Contes du soleil et de la pluie/04

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Monsieur Quemin, athlète

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Au journal où j’ai débuté voilà tantôt dix ans, M. Quemin, employé aux écritures, était bien l’homme le plus paisible, le plus endormi, le plus veule, le plus flasque, le plus immobile qu’il fût possible de voir. Or, M. Quemin s’étant marié il y a cinq ans, ayant eu un fils l’année suivante et une fille quinze mois après, est devenu l’homme le plus énergique, le plus actif, le plus exercé, le plus averti des choses de sport que l’on puisse rencontrer.

Oui, telle est l’exacte vérité : l’existence de M. Quemin repose entièrement sur le culte du muscle. C’est une religion, de l’idolâtrie. M. Quemin a beau remplir à merveille les devoirs de sa profession, on devine aisément que son cerveau ne s’arrête pas une seconde de secréter des idées musculaires. Il le prouve d’ailleurs. Debout devant la haute table qui lui sert de pupitre, M. Quemin écrit de la main droite, et de l’autre soulève de temps en temps, et tient à bout de bras pendant quelques minutes, une chaise placée là à cet effet, et cela gravement, méthodiquement, sans se distraire de son travail, et comme si cet acte en faisait partie essentielle. Ou bien, cessant toute besogne, il colle violemment ses deux poings sur sa poitrine, les jette en l’air de toutes ses forces, tout en pliant à fond sur les deux genoux, puis se relève vivement, ramène lesdits poings contre sa poitrine, et après avoir exécuté ce petit assouplissement à diverses reprises, se remet à sa tâche. Jamais il ne consulte les grands registres sans jongler avec eux comme avec des haltères. Ses collègues parlent avec un étonnement respectueux de la massue de fer qui lui tient lieu de porte-plume et du pavé qu’il emploie en guise de presse-papier.

Mais la gloire de M. Quemin réside surtout dans ce fait que chaque jour, et quatre fois par jour, il effectue au pas gymnastique le trajet qui sépare le journal de son domicile de Passy. D’un trait, les coudes serrés au corps, le torse en avant, la tête légèrement en arrière, M. Quemin file vers l’Arc de Triomphe, dégringole le boulevard Haussmann, fonce à travers les rues Aubert et du Quatre-Septembre et, maintes fois on l’a constaté, arrive au bureau sans être essoufflé. Ses vêtements sont naturellement appropriés à ce genre de vie. Été comme hiver, un simple veston, très léger et très usé d’ailleurs. Jamais de paletot, M. Quemin ignore le froid.

J’avoue que de telles singularités ne laissèrent point de m’intriguer infiniment. Quel miracle avait pu opérer dans ce placide bonhomme une métamorphose aussi radicale ? Comment le rond-de-cuir primitif, au ventre prématuré, aux habitudes de mollusque, avait-il produit ce type étrange d’athlète bien musclé, ma foi, puissant et souple, et assez entraîné pour couvrir quotidiennement de longues distances au pas gymnastique ?

Or, dimanche dernier, j’ai rencontré M. Quemin au bois de Boulogne. Il poussait une petite voiture où dormait un enfant, et de son bras libre portait un autre enfant. Près de lui marchait une jeune femme d’aspect sympathique et de mise gracieuse. Il me salua d’un air très fier. Je l’abordai carrément, pensant que l’occasion était peut-être bonne d’en savoir plus long.

Nous causâmes. Mme Quemin est vraiment charmante, instruite et d’un tour d’esprit qui donne à sa conversation beaucoup d’agrément. Son mari l’écoute la bouche ouverte, avec des sourires ébahis. Elle s’en divertit, mais gentiment et d’une manière où l’on sent beaucoup d’affection et d’estime. S’il l’entoure de soins excessifs et la couve de ses regards extasiés, elle lui témoigne, de son côté, une sollicitude toute maternelle.

Et c’est même à ce propos que le hasard me mit sur le chemin de la vérité. On revenait vers Passy, elle me dit :

— Ne trouvez-vous pas, monsieur, que mon mari habite trop loin de son journal ? Il a beau dire, je suis sûre que c’est une corvée pour lui de faire ce trajet-là en omnibus quatre fois par jour.

— En omnibus !… m’écriai-je étonné.

— Mais oui, le Passy-Bourse quatre fois par jour, n’est-ce pas un voyage ? Cela lui donne un quart d’heure pour déjeuner.

M. Quemin déposa à terre l’enfant qu’il portait, confia la voiture à sa femme, me prit le bras et dit :

— Taisez-vous, monsieur, je vous en supplie.

— Mais l’omnibus ?…

— Je ne le prends jamais… ça ferait douze sous par jour, vingt-quatre les mois d’hiver, plus de deux cent cinquante francs par an ; j’aime autant les économiser. Seulement je ne le dis pas à ma femme, elle n’accepterait pas…

— Alors, le pas gymnastique ?

— Eh bien, voilà : j’y suis venu peu à peu, sans m’en apercevoir, pour économiser trois sous une fois, six sous l’autre, jusqu’au moment où, somme toute, j’ai vu que ce n’était pas la mer à boire.

— Et vous ne l’avez dit à personne ?

— Oh ! monsieur, on ne parle pas de ces choses-là. Pensez donc, raconter qu’on ne prend pas l’omnibus parce l’on veut tout garder pour sa femme et pour ses mioches, non, ce que l’on rirait de moi ! Alors j’ai posé pour l’athlète, pour le monsieur qui fait cela par hygiène, par entraînement, par amour du sport. Oh ! le sport, monsieur, ce que je m’en fiche !

— Mais la chaise à bout de bras, la massue de fer ?…

— C’est la conséquence. Il m’a fallu soutenir mon rôle. L’athlète ne se borne pas à courir, il a du biceps, des muscles.

— Mais le veston d’été, l’absence de paletot ?

— Un athlète n’a jamais froid. D’ailleurs ça coûte moins cher.

Et il ajouta :

— Ah ! monsieur, que ne ferait-on pas pour une créature comme celle-ci !

Il la rejoignit, lui reprit les enfants, et la regarda une seconde avec une expression de tendresse folle.

Et je compris la vie de M. Quemin, athlète par amour. Mais l’amour n’est-il pas la cause unique et profonde de tout ?

J’avais les larmes aux yeux. Ce bonhomme m’avait remué le cœur avec sa façon de dire les choses, si simple, si naïve, si noble. Je saisis les deux mains de sa femme, et lui dis d’une voix qui tremblait :

— Vous avez comme mari un homme excellent, madame, oui, un homme comme il y en a peu… Aimez-le bien, aimez-le beaucoup, il le mérite…

Maurice LEBLANC.