Contes des landes et des grèves/Le géant qui n’avait qu’un œil

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XX

LE GÉANT QUI N’AVAIT QU’UN ŒIL


Il était une fois un jeune homme qui revenait de la Vendée, et comme il y avait fait bonne « gagnaison » il avait la bourse bien garnie. La nuit le surprit quand il traversait une forêt, et il ne savait de quel côté aller. Il finit par apercevoir une petite lumière, et en se dirigeant dessus, il arriva à une cabane et frappa à la porte.

Une bonne femme vint lui ouvrir, et il lui demanda si elle pouvait donner un gîte pour la nuit à un garçon qui revenait de la Vendée. Elle lui dit que oui, et, quand il eut soupé, il monta dans le grenier où il y avait un lit. Au moment où il allait se coucher, il regarda par la gerbière, et vit arriver deux hommes, hauts comme des chênes, qui étaient accompagnés de deux grands chiens noirs. Ils frappèrent trois coups à la porte, et aussitôt la bonne femme vint leur ouvrir, et leur dit :

— Avez-vous fait bonne prise, mes garçons ?

— Non, répondirent-ils.

— Ne pariez pas si haut ; j’ai au grenier un jeune homme qui me semble avoir le gousset bien garni. Il doit dormir maintenant, et il sera facile de le tuer.

Le jeune homme, qui avait tout entendu, se laissa glisser par une petite fenêtre qui donnait sur le derrière de la maison ; il toucha terre sans s’être fait aucun mal, et s’enfuit à toutes jambes. Mais les chiens l’avaient entendu et ils se mirent à aboyer. Les géants les détachèrent et les lancèrent à la poursuite du jeune homme. Celui-ci avait bientôt fait une demi-lieue lorsqu’ils arrivèrent près de lui ; il se trouvait au bord d’une grande rivière, il s’y jeta à la nage, et les chiens aussi. Mais il nageait plus vite qu’eux, en suivant le courant, et il allait aborder, quand il vit les deux géants sur la rive. Il continua à nager en s’aidant du courant, et il prit terre un peu plus bas. Il se mit à courir ; mais les chiens n’avaient pas perdu sa trace, et ils allaient l’atteindre, lorsqu’il arriva au bord d’un grand étang. Il y sauta, et après avoir plongé, se cacha parmi les herbes. Les chiens perdirent sa trace, et leurs maîtres les rappelèrent.



Quand il ne les entendit plus, il sortit de l’étang, et reprit sa course à travers la forêt. Il n’en pouvait plus, quand il aperçut une autre cabane, et il alla frapper à la porte.

— Attendez un moment, dit une voix rude ; je vais vous ouvrir.

Il entendit un grand bruit, puis la porte s’ouvrit : il vit l’homme de la cabane, qui tenait à la main la barre de la porte, et elle était de la grosseur d’un homme. Il entra tout de même, en se disant qu’il était tombé de mal en pis.

En regardant autour de lui, il vit dans la cheminée des bras suspendus au milieu des andouilles, et, dans une marmite qui bouillait sur le feu, des pieds d’hommes et des morceaux de chair humaine ; il eut peur et se dirigea vers la porte en disant qu’il avait un pressant besoin. Mais il ne put soulever la barre et l’homme lui dit :

— Il n’est pas nécessaire de sortir ; allez là-bas parmi les moutons.

Dans le bas de la maison, il y avait un troupeau de huit moutons, grands comme des poulains. Le jeune homme vint auprès du foyer, et, pour ne pas avoir l’air d’avoir peur, il se mit à fumer sa pipe. Alors le maître de la maison s’approcha de lui ; il était grand comme un géant, paraissait fort comme un cheval, et il n’avait qu’un œil au milieu du front. Il demanda au jeune homme s’il voulait manger de la viande.

— Non, répondit-il, je n’ai pas faim.

— Tu en mangeras tout de même, dit le géant, ou tu vas y passer.

Le jeune homme attira un pistolet qu’il avait dans sa poche, et visa si bien le géant qu’il lui creva son œil.

— Scélérat ! s’écria le géant : tu voulais me tuer ; tu n’as pu que crever mon œil, mais tu ne mourras que de ma main, et je te mangerai !

Le garçon courut se réfugier au milieu des moutons. Le géant alla pour l’y chercher, mais il ne le trouvait point. Alors, il ouvrit la porte et fit sortir les moutons, les uns après les autres, en les appelant par leur nom, et à mesure qu’ils passaient près de lui, il les tâtait. Quand il n’y eut plus que trois ou quatre moutons, le jeune homme se mit sous le ventre de l’un d’eux, en se tenant après la laine. En passant à la porte, il toucha un peu avec ses pieds le géant, qui arrêta le mouton ; mais le garçon avait lâché la laine, et il se sauvait à toutes jambes. Il trouva moyen de sortir de la forêt, en emmenant les huit moutons, qu’il vendit un bon prix au marché.


(Conté en 1884 par François Glâtre, du Gouray, âgé de 40 ans.)