : « Serviette, déplie-toi, » dit-il en la tirant de sa poche.

Et voilà une belle table qui se dresse toute seule, qui se couvre d’assiettes, de verres, de viandes et de vins ; jamais personne n’avait vu un repas mieux servi.

Au lieu de donner au bonhomme une botte de paille dans un coin de l’écurie, l’hôtesse le coucha dans un beau lit sur une couette de plumes ; il ne tarda pas à s’endormir, et quand il ronfla comme un bienheureux, elle lui prit sa serviette, et lui en mit à la place une autre qui était toute semblable. Il s’en retourna chez lui, et quand sa bonne femme le vit, elle lui dit :

— Norouâs t’a-t-il bien payé ?

— Oui, regarde la belle serviette.




— Vieux sot, s’écria-t-elle, tu aurais mieux fait de prendre autre chose ; dans notre pièce de lin, il y avait plus de deux cents serviettes, et tu t’es contenté d’une seule !

— Ne crie pas, dit le bonhomme ; tu vas voir comme elle est utile : « Serviette, déplie-toi ! » commanda-t-il.

La serviette ne bougea pas, la table ne se dressa pas toute servie. Le bonhomme cria encore trois ou quatre fois : « Serviette, déplie-toi ; » mais il ne voyait rien venir, et sa femme se moquait de lui.

— Norouâs m’a attrapé, dit-il ; mais cette fois je vais le tuer.

Il prit son bâton et se mit en route ; il alla coucher dans le même hôtel, et dit à l’hôtesse :

— Je vais tuer Norouâs ; le coquin m’avait donné une serviette qui n’avait de la vertu que pour deux fois seulement.

— Ne manquez pas, répondit l’hôtesse, de repasser par ici.




Le lendemain, de bon matin, il se mit en route, et quand il fut arrivé au haut de la montagne, il se mit à crier :

— Gros coquin de Norouâs, la serviette que tu m’as donnée n’avait de vertu que pour deux fois. Norouâs, rends-moi mon lin !

— Ne crie pas si fort, bonhomme, ou je t’enlève en l’air comme une guibette[4].

— Norouâs, rends-moi mon lin ! Norouâs, rends-moi mon lin, ou je vais te tuer.

— Tiens, répondit Norouâs, voici un âne ; quand tu diras : « Âne, fais-moi de l’or, » tu en auras à foison.

Le bonhomme descendit la montagne avec son âne, et en bas il lui dit : « Âne, fais-moi de l’or. »




Aussitôt l’âne leva la queue et fit tomber sur la route des rouleaux d’or. Le bonhomme remplit ses poches, et il arriva à l’hôtel :

— Hé bien ! lui demanda l’hôtesse, Norouâs vous a-t-il payé ?

— Oui, répondit-il ; il m’a donné un âne, vous allez voir quelle vertu il a : « Âne, dit-il, fais-moi de l’or. »

Aussitôt l’âne leva la queue et fit tomber des louis d’or, et des pièces de cent francs qui roulaient par la place. Quand le bonhomme eut mis son baudet à l’écurie, on le coucha dans une chambre plus belle encore que l’autre fois, et pendant qu’il dormait, l’hôtesse mit à la place de son âne un autre âne semblable.

Lorsque le bonhomme arriva chez lui, sa femme lui dit :

— Et Norouâs, t’a-t-il bien payé ?

— Oui, répondit-il ; tends ton tablier sous la queue de l’âne. « Âne, fais-moi de l’or ; » commanda-t-il.

L’âne ne bougea pas ; le bonhomme répéta encore : « Âne, fais-moi de l’or ; » rien ne tomba dans le tablier, et il était si furieux qu’il prit un bâton pour tuer son baudet.




— Vieux fou, lui dit sa femme, voilà la seconde fois que tu te laisses attraper.

— Ah ! Norouâs, s’écria le bonhomme, cette fois-ci, je vais te tuer.

Il prit son bâton, et quand il arriva à l’hôtel, il dit :

— Norouâs m’a encore attrapé, mais cette fois-ci, je le tuerai.

— Ne manquez pas de repasser par ici, lui répondit l’hôtesse.

Le lendemain il se leva de bonne heure, gravit la montagne, et dit à Norouâs :

— C’est toi, gros voleur, qui m’as donné un âne qui n’avait de la vertu que pour deux fois. Norouâs, rends-moi mon lin !

— Ah ! répondit Norouâs, tu veux donc m’enlever tout ce que j’ai !

— Norouâs, rends-moi mon lin ou je vais te tuer.

— Je vais t’enlever comme une guibette, répondit le vent qui se mit à souffler.

Mais le bonhomme criait : — Norouâs, rends-moi mon lin !

Et Norouâs lui dit :

— Tiens, vieux bonhomme, voilà un bâton ; quand tu diras :




« Bâton, déplie-toi, » il se mettra à frapper ; lorsque tu voudras l’arrêter, tu diras : Ora pro nobis. En t’en allant, passe par l’hôtel où tu t’es arrêté, c’est là qu’on t’a volé ta serviette et ton âne.

Cette fois, le bonhomme était bien content ; en s’en allant, il voulut essayer la vertu de son bâton, et lui dit : « Bâton, déplie-toi. » Aussitôt, le bâton lui échappa de la main, et se mit à voltiger en l’air, et à le frapper si fort qu’il ne savait où se fourrer, et qu’il ne se rappelait plus comment il fallait s’y prendre pour l’arrêter.




Il finit pourtant par dire : Ora pro nobis, et le bâton revint aussitôt dans sa main.

Il arriva à l’hôtel, et l’hôtesse lui dit :

— Et Norouâs ? Vous a-t-il payé, cette fois ?

— Oui, répondit-il ; voici un bâton qui bat tous ceux que je veux. Rendez-moi ma serviette et mon âne que vous m’avez volés.

— Je ne vous ai rien pris, dit l’hôtesse ; si vous continuez à crier je vais envoyer chercher les gendarmes.

— Mon bâton, déplie-toi ! s’écria le bonhomme.

Aussitôt le bâton se mit à voltiger dans les airs, il frappait l’hôtesse et ses domestiques, cassait les verres, les plats et les assiettes, un coup n’attendait pas l’autre.

— Ah ! mon bonhomme, cria l’hôtesse, arrêtez votre bâton, et nous vous rendrons votre serviette et votre âne.

Le bonhomme cria : Ora pro nobis ! mais le bâton était si lancé, qu’il ne cessa de frapper que quand il eut dit pour la seconde fois : Ora pro nobis.

Il s’en alla avec son âne et sa serviette ; et quand il fut de retour chez lui, sa femme lui dit :

— Et Norouâs, t’a-t-il bien payé ?

— Oui, répondit-il, tu vas voir tout ce qu’il m’a donné ; tends ton tablier : « Âne, fais de l’or, » commanda-t-il.




L’or tombait dans le tablier de la bonne femme, qui était émerveillée, car de sa vie elle n’avait vu autant de louis. Il étendit ensuite sa serviette sur la table, et dit : « Serviette, déplie-toi ; » et aussitôt la table se chargea de plats et de liqueurs.

Quand ils eurent bien dîné, le bonhomme dit :

— J’ai encore un bâton qui bâtonne tous ceux que je veux, j’ai voulu l’essayer, et il m’a frotté de la bonne façon, mais je ne te montrerai pas comment on peut s’en servir ; car tu voudrais peut-être l’essayer sur moi.

Avec l’argent que lui faisait son âne, le bonhomme acheta des navires et devint armateur.




Mais les gens disaient que c’était un vieux voleur, et que pour être devenu riche en si peu de temps il devait avoir volé et assassiné quelqu’un. La justice s’en mêla, et il fut condamné à être guillotiné.

Le jour où il devait monter sur l’échafaud, il y avait plein de monde sur la place pour lui voir couper le cou. Le bonhomme dit :

— Puisqu’on accorde aux condamnés à mort tout ce qu’ils veulent, je désirerais qu’on m’apporte mon bâton de vieillesse, afin que je le voie encore une fois avant de mourir.

On alla chercher le bâton du bonhomme ; il le prit à la main, et dit :

— Vous voyez bien ce bâton-là ; c’est lui qui m’a donné toute ma richesse. Mon bâton, déplie-toi.

Voilà le bâton qui voltige en l’air ; il cassa la tête du bourreau, renversa les gendarmes, démolit l’échafaud et se mit ensuite à frapper ceux qui étaient venus pour voir l’exécution. De tous côtés on entendait crier :

— Ah ! mon bonhomme, arrêtez votre bâton, vous allez être gracié.

Quand il fut bien sûr qu’on ne lui ferait plus de mal, il cria : Ora pro nobis. Mais le bâton continuait à frapper, et il ne s’arrêta que quand il eut crié pour la troisième fois : Ora pro nobis.

Le bonhomme retourna tranquillement chez lui appuyé sur son bâton, et il vécut heureux jusqu’à la fin de ses jours.


Conté en 1880, par François Marquer, de Saint-Cast, mousse, âgé de 13 ans.




  1. Nord-Ouest.
  2. Sud-Ouest.
  3. Un moucheron.
  4. Un moucheron.