Contes en vers (Voltaire)/Sésostris

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 68-70).


SÉSOTRIS[1]


Vous le savez, chaque homme a son génie
Pour l’éclairer et pour guider ses pas
Dans les sentiers de cette courte vie.
À nos regards il ne se montre pas,
Mais en secret il nous tient compagnie.
On sait aussi qu’ils étaient autrefois
Plus familiers que dans l’âge où nous sommes :
Ils conversaient, vivaient avec les hommes
En bons amis, surtout avec les rois.
Près de Memphis, sur la rive féconde
Qu’en tous les temps, sous des palmiers fleuris,
Le dieu du Nil embellit dans son onde,
Un soir, au frais, le jeune Sésostris
Se promenait, loin de ses favoris,
Avec son ange, et lui disait : « Mon maître,
Me voilà roi ; j’ai dans le fond du cœur
Un vrai désir de mériter de l’être :
Comment m’y prendre ? » Alors son directeur
Dit : « Avançons vers ce grand labyrinthe
Dont Osiris forma[2] la belle enceinte ;
Vous l’apprendrez. » Docile à cet avis,
Le prince y vole[3]. Il voit dans le parvis
Deux déités d’espèce différente :
L’une paraît une beauté touchante,

Au doux sourire, aux regards enchanteurs,
Languissamment couchée entre des fleurs,
D’Amours badins, de Grâces entourée,
Et de plaisir encor tout enivrée.
Loin derrière elle étaient trois assistants,
Secs, décharnés, pâles et chancelants.
Le roi demande à son guide fidèle
Quelle est la nymphe et si tendre et si belle,
Et que font là ces trois vilaines gens ?
Son compagnon lui répondit : « Mon prince,
Ignorez-vous quelle est cette beauté ?
À votre cour, à la ville, en province,
Chacun l’adore, et c’est la Volupté.
Ces trois vilains, qui vous font tant de peine,
Marchent souvent après leur souveraine :
C’est le Dégoût, l’Ennui, le Repentir,
Spectres hideux, vieux enfants du Plaisir. »
L’Égyptien fut affligé d’entendre
De ce propos la triste vérité.
« Ami, dit-il, daignez aussi m’apprendre
Quelle est plus loin cette autre déité
Qui me paraît moins facile et moins tendre,
Mais dont l’air noble et la sérénité
Me plaît assez. Je vois à son côté
Un spectre d’or, une sphère, une épée,
Une balance ; elle tient dans sa main
Des manuscrits dont elle est occupée ;
Tout l’ornement qui pare son beau sein
Est une égide. Un temple magnifique
S’ouvre à sa voix, tout brillant de clarté ;
Sur le fronton de l’auguste portique
Je lis ces mots : À l’immortalité.
Y puis-je entrer ? — L’entreprise est pénible,
Repartit l’ange ; on a souvent tenté
D’y parvenir, mais on s’est rebuté.
Cette beauté, qui vous semble inflexible,
Peut quelquefois se laisser enflammer.
La Volupté[4], plus douce et plus sensible,

A plus d’attraits ; l’autre sait mieux aimer.
Il faut, pour plaire à la fière immortelle,
Un esprit juste, un cœur pur et fidèle :
C’est la Sagesse ; et ce brillant séjour
Qu’on vient d’ouvrir, c’est celui de la Gloire.
Le bien qu’on fait y vit dans la mémoire ;
Votre beau nom doit y paraître un jour.
Décidez-vous entre ces deux déesses :
Vous ne pouvez les servir la fois. »
Le jeune roi lui dit : « J’ai fait mon choix.
Ce que j’ai vu doit régler mes tendresses.
D’autres voudront les aimer[5] toutes deux :
L’une un moment pourrait me rendre heureux ;
L’autre par moi peut rendre heureux le monde. »
À la première, avec un air galant,
Il appliqua deux baisers en passant ;
Mais il donna son cœur à la seconde.



  1. Ce conte est une allégorie en l’honneur de Louis XVI, qui régnait depuis environ vingt mois. Composé en février 1776, il fut d’abord envoyé à d’Argental, et bientôt répandu (voyez lettres à d’Argental, du 6 mars 1776, et à Marmontel, du 8 mars). (B.)
  2. Variante :
    Dont Osiris fonda.
  3. Variante :
    Le prince y court.
  4. Variante :
    Cette beauté qui paraît peu sensible,
    Fille du ciel, mère de tous les arts,
    Surtout de l’art de gouverner la terre,
    D’être un héros soit en paix, soit en guerre,
    Est la Sagesse ; et ce noble séjour
    Qu’on vient d’ouvrir…
    Cette version est prise dans le Mercure, tome Ier d’avril 1776 : un vers y est sans rime. (B.)
  5. Variante :
    D’autres voudront les servir.