Contes et nouvelles (Ista)/Tome 3/Texte entier

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Imprimerie Bénard (3p. Titre-tdm).


CONTES ET NOUVELLES


Georges ISTA




Contes &
Nouvelles



TOME III.




LIÉGE
IMPRIMERIE BÉNARD, Soc. An.
rue lambert-le-bègue, 13



1917


1 fr.


Un peu d’histoire


Le peintre Molesquin travaille à son grand tableau : « Une fête à la Cour de Louis XVI ». Pour poser le personnage de Marie-Antoinette, il a choisi la grande Lolotte, celle que ses petites amies ont surnommée « Marennes blanche », par une délicate allusion aux qualités de son teint et de son intelligence. Lolotte vient de revêtir l’immense robe à paniers, le long corsage lacé en échelle et la haute perruque poudrée. Tout ahurie, elle s’examine dans une glace.

LOLOTTE. — Ben, mon vieux, c’est rien rigolo !… Et puis commode : J’pourrais avoir une demi-douzaine de polichinelles dans l’tiroir, ça s’remarqu’rait même pas… C’est pas vrai, dis, qu’les femmes ont jamais été déguisées comme ça ?

MOLESQUIN. — Mais si ; c’est un costume historique.

LOLOTTE. — Ben, mon vieux, c’qu’on d’vait les engueuler dans la rue !… Et ça d’vait être bien pratique pour grimper en wagon ou sur l’autobus… C’est rien rigolo !… Tu m’vois entrer comme ça à Tabarin ? Ah non ! J’suis bien trop intelligente pour me frusquer d’la sorte.

MOLESQUIN. — Ça ne te ferait rien de prendre la pose ?… Là ; comme ça… La main appuyée sur ce meuble… Bien, la main… Très bien… Ne la bouge plus… Le corps bien droit, la tête un peu inclinée… Non !… De l’autre côté… Encore un peu… C’est ça… De la fierté, de la grâce… Bon, ça va bien… Tu tiens la pose ?… Je commence.

LOLOTTE. — On peut causer ?

MOLESQUIN. — Ça ne me dérange pas. Jabotte, mais ne bouge plus.

LOLOTTE. — Compris… Qui c’est, que j’représente ?

MOLESQUIN. — Marie-Antoinette.

LOLOTTE. — Oh la la !… Elle n’avait pas même de nom d’famille… Mince de grue, alors !

MOLESQUIN. — Mais non, c’était une reine.

LOLOTTE. — Une pour de vrai, ou une des lavoirs ?

MOLESQUIN. — Une pour de vrai.

LOLOTTE. — C’est rien rigolo !… V’la que j’fais la reine, à présent !… On en fait d’drôles, de métiers, pour gagner sa vie !… Pourquoi qu’elle était reine ?

MOLESQUIN. — Parce qu’elle avait épousé un roi.

LOLOTTE. — C’est bien malin !… J’en f’rais tout autant, à l’occasion, et mieux qu’elle, p’t’être bien !… Qui c’était, le roi qu’elle avait levé ?… Attends, j’sais bien !… C’était Henri IV, celui qu’est su’l’Pont-Neuf !

MOLESQUIN. — Tu en es sûre ?

LOLOTTE. — C’te malice !… Y’a pas b’soin d’avoir appris la chose… l’astronomie, pour voir que les deux costumes sont assortis, celui du Pont-Neuf et çui-ci… J’suis bien trop intelligente pour ne pas avoir senti ça tout de suite.

MOLESQUIN. — Tu m’en diras tant…

LOLOTTE. — Ça m’aurait botté, à moi, d’être reine… On fréquente des gens d’la haute… des ambassadeurs…, des députés…, le président de la République… Y’a des femmes qu’ont d’la veine, tout d’même… Tu crois qu’elle le trompait, Henri IV ?

MOLESQUIN. — Je te jure sur l’honneur que Marie-Antoinette n’a jamais trompé Henri IV.

LOLOTTE. — Ben, mon vieux, tu en as encore une, de couche !… J’les connais, va, les dames de la haute. Elles sont pires que nous. Tiens, elle l’aurait même empoisonné, son mari, qu’ça n’m’étonn’rait pas… Il est pas mort empoisonné, Henri IV ?

MOLESQUIN. — Mais non !… Il a été assassiné par…

LOLOTTE. — Ah oui !… J’me souviens !… Laisse-moi dire… Par un anarchiste, avec une bombe de dynamite… J’ai lu ça dans un bouquin qu’était rud’ment rigolo, un soir que j’pouvais pas roupiller parce que j’avais mal aux dents… Et puis, elle s’est remariée, s’pas ?

MOLESQUIN. — Il faut le croire puisque tu le dis.

LOLOTTE. — C’est sûr, puisque c’était dans le livre. Elle s’est remariée avec un général, un borgne… Seul’ment, j’sais plus comment qu’i s’app’lait, parce que les généraux, y’en a qu’un que j’peux m’rapp’ler son nom. C’est Cambronne, celui qui disait tout l’temps…

MOLESQUIN. — Suffit, je connais l’histoire.

LOLOTTE. — Tu vois qu’ j’ai raison, puisque tu connais l’histoire aussi. C’est rigolo, qu’on ait lu tous les deux la même. Moi, mon vieux, quand j’ai lu quéque chose, j’suis bien trop intelligente pour pas le r’tenir. Qu’est-ce qu’elle est devenue, maintenant, Marie-Antoinette ?

MOLESQUIN. — On l’a guillotinée, en quatre-vingt-treize.

LOLOTTE. — Ah mais non, mon vieux, j’marche pas !… J’suis bien trop intelligente pour en avaler une pareille. J’étais encore qu’une gosse, en quatre-vingt-treize, mais si on avait guillotiné une reine, j’m’en rappell’rais bien.

MOLESQUIN. — C’était en 1793… Tu ne peux pas te souvenir de ça, voyons !

LOLOTTE. — Tu m’en diras tant… Et Henri IV, puisque c’est un anarcho qui l’a descendu, on l’aura mis au Panthéon, bien sûr ?

MOLESQUIN. — Non.

LOLOTTE. — C’est pas juste, puisqu’on y a mis Carnot… J’ l’ai visité, moi, l’Panthéon, un jour qu’i lansquinait et qu’ j’avais pas l’rond pour prendre l’autobus.

MOLESQUIN. — Tu as vu les fresques de Puvis de Chavannes ? Qu’en penses-tu ?

LOLOTTE. — Les quoi ?

MOLESQUIN. — Les fresques, les peintures.

LOLOTTE. — Ah oui ! Des bonshommes, sur les murs… C’est pas mal, c’est rigolo…

MOLESQUIN. — C’est une opinion.

LOLOTTE. — Eh ben, mon vieux, qu’Henri IV soit enterré au Panthéon ou au Père-Lachaise, j’suis pas fâchée qu’on ait causé d’tout ça… C’est toujours bon d’ s’instruire, pas vrai ?… Moi, j’suis bien trop intelligente pour dire comme celles qui prétendent que l’instruction n’sert à rien.

MOLESQUIN. — Si tu continues à t’instruire comme aujourd’hui, tu vas devenir bigrement savante.

LOLOTTE. — Ça n’ s’rait rien d’ trop, mon vieux. Tu n’ t’imagines pas c’que le hommes sont exigeants, sous c’rapport-là. Figure-toi qu’hier j’ai fait la connaissance d’un vieux monsieur… Ah ! j’lui ai rien accordé… Pas ça !… S’i veut qu’ je marche, faudra qu’i m’mette dans mes meubles… Eh bien, il est tell’ment rasoir sous l’rapport de l’instruction, que si j’ t’ai d’mandé d’ compléter mes idées sur toutes ces bêtises-là, j’ t’avoue que c’est pour les lui r’placer quand je l’reverrai… Tu crois qu’il va être épaté, quand j’lui parlerai d’ Marie-Antoinette, d’Henri IV, de Cambronne, du Panthéon et tout ça ?

MOLESQUIN. — Pour sûr, qu’il sera épaté !

LOLOTTE. — Faut ça pour les prendre, mon vieux. Au jour d’aujourd’hui, si on n’leur dit pas qu’on a été él’vée aux Oiseaux, y’ a rien d’fait.

MOLESQUIN. — Ah ! tu lui as dit… ?

LOLOTTE. — Naturell’ment… Tu voudrais pas qu’ j’aille lui raconter qu’ papa était chiffonnier… J’lui ai dit qu’ j’étais la fille…

MOLESQUIN. — D’un officier supérieur.

LOLOTTE. — Ah mais non, mon vieux ! ça n’prend plus, cette histoire-là. Y’ en a trop qui l’ont racontée quand c’était pas vrai… J’suis bien trop intelligente pour avoir dit qu’ j’étais la fille d’un officier supérieur… j’lui ai raconté qu’ papa était colonel…


Séparateur


Le riz au lait


Le nez au vent, en flâneur, comme un monsieur qui vit de ses rentes, Carmery remontait doucement le boulevard de Strasbourg. En passant devant les terrasses bondées de consommateurs, car c’était l’heure de l’apéritif, il ralentissait le pas, et ses petits yeux se mettaient à vaciller, ardents et inquiets, dans sa face rasée et imperturbable, scrutant la physionomie de chaque client. Puis il repartait, la tête haute, l’allure fière et dégagée.

Soudain, il s’arrêta, leva les bras au ciel et cria : « Lamollière ! » À dix mètres devant lui, quelqu’un s’arrêta, leva les bras au ciel et cria : « Carmery ! » Puis les deux hommes se précipitèrent l’un vers l’autre, et se serrèrent les mains avec une véhémente cordialité. — Toi ! Comment va ? Trois ans qu’on ne s’est vu, depuis Bordeaux ! — C’est vrai, trois ans ! Comme le temps passe ! Tu vas bien ? Depuis quand à Paris ? — Depuis trois semaines. — Moi, depuis un mois. — Et le théâtre ? Tu es content ? — Ravi, mon cher ! J’ai fait une saison superbe à Bruxelles. — Moi de même : saison magnifique à Lyon. Public très intelligent. J’ai eu un succès !… — On fait un tour ensemble ? — Comment donc !

Lamollière fit demi-tour, et les deux amis se remirent en marche, bras dessus, bras dessous.

Ils riaient, parlaient en même temps, pressés de conter leurs succès, les beaux rôles créés, les femmes du monde subjuguées.

— Alors, ça marche ? — À merveille, mon cher. Et toi ? — On ne peut mieux. Je suis rengagé pour l’hiver prochain, avec deux cents francs d’augmentation par mois. — Tu as signé ? — Pas encore, mais c’est comme si c’était fait. — Moi, on me propose le Théâtre Michel, à Saint-Pétersbourg. Je me tâte. Ils veulent m’avoir à tout prix, mais si je me décide, ce sera en échange de la forte somme.

Quand ils passaient devant les cafés et les restaurants, leur allure se ralentissait un peu. Du coin de l’œil, Carmery guignait Lamollière. Lamollière guignait Carmery, du coin de l’œil. Mais tous deux continuaient à parler de théâtre, pas d’autre chose, et ils passaient, sans entrer.

Ils remontèrent tout le boulevard, puis le redescendirent. Leur enthousiasme tombait peu à peu. Entre eux, il y avait maintenant de petits silences, pendant lesquels chacun semblait réfléchir. Les regards ailleurs, l’air très indifférent, Lamollière demanda : Où dînes-tu ? — Je ne sais pas, dit l’autre, n’importe où. — Et ils se remirent à parler théâtre, engagements somptueux et bonnes fortunes inouïes. Dix minutes plus tard, Lamollière risqua : Tu es en fonds ? — Pas trop… Tu comprends, mon vieux, la morte saison… — Tu n’as pas deux louis à me prêter ? — Tu es rigolo, dit l’autre, j’allais t’en demander un.

Ils marchèrent en silence, puis Lamollière demanda de nouveau : Où dînes-tu ? — Je ne sais pas, répéta Carmery, je ne suis pas pressé. — Tu ne comptes pas inviter quelques amis ? — Farceur ! je préférerais être invité par un ami, ça m’irait beaucoup mieux.

Ils reprirent leur marche silencieuse, puis Carmery demanda à son tour : Et toi, où dînes-tu ? — L’autre hésita un peu : Chez moi, dit-il enfin. Tu comprends, je fais ma popote moi-même. C’est plus économique. — Tu demeures loin d’ici ? — Lamollière hésita encore, puis, avec un geste vague : Non, pas très loin. — je vais te conduire jusque-là. — Mais non, mon vieux, ne prends pas cette peine. — Mais si ! je ne suis pas pressé. On ne va pas se quitter comme ça !

Et Carmery s’accrocha au bras de son camarade, résolument, solidement.

Ils marchèrent encore, par des rues. Carmery parlait seul, avec une extrême abondance, rappelant les bonnes parties faites ensemble à Bordeaux, pendant tout un hiver : On était des copains, pas vrai ! De vrais copains ! Un jour, je t’ai prêté cent sous. Tu te rappelles ? — Lamollière répondait sans enthousiasme : Mais oui, je me rappelle…

Il s’arrêta soudain devant une allée, essaya de dégager son bras, et dit, la main déjà offerte : Mon cher, je suis arrivé. Merci de m’avoir accompagné jusqu’ici. Au plaisir de te revoir. — Mais l’autre ne le lâchait pas, et prononça d’une voix très basse, où l’on sentait pourtant une résolution inébranlable : Je ne te quitte pas, je monte avec toi.

Il y eut un long silence, lourd et chargé de contrainte. Puis Lamollière regarda son compagnon droit dans les yeux, de pauvres yeux qui vacillèrent un instant, guetteurs et anxieux, puis se baissèrent humblement.

— Viens ! dit Lamollière. Et ils pénétrèrent dans l’allée.

Sans échanger une parole, ils grimpèrent six étages, traversèrent un long couloir, et entrèrent dans un étroit cabinet au carreau défoncé, au papier déteint, à la fenêtre sans rideaux. L’ameublement se composait d’un petit lit en fer, un vrai lit d’enfant, de deux vieilles malles, et d’une cuvette pleine d’eau sale, posée à même le sol. Sur une tablette fixée au mur, Lamollière prit un sac en papier, une tasse pleine de lait et une soucoupe fêlée où il y avait six morceaux de sucre.

— Voilà, dit-il : Une demi-livre de riz, du lait et du sucre. Avec ça, on fait un bon petit riz au lait. Je n’ai rien d’autre. Il n’y a pas de pain. Si tu préfères aller au Café de Paris, je ne te retiens pas.

L’autre fixait sur les provisions des yeux ardents. Il avala sa salive, difficilement, avec un long mouvement de tête, puis demanda aussitôt : « Où va-t-on le faire cuire ? »

Lamollière haussa les épaules. « Tu verras bien », dit-il.

Dans un vieux poêlon, il versa le riz, le lait, le sucre cassé en petits morceaux. Carmery suivait ses moindres mouvements, tournant la tête à chaque geste, comme les petits chiens qui assistent au repas de leur maître. Son poêlon à la main, Lamollière gagna le corridor, en faisant signe de le suivre. À pas de loup, il s’avança jusqu’à l’escalier, puis souffla dans l’oreille de son camarade : « Tu vas descendre un étage, et guetter par dessus la rampe. Si quelqu’un vient, tu remonteras au galop. »

L’autre obéit sans comprendre. Penché sur le guide-main, il scrutait les profondeurs du gouffre, puis relevait la tête, de temps à autre, pour suivre le manège de son ami.

Celui-ci s’était assis sur une marche, tranquillement, à côté du bec de gaz fixé dans le limon de la rampe. Carmery vit le gaz s’allumer, puis le poêlon passer entre deux barreaux et se poser sur la flamme. Il eut un petit rire et murmura : « Fameux ! » puis se remit à faire le guet.

Le temps lui sembla long. Enfin, la lumière s’éteignit, et, sans avoir besoin d’un autre signal, il remonta et regagna la chambre.

— Ça sent rudement bon, dit-il en reniflant.

— Il y a une cuillère et une fourchette dans la malle noire, interrompit Lamollière. Veux-tu les prendre ?

L’autre se précipita, heureux de rendre service, ouvrit la malle, et s’y engouffra tout le haut du corps.

— Nom de Dieu ! hurla Lamollière.

Carmery sortit de la malle, fit entendre un « Oh ! » douloureux, puis tomba assis sur le lit, les jambes coupées. Le camarade était debout, immobile, ahuri, tenant encore en main la queue du poêlon, dont les morceaux baignaient, à ses pieds, dans la cuvette pleine d’une sauce dégoûtante où le riz aux blancheurs crémeuses se mélangeait doucement à la mousse grisâtre de l’eau de savon.

« Oh ! » répéta Carmery… Lamollière s’assit sur l’autre malle. La queue du poêlon roula par terre, avec un bruit mat, et ils restèrent là, silencieux, pendant bien longtemps, regardant le crépuscule descendre, emplir la chambre miséreuse d’ombre et de tristesse.

Enfin, Carmery se leva et prit son chapeau qu’il avait posé sur le lit.

— Je m’en vais, dit-il à voix basse, presque timidement… Il faut bien que j’aille chercher ailleurs… Merci tout de même, mon pauvre vieux… Merci de tout mon cœur…

Ils se serrèrent la main, dans l’ombre toujours plus dense et plus lugubre. Puis Lamollière entendit l’autre qui s’en allait, par le couloir obscur, à pas lourds et lents, comme un vieillard.


La guigne


Le corps de Jean Travers était allongé sur son lit, rigide et immobile. La main droite se crispait encore sur un revolver et la tempe s’étoilait d’une affreuse tache noire, d’où coulait une longue traînée rougeâtre.

Louisette rentra, un filet plein de provisions à la main. Devant le hideux spectacle, elle resta un instant immobile, les bras tombés le long du corps, puis clama soudain :

— Espèce d’idiot ! Si tu crois que ça prend !

Jean Travers ouvrit les yeux, s’accouda sur l’oreiller, et répondit d’une voix maussade :

— Il n’y a jamais moyen de rigoler avec toi !

Mais, ayant avisé la pendule qui tictaquait dans un coin, il bondit de sa couche, battit deux ou trois entrechats, esquissa avec les pans de sa chemise une imitation imparfaite de la Loïe Fuller, puis déclara :

— Onze heures du matin ! Arrachons-nous prématurément aux bras de Morphée !

— T’es malade ? demanda Louisette.

Jean Travers enfilait sa culotte, tout en louchant de façon affreuse devant un petit bout de miroir.

— Je ne louche plus si bien qu’autrefois, dit-il, mon talent s’affaiblit. Mais je ne suis pas malade, ne tremble pas, ô mon illégitime et fidèle compagne. Si je me lève à des heures indues, c’est que je suis, tel que tu me vois, un lascar bougrement occupé, un monsieur qui a tout le temps des rendez-vous d’affaires, un type dans le genre de Rokfeller, quoi !

— Tu vois bien qu’t’es malade, soupira Louisette.

Jean Travers se débarbouillait, maintenant, en envoyant dans l’espace d’inoffensifs coups de pied bas. Il chercha une serviette, la découvrit sous un fauteuil, s’en coiffa comme d’un turban, l’agita avec grâce en mimant la danse du ventre, essaya de s’en servir pour sauter à la corde et faillit se flanquer le nez par terre, puis, ces indispensables préparatifs étant achevés, il s’essuya le visage et demanda :

— Ma tendre et douce amie, veux-tu avoir l’obligeance de me donner mon faux-col propre ?

La tendre et douce amie écarquilla des yeux ahuris.

— T’es tout à fait louf ? interrogea-t-elle.

Tout en feignant de brosser son veston à l’aide d’un pinceau à l’aquarelle depuis longtemps dépourvu de ses poils, Jean Travers daigna s’expliquer :

— Pas plus que d’habitude, mon enfant. Mais je te répète que j’ai un rendez-vous d’affaires, un vrai, et qu’il s’agit d’arborer une tenue éblouissante. Je dois voir à midi sonnant, au Café Cardinal, un monsieur à qui l’ami Héron m’a présenté hier soir, et dont je commence le portrait aujourd’hui même. Cinq cents balles qui tombent !

Louisette le regarda avec une douce commisération.

— Ben, mon vieux, remarqua-t-elle, si c’est toi qui dois le faire, ce portrait, il n’est pas encore verni.

Pourtant, elle alla chercher l’unique faux-col qu’elle tenait en réserve pour les grandes occasions, et l’attacha au cou de son seigneur et maître, tandis que celui-ci chantait à tue-tête le Récit du Graal, sur l’air d’« Elle était souriante ». Le peintre empoigna son feutre, le lança au plafond, le rattrapa sur le bout de son pied, l’envoya de nouveau en l’air, et le reçut habilement sur sa tête. Puis il se découvrit jusqu’à terre, baisa cérémonieusement la main de Louisette, et prit congé en ces termes :

— Excusez-moi, duchesse, si je vous quitte aussi hâtivement L’art avant tout, c’est ma devise.

Il prit la porte, sauta à califourchon sur la rampe, et glissa rapidement dans les profondeurs de l’escalier, suivi par la recommandation habituelle de sa compagne :

— Tâche de ne pas rentrer trop saoul !

Dehors, le froid piquait. Jean Travers descendait les hauteurs de Montmartre, très embêté de ne pouvoir faire de blagues, à cause des passants qui le regardaient. Rue des Martyrs, il s’entendit appeler. C’était Labremuche, le sculpteur, qui le hélait du seuil d’un marchand de vins. Trop heureux de se dérider un instant, Jean Travers revint sur ses pas, et, refusant la main que son camarade lui tendait, déclara d’une voix sévère :

— Pour que je vous serre la main, rendez-moi d’abord, monsieur, les cent mille francs que je vous prêtai la semaine dernière.

— Entre donc, fit Labremuche, tous les copains sont là.

Le peintre tira sa chaîne de montre, au bout de laquelle pendait un billet du Mont-de-Piété, qu’il examina attentivement.

— Il est quatorze francs, dit-il. Pas moyen, mon vieux… Rendez-vous urgent… Sommes folles à gagner… Un chef-d’œuvre admirable à transmettre à la postérité éblouie…

— T’as tort, dit le sculpteur. Magouline est revenu de son patelin. Il a tapé ses vieux dans les grandes largeurs, il est nippé à neuf et a de l’argent plein les poches.

— Magouline avec un vrai veston sur le dos ! hurla Jean Travers. Magouline capitaliste ! Miracle ! Miracle ! Faut voir ça !

Et il se précipita chez le troquet. Magouline était là, jouant aux cartes avec des amis, et si bien vêtu qu’il ressemblait à tout le monde, affirma Jean. Ce Crésus offrit une consommation au nouveau venu, et celui-ci, bien que pressé, accepta, pour la rareté du fait. Voulant marquer d’une pierre blanche ce jour merveilleux, il jeta un morceau de craie dans le verre de Labremuche.

Le peintre s’était assis, par politesse, par habitude aussi. Il faisait chaud, il faisait bon, chez le marchand de vins, bien meilleur que dehors. La fumée des pipes, le parfum des absinthes, chatouillaient le nez d’un parfum bien connu et hautement apprécié. Magouline, qui donnait les cartes, en jeta devant Jean Travers comme devant les autres.

— Mais je ne joue pas, s’exclama le peintre… Rendez-vous urgent… Type dans le genre de Rokfeller… Il faut absolument…

Un haro général couvrit sa voix :

— Ah non ! On ne va pas remêler !… Joue cette partie, au moins !…

— Soit ! soupira Jean. Je jouerai cette partie pour vous faire plaisir, bien que je sois un type dans le genre des milliardaires américains, et que je n’aie encore manqué que deux cent quarante-huit fois à mon serment de ne plus toucher une carte.

Trois heures plus tard, Jean Travers perdait dix-sept francs trente-cinq sur parole.

Vers quatre heures du matin, Louisette s’éveilla en sursaut. Dans l’obscurité absolue de la chambre, une voix solennelle proférait en bafouillant un peu :

— Éveille-toi, Louisette ! Éveille-toi, être pur et candide ! Je suis l’archange Gabriel, et je t’ai choisie entre toutes les femmes pour te révéler un secret d’État. Lève-toi incontinent, Louisette, va réveiller le président de la République, et apprends-lui que le Ciel a décrété…

Doucement, Louisette interrompit le céleste archange :

— Couche-toi ; il est trop tard pour faire la bête.

Mais la voix reprit, plus solennelle encore :

— Je ne puis t’obéir, ô Louisette, car je suis l’archange Gabriel, et les anges ne peuvent ni se coucher ni s’asseoir, parce qu’étant des êtres purs et intangibles, ils n’ont pas de postérieur. Va tirer le président de son plumard, ô femme, et dis-lui que le Ciel…

Étant parvenue à allumer une bougie. Louisette aperçut son seigneur et maître qui se cramponnait affectueusement au tuyau du poêle.

— Y’a des papiers pour toi sur la table, dit-elle. C’est un huissier qui m’a remis ça.

— J’parie que c’est pas encore pour un héritage ! grommela Jean Travers.

Il gagna difficilement la table, et contempla les papiers d’un air si mélancolique que sa compagne demanda :

— Ça ne va pas ?

— Je n’y comprends pas grand’chose, avoua le peintre, mais du moment où ça vient de mon tailleur et de mon proprio, ça ne doit pas être un fameux présage de félicité.

— Il y a aussi un petit bleu, reprit Louisette.

Jean Travers ouvrit le télégramme et lut à voix haute :

« Mon cher Jean,

» Voulez-vous, oui ou non, accepter la main de ma fille ? Je porterai le chiffre de la dot jusqu’à soixante millions de dollars, parce que c’est vous.

» Votre affectionné

 » VANDERBILT. »

— Dis ce que c’est, voyons ! implora Louisette.

— Oh, pardon ! dit le peintre. Je lisais à l’envers, alors, ce n’était pas très exact. Voici le texte, ma chérie, le texte formel et intégral :

« Monsieur,

» Vous ayant vainement attendu pendant une heure à notre rendez-vous, je suppose que vous ne tenez guère à peindre mon portrait, et je crois répondre à votre désir en confiant ce travail à un de vos confrères.

Je vous salue. »

Signature illisible qui veut dire : DUPONT.

— C’est très correct, déclara Jean Travers. C’est embêtant, mais c’est très correct, il n’y a pas à dire… Voilà !… Le travail s’esbigne et le papier timbré aboule. C’est mon sort, vois-tu, c’est mon triste sort. J’ai la guigne, moi ! Et quand on a la guigne, il n’y a pas d’avance à se décarcasser, tout vous casse dans la main.

Sur quoi, sa responsabilité étant nettement dégagée, il se déshabilla en hurlant le « Miserere » du Trouvère, pour bien marquer son triste état d’âme, puis se glissa sous la couverture, à côté de sa fidèle compagne, et s’endormit du sommeil du juste.


La grève des danseuses


Seule dans un coin du foyer, la grande Théréson, en costume de soubrette, repassait son rôle avant d’entrer en scène. De ses deux mains ouvertes, elle cachait la brochure étalée sur ses genoux, pour empêcher, sans doute, le texte de lui sauter aux yeux malgré elle. Puis, d’une voix morne et sans intonations, elle murmurait très vite :

— Oui, monsieur… Parfaitement, monsieur… Si monsieur veut attendre un instant… Oh ! monsieur veut rire, sans doute…

Comme la petite Chonchette traversait le foyer, les « Oui, monsieur… Parfaitement, monsieur… » de Théréson prirent un accent extraordinaire de férocité et de dédain, tandis que Chonchette, les yeux au plafond, balançait la croupe d’une façon agressive et désinvolte, qui signifiait clairement qu’à son avis, il n’y avait personne dans le foyer, et puis que si c’était elle, maintenant, qui était avec le directeur, ça prouvait qu’elle était un peu mieux fichue que les grandes bringues qui ne savent même pas garder un homme pendant quinze jours.

À ce moment, la porte s’ouvrit, et Zulma, la danseuse, entra comme un coup de vent qui aurait peur d’être en retard. Chonchette pensa qu’il était à propos de montrer la bonté de son âme et l’aménité de son caractère, et s’écria d’un air d’admiration ravie :

— Oh ! Zulma ! comme tu es jolie ce soir, mon petit bijou !

Les deux femmes échangèrent une demi-douzaine de ces longs baisers flûtés, presque indécents, qui équivalent à peu près, entre gens de théâtre, à une poignée de mains entre gens normaux.

— J’ai une migraine, ma chérie ! une migraine ! dit Zulma… T’es pas d’la grande pièce, toi. T’en as, d’la veine !

— Ça va passer… Amuse-toi bien, mon chéri…

Et Chonchette fila, joyeuse. Alors, regardant Zulma d’un air de compassion infinie, la grande Théréson lui dit :

— Si monsieur veut attendre un instant… Oh ! monsieur veut rire, sans doute… T’es pas dégoûtée, de lui lécher l’museau !

— Pourquoi ? demanda l’autre. Elle a bouffé d’l’arsenic, p’t-être bien ?

Théréson roula sa brochure, la déroula, la lissa un instant entre son genou et sa paume, puis déclara, lentement :

— T’à l’heure, elle a dit comme ça au patron qu’toutes les danseuses, c’était rien qu’des grues.

Zulma resta suffoquée. « Ah ben !… Ah ben !… » murmura-t-elle. Puis sans rien ajouter, elle fila vers l’escalier des loges, aussi vivement que si elle avait eu le feu au derrière.

La loge réservée au corps de ballet tout entier était faite de la moitié d’un corridor désaffecté, coupé en deux par une cloison de planches. Il est vrai que le corps de ballet ne comprenait que huit danseuses. Ces dames papotaient en enlevant leurs chapeaux ou leurs bottines, quand Zulma, de la porte, les salua d’un vibrant : « Salut, tas de grues ! » Personne ne broncha. Mais l’autre, qui, malgré sa migraine tenait à son petit effet, donna des détails :

— C’est vrai, qu’vous êtes toutes des grues. Chonchette le disait t’à l’heure encore au patron.

Une clameur emplit la loge :

— Elle a dit ça !… Qui c’est qu’a dit qu’elle l’avait dit ?… Elle en a, du culot !… Si on n’est même plus respectées par les choristes !…

— C’est Théréson qui l’a entendu, spécifia Zulma. Vous êtes toutes des grues, et pis v’là tout.

Des projets de vengeance jaillirent, immédiats :

— On va lui casser la gueule !… Faut raconter au patron c’ qui s’ passe avec le ténor !… J’en ai plein l’ dos, d’ la boîte !… Mettons-nous toutes en grève !…

On ne sut jamais qui avait lancé ce mot de grève. Mais, comme l’idée était saugrenue, absurde et irréalisable, toutes ces charmantes petites âmes de perruches futiles et puériles sautèrent dessus avec transport :

— Bravo ! en grève !… Toutes en grève !… Pas de ballet ce soir !… Attrapés, l’ patron et la patronne !…

Zulma, debout dans un coin, jugeait la question avec sa largeur de vue ordinaire, en pensant que ce n’était pas encore en faisant tout ce potin qu’on guérirait son mal de tête.

Fébrilement, les danseuses enfilaient leurs bottines, se recoiffaient et se repoudraient la figure, en trois coups de houppette. Des rires fusaient, jaillis de la joie infinie de faire une bonne grosse bêtise. Et puis, on allait réaliser ce rêve si rare au théâtre : avoir une soirée à soi.

— Au café des Artistes ! lança une voix. On trouvera des types pour rigoler.

La bande impétueuse dégringola l’escalier, traversa le foyer dans un grand froufrou de jupons et de rires, et gagna la rue d’un élan qui faillit renverser Ficelle, le second régisseur. « Eh bien, les mômes, où allez-vous ? » cria-t-il en en saisissant une par le bras. Mais la petite se dégagea prestement et fila à la suite des autres, en lançant d’une voix goguenarde :

— Nous sommes toutes engagées à Paris, à l’Opéra !… Nous prenons l’train dans une demi-heure ! Salut, mon vieux !… Compliments au patron !

Et, avec des clameurs joyeuses, la bande s’engouffra au Café des Artistes.

Mais, un pied sur le seuil, Zulma dut s’arrêter, le crâne cerclé d’une douleur intense. Elle hésita un instant, eut un soupir de regret en pensant à la bonne vadrouille que les autres allaient s’offrir, puis, la douleur se faisant plus lancinante encore, elle décida, triste et penaude :

— Zut, j’ai trop mal à la tête… Je vais m’fiche au pieu.

Le lendemain, Zulma s’éveilla à midi, la tête dégagée, mais encore bourdonnante. Elle déjeuna d’un croûton de pain largement arrosé d’eau claire, et se consola en pensant que c’était jour d’avances et qu’elle allait toucher le joli louis d’or demandé la veille au secrétaire du théâtre. Il lui vint bien à l’idée, un instant, que l’histoire de la grève pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour les grévistes. Mais comme ça la fatiguait de penser à des choses désagréables, elle conclut, avec infiniment de logique, que, quoi qu’il advînt le patron n’avait pas encore la tirelire assez large pour l’avaler toute crue. Et elle acheva tranquillement son sommaire repas.

Lorsqu’elle entra au foyer, à l’heure des avances, une clameur l’accueillit :

— T’es fraîche, ma petite !… T’en as, une santé, de filer sans rien dire !… T’as quinze francs d’amende et une engueulade à la clef, mon enfant !

Ahurie, Zulma ouvrit une bouche en cul de poule.

— Et ben, et vous autres ? demanda-t-elle.

— Mais nous avons dansé, nous autres. Ficelle est venu nous rechercher au Café des Artistes. Et puis, c’est pas vrai, c’ qu’on avait dit ; Chonchette n’a jamais parlé de nous au patron…

Et une longue explication, incompréhensible mais péremptoire, et jacassé par cinq ou six langues à la fois, démontra que Chonchette était un ange, que Théréson en était un autre, et que ces deux modèles de circonspection étaient absolument incapables de dire du mal de qui que ce fût.

— Avec tout ça, t’es dedans pour quinze balles, insista Ficelle.

Zulma eut un magnifique haussement d’épaules. « M’en fous ! » répondit-elle dédaigneusement. Ce fut si bien envoyé, qu’il y eut un murmure général d’approbation. Ça fait toujours plaisir de voir des gens qui sont au-dessus de ces petites misères. Et tout de suite, elle les fit crever de rire, cette sacrée Zulma, en imitant la gueule de Ficelle quand il en est à sa cinquième mominette.

Son tour venu, elle entra dans le cabinet du secrétaire. Celui-ci consulta un registre, se gratta l’oreille droite, puis la fesse gauche, et, sans rien dire un mot, secoua négativement la tête.

— Et ben ! et mes vingt balles ? s’exclama la danseuse.

— T’as quinze francs d’amende, expliqua l’employé. Il t’en restait trente-cinq à toucher. Trente-cinq moins quinze, reste vingt, garantie du patron. T’auras plus rien avant le règlement du mois. Faut plus qu’onze jours.

Un instant, Zulma regarda le gros registre, cherchant par où elle devait l’empoigner pour en écraser plus sûrement le crâne du vieux gratte-papier. Mais cette pensée mauvaise ne dura pas. Avec un nouveau haussement d’épaules, et autant de chic que la première fois, elle répéta, le sourire aux lèvres : « M’en fous ! »

— Tant mieux pour toi ! répondit le secrétaire. Et, de sa vieille voix de rogomme, il cria : À une autre !

Souriante et calme, Zulma retraversa le foyer.

— Où vas-tu ? demanda la grosse Loulou.

— Cherche une voiture pour emporter ma galette, riposta l’effrontée. Y’ en a trop, j’pourrais jamais porter tout ça.

Et elle sortit, parmi les rires, riant plus fort que les autres.

Elle alla entrebâiller la porte du Café des Artistes. Seule, dans son comptoir, la grosse maman Adèle se curait les dents.

— Y’ a personne ? demanda la petite.

Sans cesser de fouiller au creux de ses molaires, la vieille dame secoua négativement la tête. Zulma referma la porte, enfila deux ou trois rues, s’arrêta devant le restaurant du Filet de Bœuf, et jeta un coup d’œil à l’intérieur, entre deux rideaux mal joints. Trois cabots achevaient leur demi-tasse, et un vieil employé, qui prenait là sa pitance, mâchonnait lentement, le nez dans un journal.

Au café Lucien, même veine : rien que deux types de pannés jouant aux dominos, tandis que le garçon dormait, vautré sur une banquette.

Alors, Zulma comprit qu’il était inutile d’insister, que c’était jour de guigne carillonnée, qu’elle déjeunerait encore par cœur, et n’avait rien de mieux à faire que de rentrer chez elle. Sur le palier, elle croisa sa voisine, la couturière, qui sortait, un énorme panier sous le bras.

— J’ai la flème, dit la danseuse, j’ vais pioncer une heure ou deux.

— Vous en avez, d’ la veine ! répondit l’ouvrière avec un soupir d’envie. Et elle descendit l’escalier en murmurant : Quel beau métier, tout de même !

Zulma rentra dans sa petite chambre déserte et sans feu, et sa figure s’assombrit soudain, comme si elle avait laissé tomber un masque joyeux et frivole, trop lourd pour qu’elle pût le porter longtemps. Elle n’aimait pas de penser aux choses tristes, mais cette fois, il y en avait trop. Elle se dit qu’elle était sans un rond, le ventre vide, n’ayant trouvé personne pour lui payer à déjeuner, et qu’il en serait sans doute de même pour le dîner. Elle songea que, plaquée depuis trois semaines par son dernier, elle avait vainement cherché un ami qui pût l’aider un peu. Et elle conclut tristement qu’il ne lui restait plus trois nippes à se mettre sur la peau, et qu’elle n’avait plus rien, rien au monde, rien que des dettes dans tous les coins, et l’ « œil » fermé partout.

Alors, sans force et sans courage, elle se laissa tomber sur son lit. Et, tout doucement, la figure cachée dans l’oreiller, pour qu’on ne l’entendît pas de la chambre voisine, elle râla, longtemps, longtemps, les poings aux tempes, buvant ses larmes âcres et salées : « Cochonne de vie ! Cochon d’ métier ! »




La Villa Belle-Humeur


Monsieur et Madame Pic sont assis aux deux extrémités du salon de leur villa Belle-Humeur, à Bois-Colombes. (C’est le propriétaire qui fit inscrire ce nom sur un des montants de la grille. Monsieur et Madame Pic ne sont que locataires.) Les sourcils tragiquement froncés, Monsieur a l’air de préméditer un assassinat. Les yeux blancs, un pli amer au coin de la bouche, Madame semble hésiter entre divers modes de suicide. Silence absolu. Ne vous effrayez pas, c’est comme ça depuis vingt ans : Monsieur et Madame Pic ne se parlent jamais dans le tête-à-tête. Ils se rattrapent dès qu’il y a quelqu’un. Entre leur fille Angèle. Toilette très soignée, mais qui s’efforce de paraître simple. Des rubans à la main.

ANGÈLE. — Je suis prête ; je n’ai plus qu’à me nouer un ruban dans les cheveux. Lequel me conseillez-vous ?

 Ensemble : Mme PIC. — Le blanc !
M. PIC. — Le rouge !

ANGÈLE. — Je choisis le mauve ; sinon, nous n’en finirons pas. À quelle heure arrive le train ?

 Ensemble : Mme PIC. — À 2 h. 52 !
M. PIC. — À 3 h. 27 !

Mme PIC. — Décidément, mon mari devient tout à fait gâteux !

M. PIC. — Angèle, consulte l’indicateur. Ta mère est folle.

ANGÈLE, après avoir obéi. — C’est à 3 h. 13. Mon Dieu ! pourvu que j’aie le temps de nouer mon ruban avant qu’il n’arrive !

 Ensemble : Mme PIC. — Dépêche-toi, il devrait être ici déjà.
M. PIC. — Ne te presse pas, tu as tout le temps.

Angèle se sauve. Privés de tout spectateur, les deux époux retombent aussitôt dans un silence farouche. Un quart d’heure se passe. Coup de sonnette à la grille.

 Ensemble : Mme PIC. — C’est Monsieur André !
M. PIC. — C’est le facteur !

ANGÈLE, entr’ouvrant une porte. — C’est lui ! Je viens de regarder par la fenêtre.

 Ensemble : Mme PIC. — Pourvu que ton père n’ait pas envoyé la bonne au bureau de tabac.
M. PIC. — Je parie que ta mère a oublié de dire à la bonne qu’elle mette un tablier propre.

ANGÈLE. — Je la vois qui traverse le jardin pour aller ouvrir. Elle a un tablier propre. Je me sauve, vous m’appellerez quand il sera temps.

Elle disparaît. Nouveau silence. Puis la bonne introduit M. André. Il est en redingote, haut-de-forme et gants blancs. Il a l’air un peu moins joyeux et moins résolu que s’il marchait à la guillotine.

ANDRÉ. — Madame… Monsieur… Je suis… Croyez bien…

 Ensemble : Mme PIC, désignant une chaise. — Bonjour, mon ami, asseyez-vous donc.
M. PIC, avançant un fauteuil. — Soyez le bienvenu, jeune homme, et prenez ce siège.

ANDRÉ, regardant alternativement les deux sièges. Madame… Monsieur… je suis… Croyez bien…

Mme PIC, poussant sa chaise vers lui. — Asseyez-vous, je vous en prie.

M. PIC. — Sur cette chaise ? Vous êtes folle ! Les fauteuils ne sont pas faits pour les chiens, que je sache ! Prenez ce siège, jeune homme !

Il empoigne André à bras-le-corps et le précipite dans un fauteuil. Le nez de Madame Pic blémit, tandis que ses lèvres se froncent vers le bout de cet appendice. Dans son fauteuil, André, tout étourdi de la secousse, reprend lentement ses esprits.

ANDRÉ. — Madame… Monsieur… Depuis le jour… le jour bienheureux où j’ai eu le bonheur… le bonheur bienheureux, j’ose le dire… de voir pour la première fois votre charmante fille…

 Ensemble : Mme PIC. — C’était chez l’oncle Bois-robert !
M. PIC. — Chez mon vieil ami Prunot, je m’y vois encore.

ANDRÉ — je vous demande pardon…

 Ensemble : M. PIC. — Taisez-vous, vieille folle !
Mme PIC. — Laissez donc parler monsieur André !

M. PIC. — Ne faites pas attention. Sa tête déménage quelquefois.

Mme PIC. — Voyez, jeune homme, à quelles absences de mémoire peut conduire l’abus du tabac et des liqueurs fortes.

ANDRÉ. — je vous demande pardon… C’était à la noce de mon ami Gérard.

M. PIC. — Du moment où vous me prenez pour un imbécile, vous aussi…

Mme PIC. — je crois avoir entendu dire, jeune homme, que vous fumez également beaucoup. Méfiez-vous ; rien n’est plus mauvais pour la mémoire.

ANDRÉ. — Madame… Monsieur… je ne croyais pas… Je vous jure que je n’avais pas l’intention… Du reste, cela importe peu… Depuis le jour où j’ai eu le bonheur de voir votre aimable fille, où que ce soit…

Mme PIC, à son mari. — Avez-vous bientôt fini de balancer ainsi votre pied ? Vous savez bien que ça me donne le mal de mer !

M. PIC, qui balançait son pied d’une façon imperceptible, amplifie le mouvement jusqu’à porter sa pantoufle à trois doigts de la moustache d’André. — Continuez, jeune homme, et ne faites pas attention à ce que bougonne cette insupportable radoteuse.

Mme PIC. — Je ne permettrai pas qu’en présence d’un étranger…

ANDRÉ, les mains jointes. — Madame… Monsieur… Je vous en supplie… En des circonstances aussi solennelles… Je suis déjà très troublé… Depuis que j’ai eu le bonheur de voir…

 Ensemble : Mme PIC. — Mais laissez donc parler Monsieur André !
M. PIC. — Madame ! Pour la dernière fois, je vous ordonne de vous taire !

ANDRÉ. — Depuis que j’ai eu le bonheur…

La pantoufle de M. Pic, balancée avec une énergie croissante, quitte le pied qu’elle chaussait et va frapper André en pleine poitrine, interrompant son discours une fois de plus.

Mme PIC, allant et venant comme une furie. — Il insulte mon hôte ! Il insulte le prétendant de ma fille ! Il lui a donné un coup de pied ! À Charenton ! La douche ! La douche, vous dis-je ! Vous voyez bien qu’il devient fou furieux !

M. PIC, se levant avec un geste de menace. — Vous tairez-vous, vieille folle !

Mme PIC, empoignant un vase qui se trouve à portée de sa main. — À l’assassin ! À l’assassin ! Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas, ou je vous envoie ceci en pleine figure !

M. PIC. — Vous en êtes capable ! Vous seriez trop heureuse de vous débarrasser de moi par un crime !

Mme PIC. — N’approchez pas ! Abruti ! Assassin ! Alcoolique !

M. PIC. — Menteuse ! Calomniatrice ! On jurerait, sur mon âme, que vous cherchez à faire rater le mariage de votre fille, comme vous avez fait manquer les trois précédents !

Mme PIC. — Vous osez dire… C’est vous, c’est vous seul qui mettez tous les prétendants en fuite !

M. PIC. — Vous en avez menti !

Mme PIC. — C’est depuis le jour où vous avez déchiré mon beau chapeau jaune que monsieur Lechat n’est plus revenu !

M. PIC. — C’est parce que vous avez brisé le vase qu’il vous offrit pour votre fête que le petit Mouffard a rompu brusquement !

Mme PIC. — C’est votre sale caractère qui a fait fuir monsieur Mongras !

M. PIC. — Allons donc ! Il s’est sauvé pour ne plus vous voir !

 Ensemble : Mme PIC. — Menteur ! Fourbe ! Ivrogne ! Brute ! Assassin !
M. PIC. — Vieille folle ! Effrontée ! Menteuse ! Misérable !

Mme PIC, brandissant d’une main le vase, de l’autre les pincettes qu’elle vient d’empoigner. — Approchez donc, bandit ! Osez porter la main sur une faible femme sans défense ! À l’assassin ! À l’assassin !

Le claquement d’une porte qui se referme interrompt cette intéressante conversation. Les deux époux se retournent. Ils sont seuls dans le salon, le prétendant a disparu. Tous deux se précipitent dehors en criant :

— Monsieur André ! Monsieur André !

Mais M. André galope déjà dans le jardin, retenant à deux mains son haut-de-forme, et piétinant sans pitié les plates-bandes fleuries ; malgré les cris qui le poursuivent, il atteint la grille sans se retourner ; il l’ouvre, il est sauvé, ce qui ne l’empêche pas de repartir de tout son cœur, au triple galop, dans la direction de la gare.

Comme personne n’est plus là pour les entendre, les deux époux n’échangent pas le moindre reproche. Ils rentrent silencieusement dans le salon. Angèle y est agenouillée sur le tapis, roulant dans un fauteuil sa tête échevelée, et poussant des gémissements de petit chien battu.

 Ensemble : Mme PIC, d’un air très surpris. — Qu’as-tu, ma pauvre fille ?
M. PIC, d’un ton stupéfait. — Qu’est-ce qu’il te prend ?

ANGÈLE, à travers ses sanglots. — C’est… C’est le quatrième mari que vous me faites manquer… Je l’aimais bien, moi, Monsieur André,… les autres aussi, du reste… Je sens que je ne me marierai jamais !

 Ensemble : Mme PIC. — C’est ton imbécile de père, avec sa pantoufle…
M. PIC. — C’est la faute de ta mère !

ANGÈLE. — Mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis malheureuse !

Mme PIC. — Pas tant que moi, ma fille. Ne te plains pas. Si tu avais un mari comme le mien…

M. PIC. — Angèle, tu ne souffriras jamais ce que ta mère m’a fait souffrir.

ANGÈLE. — Je vous en prie… Attendez pour vous quereller que je sois partie… Je suis si malheureuse déjà… Je m’en vais… Je vais pleurer dans ma chambre… Je ne me marierai jamais.

 Ensemble : Mme PIC. — C’est la faute de ton père !
M. PIC. — C’est ta mère qui a tout fait !

Angèle se traîne dehors, tout éplorée. Privés de leur indispensable témoin, les deux époux ne trouvent plus rien à se dire. Ils s’asseyent, avec des airs farouches, en se tournant le dos, aux deux extrémités les plus opposées de la pièce. Et le silence tombe de nouveau, lugubre et inquiétant, propice à l’élaboration des querelles futures, sur le salon de la villa Belle-Humeur.


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Une femme du monde


Au fond d’un gouffre sinistre et ténébreux, mal éclairé par une flamme rougeâtre, des dames et des messieurs, grelottant de froid sous leurs manteaux et leurs fourrures, simulaient, d’un air très ennuyé, les gestes et les danses, les chants et les paroles de gens qui s’amuseraient prodigieusement.

— Allons, mes enfants, cria Corentin, le vieux régisseur, enlevez-moi le finale en vitesse, et vous pourrez aller vous chauffer les pattes !

Les artistes se groupèrent au centre du plateau, entourés d’un cordon de petites femmes.

— Tout est bien convenu, reprit Corentin. Au refrain, les chœurs dansent la chichirinette. Toi, Jolimont, tu empoignes une des petites, tu l’embrasses, puis tu valses avec elle jusqu’à ce que le rideau soit tombé.

— Laquelle faut-il prendre ? interrogea Jolimont

Le régisseur réfléchit un instant. « Laquelle est-ce, demanda-t-il aux choristes, qui se laisse embrasser le plus gentiment ? »

Quinze petites mains jaillirent vers le cintre, et quinze petites voix s’écrièrent, avec un ensemble que, jusqu’à ce jour, on n’avait jamais pu obtenir d’elles : « Moi, m’sieur ! »

Mais Yoyo sortit du rang. C’était une jolie petite blonde, l’air pas rosse à moitié. Regardant Jolimont bien en face, elle lui dit : « C’est moi que vous prendrez, s’pas, m’sieur jolimont ? »

« Toi ou une autre… » bougonna le régisseur. Il fit un signe, le son d’un piano monta des profondeurs du gouffre, et tous se mirent à chanter, à danser, comme s’ils venaient d’apprendre que chacun d’eux avait gagné cent mille francs à la loterie. Tout en valsant, Yoyo s’abandonnait aux bras de Jolimont, la tête pâmée sur son épaule. Et, même après que le piano se fut tu, après que Corentin eut crié aux partants : « Tout le monde en scène, pour le prologue, à huit heures pour le quart ! » elle resta là, serrée contre son danseur, comme si elle n’en pouvait plus. Mais lui la repoussa avec une froideur voulue, et, tout en époussetant son épaule blanchie par la poudre de riz, il proféra d’un ton rogue :

— Vous étiez blanchisseuse, avant d’entrer dans les chœurs ? »

— C’est rien, m’sieur Jolimont, dit la petite, toute penaude, ça fait pas tache.

Et elle demeura plantée devant lui, le regardant sans plus rien oser dire. Puis, quand il lui eut tourné le dos, elle s’en alla, tout doucement, comme à regret.

Jolimont continuait à se brosser l’épaule, méticuleusement. C’était un joli garçon de trente-cinq ans environ. Il avait une mise un peu trop soignée, un peu trop de bagues aux doigts, un peu trop de chaîne de montre, un peu trop d’épingle de cravate, un peu trop de brillantine sur des cheveux un peu trop bien peignés, et pas assez de talent.

Le gros papa Corentin vint lui taper sur le ventre. « Si vous voulez vous appuyer la petite Yoyo, opina-t-il, elle ne vous fera guère poser. Elle en pince, la gosse ! » Mais l’autre se redressa d’un air indigné. « Des choristes ! proféra-t-il. Des choristes, à moi ! » Puis, gourmé, hautain et dédaigneux : « Et qu’est-ce qu’il resterait pour les femmes du monde ? » Son geste vaseliné montra toute la quincaillerie qui ornait ses doigts, sa cravate et son gilet, et il conclut : « Croyez-vous que c’est avec mes deux cent cinquante balles par mois que je me suis payé tout ça ? » Puis il s’en alla, fier, tranquille et élégant.

La grande Jeannine, la commère, le regarda partir, les narines froncées par une moue de dégoût ; Dès qu’il eut disparu, son indignation explosa : « Non ! Non ! cria-t-elle. Nous autres, on sait bien que nous ne pouvons pas faire autrement, parce que les femmes, c’est des femmes, n’est-ce pas… Mais un homme qui vit de ça et qui s’en vante… »

Dehors, Jolimont marcha vite, car le froid pinçait, et il n’habitait pas précisément près du théâtre. Après dix minutes de chemin, il pénétra dans une allée sombre, grimpa trois étages, et poussa une porte d’une main familière. La chambre était un étroit garni, pauvre mais prétentieux, comme tous les garnis à bon marché. Dans un coin, à la lueur d’une lampe à pétrole, une grosse femme, en camisole graisseuse et en tablier de cuisine, lessivait dans une cuvette posée sur une chaise.

— Bonsoir ! dit Jolimont.

La femme leva la tête. Elle devait avoir à peu près le même âge que lui. Mais, envahie par une graisse précoce, déformée par les travaux du ménage, elle paraissait dix ans plus vieille. Seuls, dans la face avachie et boursouflée, les yeux étaient restés beaux, deux grands yeux de passion, noirs et brûlants comme des tasses de café turc, et qui s’allumèrent d’une flamme subite quand le cabot entra. Précipitamment, la maritorne s’essuya les mains, puis, empoignant Jolimont par les épaules, elle lui posa sur les lèvres un gros baiser de nourrice. « Mon homme, bégaya-t-elle, mon homme à moi,… mon beau Gaston,… mon beau chéri ! » Et elle se reculait pour mieux le voir, pour mieux l’admirer, puis elle revenait l’embrasser encore.

Lui se laissait faire, tranquille et souriant, tout en enlevant son pardessus. Dès qu’il fut assis, elle s’installa sur ses genoux, gracieuse et légère comme une petite fille de cent quatre-vingts livres, et elle zézaya, avec le charme particulier aux pendules qui retardent, aux billets de théâtre qui arrivent deux jours après la représentation, et aux femmes vieilles et laides qui se croient toujours jeunes et jolies : « Qui c’est le plus fidèle, le plus beau, le plus adoré de tous ? » Il répondit, sur le ton d’une leçon depuis longtemps apprise et souvent répétée : « C’est Gaston, le petit chéri à sa Julie. » « Pourquoi, continua la grosse dame, êtes-vous mon beau petit homme à moi toute seule ? » Et il zézaya à son tour : « Parce que ma petite femme chérie a quitté son mari, ses enfants, sa belle maison, et tout… qu’elle s’est fait déshériter par son papa pour suivre le pauvre petit artiste, pour vivre dans la dêche avec lui. » — « Et parce que, ajouta la frêle amoureuse, elle n’a vécu que pour vous depuis dix ans, qu’elle vous pomponne, qu’elle vous bichonne, et qu’elle trouve qu’il n’y a pas un plus bel homme au monde que son beau Gaston, que son beau petit homme, que son adoré, que son dieu ! Dites que c’est pour ça aussi. » — « C’est pour ça aussi », répéta-t-il, docile et ridicule. Elle l’embrassa encore, puis, pâmée, roula sa tignasse noire et graisseuse sur l’épaule où la petite Yoyo, tout à l’heure, avait posé sa petite tête blonde et frisée. Et elle murmura, les yeux fixes, comme en un rêve : « Si tu me trompais, vois-tu, si tu me trompais jamais… ! » — « Folle ! se hâta-t-il de dire, pas trop rassuré. Tu sais bien que je ne pourrais pas, que je n’aime que toi ! »

Malaisément, la grosse dame se mit debout. Puis, retombant de son septième ciel à des considérations plus pratiques, elle déclara, tandis que Jolimont frottait sa jambe ankilosée :

— Maintenant, on va faire la dînette.

— Certainement, acquiesça le cabot. Avec les gestes méticuleux d’une besogne répétée chaque jour, il enleva son beau veston, le remplaça par une vieille redingote élimée et luisante, couvrit ses genoux d’un torchon, et s’empara d’un panier plein de pommes de terre. Puis, tandis que la grosse dondon commençait à se battre avec trois vagues casseroles, tandis qu’il épluchait ses légumes avec la dextérité que donne une longue habitude, Jolimont revécut, songeur et silencieux, la piteuse aventure de son rêve aujourd’hui réalisé, du beau rêve si souvent caressé, jadis, dans sa tête creuse de joli cabot : enlever une femme du monde.


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La souffleuse


— Au temps où je jouais les grands premiers rôles au Casino de Coqueville-les-Bains, nous raconta le vieux Lapaume, notre troupe avait l’honneur de posséder un souffleur qui était une souffleuse. Sophie, ainsi se nommait-elle, avait double titre à trouver un emploi au théâtre, car elle était l’épouse légitime de Prunard, le second régisseur, et la maîtresse officielle de Cajolle, le troisième comique. Mais elle était laide comme un pou de guenon, et si mal bâtie qu’on ne pouvait songer à la coller sur la scène, fût-ce pour jouer en travesti les vieillards contrefaits. On l’avait donc installée dans la boîte du souffleur, et je dois dire qu’elle s’acquittait très bien de sa tâche. Elle avait du tact et de la bonne volonté, et nous n’eussions eu qu’à nous louer d’elle, si Sophie n’avait été sujette à d’étranges crises qui la privaient de tous ses moyens.

Presque chaque soir, notre souffleuse soufflait comme le dieu Borée lui-même, pendant deux ou trois actes. Puis, soudain, ceux qui avaient le malheur d’être en scène au moment de sa crise se trouvaient complètement privés de son indispensable secours. Ils avaient beau s’approcher de la rampe, tiquer de l’œil et de la bouche, répéter les appels de pied les plus pressants et les plus impérieux, Sophie bafouillait, tournait trois pages à la fois, envoyait avec une déplorable insistance des répliques supprimées, puis n’envoyait plus rien, tout simplement. Sophie avait sa crise, et montrait, dans un visage rouge comme une tomate, ses petits yeux ardents chavirés par on ne savait quelle souffrance. Elle se mordait les lèvres, poussait de gros soupirs, et sa tête carambolait dans la boîte comme une pomme secouée dans une caisse à cigares. Puis la crise s’apaisait comme elle était venue, et la souffleuse recommençait à souffler comme un ange.

Réprimandée, interrogée, Sophie avait rougi, balbutié, puis parlé en termes vagues de douleurs imprécises qu’elle ressentait en des endroits mal définis. Ce n’était pas d’une clarté fulgurante, mais on n’en put rien tirer d’autre, et l’on se promit d’ouvrir l’œil.

On remarqua, d’abord, que les crises se produisaient toujours à des moments où Cajolle, son amant, n’était pas en scène. Puis, un soir, quelqu’un aperçut le troisième comique, alors qu’il croyait ne pas être vu, enfilant l’échelle qui conduisait dans le fond de cale, gouffre noir qui se partageait avec la scène, comme Cajolle avec Prunard, les charmes de la belle Sophie. Cinq minutes plus tard, la souffleuse piquait sa crise, et les artistes barbotaient de tout leur cœur dans le maquis des dangereuses improvisations.

On établit une surveillance étroite, et bientôt ceci fut démontré, clair comme le jour : Tous les soirs, quand son rôle lui en laissait le temps, Cajolle descendait sous la scène, dans les ténèbres du fond de cale, et c’est alors que se produisait la crise de Sophie, inévitablement.

Il faut vous dire que le Casino de Coqueville était, à cette époque, un fameux petit théâtre où l’on montait beaucoup plus de bateaux que de pièces. On était libre comme l’air. Le directeur ne s’occupait jamais de son théâtre, car il passait ses jours et ses nuits à courir après d’insaisissables bailleurs de fonds, et à essayer d’être pour les huissiers ce que les bailleurs de fonds étaient pour lui. Quant au régisseur, il s’enfermait dans son bureau pendant toute la soirée pour y combiner des martingales qu’il essayait à la salle de jeu après la représentation. Si quelqu’un allait interrompre ses calculs, pour quelque motif que ce fût, il lui collait inévitablement cent sous d’amende. Dans ces conditions, vous pensez s’il y avait moyen d’en machiner de bien bonnes. Et voici ce qui arriva à Sophie :

Le soir où le coup fut monté, Cajolle était tenu pendant les deux premiers actes. Mais on le tuait au deux, et il ne rentrait en scène qu’à la fin du quatre, où il jouait, la troupe n’étant pas très nombreuse, un second personnage, un commissaire de police qui entrait avec des gendarmes, en disant : « Emparez-vous de cet homme ! ».

Après le second entr’acte, alors que Cajolle avait déjà mis sa redingote et ceint son écharpe par-dessous, un monsieur se présenta au théâtre et demanda à lui parler. Il venait, ni plus ni moins, lui proposer un magnifique engagement pour Paris, de la part d’un directeur qui avait assisté à la représentation de la veille. Entre nous, le monsieur était mon propriétaire, un brave marchand de parapluies n’ayant jamais connu aucun directeur de théâtre. Mais ça n’empêcha pas Cajolle, qui ne se gobait pas à moitié, de s’embarquer avec empressement sur le bateau équipé à son intention, et d’accepter, pour débattre à l’aise les clauses de l’engagement, le verre que l’autre lui offrit d’aller prendre au café voisin.

Pendant ce temps, nous jouions, et Sophie soufflait. Mais, bien que j’aie vu, au cours de ma carrière, quelques pièces gentiment sabotées, je crois que jamais, nulle part, on n’a joué aussi mal que nous le fîmes ce soir-là. Songez donc ! Nous savions tous que Cajolle était au café, que mon propriétaire ne le lâcherait sous aucun prétexte avant le moment de son entrée en scène, et pourtant nous voyions Sophie piquer sa crise habituelle, ni plus ni moins que les autres soirs. Ah ! le public n’applaudissait pas, je vous en réponds. Mais nous nous en fichions pas mal, car la blague devenait meilleure à mesure que le temps passait.

Le quatrième acte tirait à sa fin, et Sophie commençait à manifester de l’inquiétude. Elle était secouée de sursauts brusques, comme quand on lance de petits coups de pied à un chien qui ne veut pas s’en aller. Puis son inquiétude grandit, et tous ceux qui étaient en scène, et ne la quittaient pas de l’œil, virent clairement qu’elle pensait : « L’imbécile, il va rater son entrée ! »

Cependant, les répliques s’enchaînaient, vaille que vaille, tant et si bien qu’au moment voulu, la porte s’ouvrit, et Cajolle entra en s’écriant, comme l’exigeait le texte : « Emparez-vous de cet homme ! »

Non, mes enfants, n’essayez pas de vous figurer la tête de Sophie quand elle vit son amant sur la scène ! Je n’aurais jamais cru qu’on pouvait ouvrir la bouche et les yeux aussi grands que ça !

Soudain, elle se cramponna des deux mains à sa tablette, et nous la vîmes gigoter comme une forcenée, tandis qu’on entendait, sous le plateau, les anciens décors et les vieilleries qu’on y entassait résonner sous les coups de pieds qu’elle envoyait furieusement autour d’elle.

Sur la scène, nous pouffions tous, sans pouvoir dire un mot. Le traître qu’on venait d’arrêter se tordait entre les deux gendarmes. La duègne, pliée en deux, pleurait de grosses larmes de joie, et l’ingénuité avoua par la suite qu’elle avait poussé les choses plus loin encore. Devant cette situation, le chef machiniste prit sur lui de baisser la toile, et bien nous en prit, car il nous épargna l’averse de petits bancs, d’oranges et d’objets hétéroclites dont le public cribla le rideau, sitôt qu’il fut sorti de la stupeur où l’avait plongé ce singulier dénouement.

Puis, deux machinistes allèrent tirer Sophie de sa boîte, où elle avait pris le parti de s’évanouir.

Et jamais, jamais plus, on ne la vit piquer sa crise, jusqu’au jour où la troupe se dispersa, notre directeur s’étant décidé à faire faillite.

Lapaume se tut, et l’un de nous lui demanda :

— Sophie a-t-elle su qui était descendu à fond de cale ce soir-là ?

— Jamais, dit le vieux.

— Tu le savais, toi ?

— Oui, et je vais vous le dire, car mon histoire n’a rien d’immoral. Ce n’était pas l’amant, mais c’était le mari.


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Monsieur Pomme de terre


— Non, s’écria Pagnier, le nouveau surnuméraire. Non, me faire recommencer cette besogne, que deux autres ont déjà faite et vérifiée avant moi, c’est par trop idiot !

Monsieur Boron, commis de première classe, répondit de sa voix traînante et sans inflexions :

— Monsieur Pagnier, vous n’avez pas l’esprit administratif. Si on lui donne à additionner cinq cents colonnes de zéros, le bon employé doit les additionner sans en sauter un seul et sans se permettre la moindre observation.

Ayant dit, il prit un peu de recul, les yeux clignés, la tête penchée sur l’épaule, pour contempler amoureusement le titre en grosse ronde, aux lettres ombrées de patientes hachures, dont il ornait la première page d’un registre.

Monsieur Boron, commis de première classe, dessinait tous les titres du bureau, et on lui en apportait même des bureaux voisins. Doué d’une patience irritante à force d’être imperturbable, il réalisait des chefs-d’œuvre de correction et de netteté, recommençant un travail de trois jours pour la moindre bavure survenue, mesurant pendant des heures la largeur des lettres, sans une hâte, sans une impatience, pour obtenir l’absolue symétrie des blancs ménagés à gauche et droite de chaque ligne. Sa belle main l’ayant fait choisir pour cette besogne, au temps lointain de son entrée dans l’administration, il s’en était fait une spécialité, par son aptitude pour ce genre de travail, son inaptitude pour tous les autres, si simples fussent-ils. Depuis trente ans, il dessinait des titres, rien que des titres. Soumis, ponctuel, bien noté, il était passé normalement, sans tour de faveur comme sans retard, de la cinquième à la première classe. Mais son travail était resté le même qu’au début : la fastidieuse et inutile perfection des titres en impeccable ronde, ornés d’arabesques compliquées et de minutieuses hachures, des titres merveilleux que personne ne verrait jamais plus, dans l’obscur grenier des archives où les registres, sitôt remplis, allaient l’un après l’autre dormir sous la poussière.

Et jamais une seule fois cette inquiétude n’avait effleuré son esprit, qu’un de ces titres fignolés, en trois ou quatre jours de travail consciencieux, par un employé à trois mille six cents francs par an, coûte une quarantaine de francs à l’État, et ne sert absolument à rien.

Ses chefs n’y avaient jamais pensé davantage. Ils étaient fiers d’avoir des registres bien tenus, et ne cherchaient pas plus loin.

Une horloge sonna trois coups. Monsieur Boron jeta un regard satisfait sur la panse d’a qu’il était en train d’ombrer, et qui lui semblait particulièrement bien venue. Puis, remettant au lendemain les trois hachures qui manquaient encore pour terminer ce chef-d’œuvre, il essuya soigneusement sa plume, posa une rondelle de carton sur son godet à l’encre de Chine, et prononça d’un ton satisfait :

— Plus de travail pour aujourd’hui. À nous la joie et les plaisirs !

On eût bien étonné Monsieur Boron, on l’eût même indigné, en lui disant qu’il allait se payer un plaisir quelconque. Mais, pendant vint ans, il avait entendu répéter cette phrase, tous les jours, dès que sonnaient trois heures, par un vieil employé qui consacrait tous ses loisirs à culotter solitairement des pipes en élevant des canaris. L’amateur de canaris étant mort, monsieur Boron avait repris la phrase pour son compte personnel, soit par respect de la tradition, soit qu’il éprouvât quelque fierté à proférer d’aussi audacieuses et amusantes paroles. Depuis dix ans, sa journée n’eût pas été complète, s’il n’avait pu déclarer, sur le coup de trois heures :

— Plus de travail pour aujourd’hui. À nous la joie et les plaisirs !

Les employés gagnèrent la sortie. Surnuméraires faméliques gardant encore, aux plis de leurs vêtements grossiers, les odeurs rustiques et suries de la ferme paternelle ; vieux commis au dos rond, à l’œil éteint, distillant le parfum fade et rance de ceux qui changent rarement de linge et tiennent les bains de pieds pour une élégance réservée aux gens du monde ; êtres barbus et chauves, chargés de famille et d’appréhensions budgétaires, filant sans perdre une minute chez le tailleur ou l’épicier dont ils tiennent les livres ; tous s’éparpillèrent dès le seuil, les uns courant au point de s’essouffler, les autres gardant jusque dans la rue leurs allures traînardes de fonctionnaires pour qui les minutes n’ont pas de valeur.

À petits pas inégaux et mal assurés, en homme pour qui l’équilibre devient chose incertaine dès qu’il a quitté l’appui de son rond de cuir, Monsieur Boron gagna le faubourg où il habitait depuis son mariage.

Sous ses yeux, la petite ville, éboulée au flanc d’un coteau, étalait le désordre amusant de ses toitures vieillottes. Plus loin, parmi la plaine s’étirant à l’infini, les champs, les bouquets d’arbres, la rivière serpentante, les fermes cachées sous la verdure, prenaient dans l’éloignement des tons d’une délicatesse exquise.

Et là-dessus s’étendait l’immense splendeur d’un ciel merveilleux, superbe et tragique à en crier d’admiration, d’un vaste ciel où, sur un fond d’or pâle à l’insoutenable éclat, troué de rayons, balafré d’éclairs, passait la fantastique chevauchée de grands nuages sombres, déchiquetés, rapides et violents, pareils à la fuite formidable d’une armée de Titans en déroute.

Monsieur Boron leva un instant, vers la féerie gigantesque et merveilleuse des nuées, le terne regard de ses yeux glauques et saillants.

— Un temps bien désagréable ! murmura-t-il en fronçant autour de son nez toutes les rides de son vieux visage.

Puis il se remit à regarder les pavés, selon son habitude, et ne pensa plus à rien qu’à l’endroit où il posait ses pieds.

Le vieux commis habitait, dans le faubourg le plus malpropre de la ville, une hideuse petite maison en briques noircies, flanquée d’un étroit jardinet où Madame Boron ne tolérait plus la moindre fleur, depuis les premiers mois d’occupation, parce que ça la gênait pour étendre son linge à sécher.

Monsieur Boron gagna directement la cuisine, dont il poussa la porte en marmottant un vague bonjour. Il ne leva même pas les yeux, sachant, sans avoir besoin d’y regarder, que sa femme était assise au coin de la cheminée, en train de ravauder des chaussettes. Elle répondit d’une voix morne, sans lever la tête, sachant d’avance, dans leur ordre exact, tous les gestes qu’il allait faire : échanger sa jaquette pelée et luisante contre un veston sordide, retirer ses bottines, chausser de vieilles pantoufles, enlever son faux col en celluloïd et le placer dans son chapeau, puis venir s’asseoir à l’autre coin de la cheminée, en se frottant les mains d’un geste machinal.

Un silence dura. Monsieur Boron rêvait, les pieds retirés sous sa chaise de paille, ses grosses mains mal soignées posées sur ses maigres cuisses. Enfin, il sembla sortir d’une méditation profonde, et prononça :

— Aujourd’hui, le chef portait un nouveau gilet.

Madame Boron réfléchit longtemps à cette nouvelle, sans cesser de tirer l’aiguille. Puis elle demanda :

— De quelle couleur est-il ?

Son mari ne répondit pas de suite. Il suivit des yeux le vol d’une mouche autour du ruban enduit de glu qui pendait au plafond. La mouche s’étant fait prendre, il contempla avec un profond intérêt l’ongle largement endeuillé d’un de ses pouces. Madame Boron attendait, sans impatience. Il répondit enfin :

— Brun… Il est brun, avec des boutons noirs et luisants.

Le silence retomba, très long. Puis la femme émis cette pensée :

— Avant mon mariage, j’ai eu une robe brune qui m’a duré bien longtemps.

Ils se turent de nouveau, pendant d’interminables minutes, jusqu’au moment où le mari posa cette conclusion :

— Oui, le chef a étrenné aujourd’hui un gilet brun.

Et il ne parla plus, regardant avec une attention soutenue, dans le cadre de la fenêtre, le mince filet de fumée qui montait d’une cheminée voisine.

Cinq heures sonnèrent. Sans prononcer une parole, la femme cessa ses ravaudages et commença les préparatifs du dîner. Monsieur Boron, un instant encore, resta à se frotter lentement les cuisses. Puis, s’étant mis debout d’une façon qui, venant de lui, pouvait être prise pour de la vivacité, il déclara d’un ton satisfait :

— Maintenant, je vais éplucher mes pommes de terre.

Successivement, il alla chercher une terrine pleine d’eau, un vieux panier où roulaient des tubercules grisâtres, les posa auprès de sa chaise, puis se rassit en étalant un torchon sur ses genoux.

Un petit couteau luisait dans sa main. Il le contempla longtemps, l’air rêveur, puis dit d’une voix machinale :

— Ce qu’il y a de mieux pour éplucher les pommes de terre, c’est un petit couteau de deux sous, bien aiguisé et bien pointu.

Cette phrase, comme l’appel à la joie et aux plaisirs, faisait partie du programme invariable de sa vie. Il la disait chaque jour, à la même heure, avant de commencer à éplucher ses légumes d’une main lente et soigneuse. Il la répétait, d’une voix obligeante, aux jeunes surnuméraires qui déclaraient, en s’efforçant de tenir leur sérieux, tandis que tout le bureau ricanait sous cape :

— J’ai lu dans un journal qu’on vient d’inventer une machine épatante pour éplucher les pommes de terre.

De quelque façon que la nouvelle fût formulée, la réplique ne manquait jamais :

— Tout ça, c’est des bêtises. Ce qu’il y a de mieux, c’est un petit couteau de deux sous, bien aiguisé et bien pointu.

On s’enquérait alors de ce que les pommes de terre coûtaient actuellement, du prix auquel on les paya cette année où elles furent si chères, cette autre où on les donnait presque pour rien, de la meilleure façon de les éplucher, etc…

Sans entendre les rires mal étouffés, sans deviner les coups de coude et de genou que les employés échangeaient entre eux, Monsieur Boron, admirablement documenté, répétait avec une inlassable complaisance, avec un peu de fierté aussi, les renseignements qu’il donnait pour la vingtième fois. Il ne voyait là aucun ridicule, n’y sentait nulle anomalie. Sans que rien parût l’y prédestiner, sans probablement savoir pourquoi il avait choisi cette tâche plutôt qu’une autre, il avait pris l’habitude, dès les premiers temps de son mariage, d’éplucher les pommes de terre pour aider sa femme à préparer le repas du soir. Peu à peu, dans sa vie invariablement réglée, où le moindre imprévu prenait des allures de crise formidable, cette occupation était devenue une nécessité, au même titre que la fastidieuse besogne du bureau, les allées et venues aux mêmes heures, par le même chemin, les longues stations immobiles au coin de la cheminée, en face de sa femme silencieuse, sans penser à rien.

Il épluchait des pommes de terre comme d’autres fument ou boivent de l’alcool, par habitude, et il lui eût été aussi pénible d’en être privé qu’à un fumeur invétéré de renoncer à sa pipe ou à sa cigarette.

Un jour, au bureau, un nouvel employé, voulant parler de lui, et ne se souvenant pas de son nom, avait dit : « Chose… le vieux… le vieux Pomme de terre, quoi ! »

Tout le monde avait compris aussitôt de qui il voulait parler, et le sobriquet resta à Monsieur Boron sans qu’il s’en doutât jamais. Parfois, sur le chemin du bureau, il lui était bien arrivé de voir une pomme de terre gâtée rouler à ses côtés, d’entendre quelques voix enfantines crier derrière lui : « Pomme de terre ! Hou ! Hou ! Pomme de terre ! »

Mais les farces de gamins étaient rares, dans la morne petite ville aux rues calmes et désertes, et le fait n’avait pas été assez fréquent pour que Monsieur Boron, trouvant sa conduite trop naturelle pour prêter à raillerie, y vît autre chose que la plaisanterie inoffensive de galopins qui crient et lancent n’importe quoi au premier venu.

Et, tandis qu’au coin de la cheminée il épluchait lentement ses tubercules avec une minutieuse complaisance, il eût été bien étonné de savoir qu’on disait en même temps, dans quelques maisons de la ville, dans le petit café où les surnuméraires jouaient au billard :

— Il est cinq heures. Monsieur Boron épluche ses pommes de terre, et il vient de déclarer : « Ce qu’il y a de mieux, c’est un petit couteau de deux sous, bien aiguisé et bien pointu. »

* * *

Le dimanche amenait un peu de variété dans la vie de Monsieur et de Madame Boron. Levés tous deux à l’heure exacte où ils se réveillaient automatiquement, depuis que s’était brisé un réveille-matin qu’on avait jugé inutile de remplacer, ils revêtaient leurs habits de fête, depuis longtemps surannés, mais dont la forte odeur de naphtaline prouvait avec quel soin on les entretenait.

Bras dessus bras dessous, ils allaient entendre la messe, non qu’ils eussent au point de vue religieux des convictions bien arrêtées, mais parce que telle avait toujours été leur coutume.

La messe finie, ils rentraient chez eux par le même chemin qu’ils avaient pris à l’aller.

Dans leur petit salon sentant le moisi, où l’on ne pénétrait jamais que ce jour-là, ils s’installaient, face à face, dans les deux fauteuils raides et inconfortables, soigneusement couverts de housses grises, qui étaient placés en face de chaque fenêtre. Madame ravaudait des bas ou des chaussettes, Monsieur frottait ses grosses mains sur ses maigres cuisses, lentement, en regardant sans fin, sans lassitude, une branche d’arbre secouée par le vent.

Ils échangeaient de rares paroles, avec de longs intervalles de silence, sur des sujets d’une banalité absolue. Le plus souvent, ils ne disaient rien, n’ayant rien à se dire. Et ils passaient ainsi la journée, face à face, dans les mêmes attitudes, à la même distance l’un de l’autre que quand ils s’asseyaient, les autres jours, devant la cheminée de la cuisine.

Ils n’avaient jamais eu d’enfants, ne recevaient pas de visites, ne comprenaient pas qu’on allât se promener par les rues ou dans la campagne, quand on pouvait rester assis chez soi, bien tranquillement. Et l’idée ne leur était même jamais venue d’entreprendre un voyage, pendant les courtes vacances que l’administration accordait chaque année à ses employés. Orphelins tous deux dès avant leur mariage, ils n’avaient eu qu’un seul chagrin depuis cette époque : un ouragan s’était abattu sur la petite ville, arrachant les toits et les persiennes, renversant les cheminées, et ils avaient dû payer six cents francs pour faire réparer leur petite maison, dont ils étaient propriétaires. Or, depuis que le mari gagnait trois mille six cents francs, ils en économisaient douze cents chaque année, réglant leurs dépenses sur ce chiffre immuable. Ces six cents francs de réparations ayant bouleversé leur budget, ils avaient rogné, pendant deux ans, sur leurs dépenses déjà bien minimes, pour reconstituer la somme perdue, remettre les choses au point où elles auraient dû être, s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire.

Le jour où ils y parvinrent, le mari conta victorieusement la chose au bureau. Quelqu’un demanda :

— Avez-vous des héritiers, Monsieur Boron ?

— Non, répondit-il, ni ma femme ni moi ne nous connaissons plus de parents.

Et il se remit à tourner son bâton d’encre de Chine dans un godet. Rien ne permit de soupçonner qu’il eût vu quelque rapport entre cette question et l’histoire de ses économies reconstituées avec tant de peine.

* * *

Un hiver, Madame Boron tomba malade et fut emportée en quelques jours par une pneumonie.

Le mari suivit son cercueil, sans larmes, d’un air hébété. Aux phrases de consolation, aux compliments de condoléance, il répondait doucement : « C’est incroyable…, c’est incroyable… » Ou bien il ne répondait rien, regardant les gens d’un air ahuri, comme s’il ne comprenait pas ce qui était arrivé.

Il engagea une vieille femme pour faire son ménage, mais on sut bientôt qu’il s’était réservé la tâche d’éplucher, comme autrefois, les pommes de terre de son dîner. Du reste, il ne changea rien à sa vie, rentrant directement chez lui, après le bureau, pour s’asseoir au coin de la cheminée de la cuisine, en frottant lentement ses grosses mains sur ses maigres cuisses. Le dimanche, il allait à la messe, puis s’asseyait dans un des fauteuils du salon, devant la fenêtre, et passait la journée à regarder une branche d’arbre se balancer sous le vent, ou un filet de fumée monter vers le ciel.

Il ne semblait avoir ni regret ni chagrin. Pourtant, on constata bientôt qu’il maigrissait et devenait de plus en plus faible.

Un jour, il ne put se lever. La femme de ménage alla chercher un docteur, et prévint ses collègues, dont quelques-uns lui firent en groupe une visite de politesse. Il les regarda à peine, ne prononça que quelques paroles indifférentes, d’un ton calme pourtant, sans qu’on pût savoir si cette démarche lui faisait plaisir ou l’importunait.

Les employés décidèrent qu’il était complètement gaga, et nul d’entre eux ne retourna le voir.

Monsieur Boron s’affaiblissait de plus en plus. Un jour, le médecin, en lui faisant sa visite habituelle, constata qu’il délirait, balbutiant des phrases incohérentes. Il pencha son oreille sur la bouche du malade, et parvint à saisir ces mots : « …bien pointu, …bien aiguisé, …c’est ce qu’il y a de mieux… »

Le docteur dit à la femme de ménage que la fin était proche. La vieille s’arrangea pour passer la nuit auprès de son maître. Elle monta dans la chambre un des fauteuils du salon, et fit tous ses préparatifs pour veiller jusqu’au matin. Mais, à peine installée, elle s’endormit et ne s’éveilla qu’au grand jour.

Monsieur Boron était mort, et déjà tout froid.

Comme on revenait du cimetière, le chef de bureau apprit à ses employés, respectueusement groupés autour de lui, que, le défunt ne laissant aucun parent, l’État héritait de sa petite maison et de ses économies.

Le surnuméraire Pagnier, qui fréquentait assidûment l’unique café-concert de la ville, et était toujours à court d’argent, murmura dans le groupe :

— C’était donc vrai ! Pomme de Terre savait ça, et il s’est privé de tout pour économiser pendant vingt ans. Quel vieux crétin !

Mais le chef avait entendu le propos. Et, se tournant vers le coupable, il déclara d’un ton sévère :

— Monsieur Boron était un brave homme et un fonctionnaire modèle, dont la conduite fut toujours irréprochable. Nul n’a le droit d’insulter à sa mémoire, et je donne sa vie en exemple à tous mes employés, à tous les bons citoyens !


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Professeur
de prononciation


— Tant pis pour le public, décida Mouchavin, et tant pis pour les directeurs ! Ils n’ont que les artistes qu’ils méritent ! Moi, je lâche l’art dramatique !

Ça devenait dégoûtant, à la fin ! Un artiste comme lui, ayant du feu, du tempérament, capable de jouer d’une façon personnelle et supérieure tous les grands rôles du répertoire, on ne lui avait jamais distribué, depuis cinq ans qu’il faisait du théâtre, un seul rôle de plus de vingt lignes. Il en avait assez ! Tant pis pour le public ! Et tant pis pour les directeurs !

Ayant pris cette décision irrévocable, Mouchavin commanda :

— Garçon ! une remôminette, et les journaux !

Puis, déserteur de l’art dramatique à la recherche d’une position sociale, il commença la lecture des annonces, à la rubrique « Offres d’emplois ».

Il lisait depuis quelque temps, avec des moues méprisantes, des haussements d’épaules dédaigneux, car vous comprenez qu’un homme comme lui n’allait pas accepter n’importe quelle place, quand ces lignes le firent tomber en arrêt :

On cherche monsieur distingué, de préférence ancien artiste dramatique, pour enseigner la prononciation française et la diction. S’adresser à l’Institution Pompelard, rue…, n°…

À mesure qu’il lisait, un large sourire éclairait la figure de Mouchavin.

— C’est çà ! pensait-il. C’est tout à fait çà ! Professeur ! Ç’a toujours été mon rêve ! J’ai déjà la pelure de l’emploi : une redingote presque neuve. Il ne me manque plus que les palmes académiques. Mais çà, ce n’est pas difficile à se procurer. Et je suis l’homme qu’il faut ! Pour la prononciation et la diction, il n’y en a pas un à me faire la pige ; quant à la chose d’être distingué, je me les enfonce tous quelque part, n… de D… ! C’est décidé, je deviens professeur !

Et comme son camarade Eugène entrait justement au café, Mouchavin lui cria :

— Tu veux savoir une fameuse nouvelle, mon vieux ? Je quitte le théâtre ! Je lâche l’art dramatique ! J’entre à l’Institution Pompelard comme professeur de prononciation française et de diction !

Eugène fit entendre un clappement de lèvres admiratif. Puis, s’asseyant devant le nouveau membre du corps enseignant, il posa la conclusion obligatoire :

— Qu’est-ce que tu vas m’offrir pour ça ?


* * *


Quelques heures plus tard, Mouchavin faisait un petit tour, car il éprouvait vivement le besoin de prendre l’air. Il allait au hasard, sans savoir où, ça lui était bien égal. Mais, sans doute pour allonger sa promenade, il la faisait en zigzag, d’un bord à l’autre des trottoirs. Les passants le regardaient d’un air amusé, dont le futur professeur de prononciation ne s’apercevait même pas, car il avait bien assez à faire de suivre le fil de ses pensées, qui bouillonnaient dans son crâne avec une rapidité et une violence inaccoutumées. Il pensait, ce bon Mouchavin :

— Il fait chaud !… J’ai soif !… Sacré Eugène ! Jamais le rond ! Faut toujours payer tout, avec lui… Vingt-six môminettes à la douloureuse… M’en fiche, je vais avoir de bons appointements… Et puis les palmes, que je vais avoir… J’irai les montrer à l’administrateur de la Comédie-Française, et je lui dirai : « Voilà l’homme que vous avez dédaigne ! »… Fait chaud… J’ai soif… Sacré Eugène… Quelle drôle de rue ; je ne la connais pas… M’en fiche, je vais avoir les palmes… Paris est grand… Tant pis pour les artistes, ils n’ont que… Non, zut !… Tant pis pour les directeurs, ils n’ont que les artistes qu’ils méritent… J’ai soif, c’est parce qu’il fait chaud… Sacré Eugène !… Il n’aura pas les palmes, lui… Tiens, tiens, tiens !… Institu… Institution Pompelard… Chouette ! Ma nouvelle usine ! Me voilà tout rendu, ça m’épargne une course !

M. Pompelard était très occupé à rédiger une éloquente proclamation « aux pères de famille soucieux d’assurer à leurs fils les inappréciables avantages d’une éducation soignée, » quand on frappa à la porte de son bureau. « Entrez ! » cria-t-il. La porte s’ouvrit brusquement, et Mouchavin entra avec tant de précipitation, qu’il faillit s’étaler sur la tablette du bureau. Sans doute, ce visiteur s’était pris le pied dans le tapis, et M. Pompelard eut presque l’air de s’en excuser, tant fut amène le ton dont il demanda :

— À quoi dois-je, monsieur, l’honneur de votre visite ?

Le grand air n’avait pas fait à Mouchavin tout le bien qu’il en attendait. Il avait un cheveu sur la langue, et un fameux, car il répondit en ces termes :

— Jzuilbrovzeurdbroonzazion…

M. Pompelard eut un mouvement de surprise. Puis il pensa que le visiteur était sans doute un père de famille étranger, soucieux d’assurer à ses fils les inappréciables avantages d’une éducation soignée, et il déclara avec une politesse exquise :

— Je vous demande mille pardons, cher monsieur. Mes professeurs enseignent à la perfection toutes les langues ayant cours en Europe. Mais, personnellement, je n’entends que notre belle langue française, et si vous l’ignorez pour votre part, je crois que nous ferons bien de recourir aux bons offices d’un interprète.

Mouchavin secoua énergiquement la tête.

— Yababzoin, déclara-t-il, yababzoin… Jsuiçuiquioufaut… Jzuilbrovzeurdbroonzazion… heu… eddic… heu… eddiction…

M. Pompelard écarquilla les sourcils, puis les fronça. Il avait failli comprendre. Il était très vif, M. Pompelard, très vif et très vigoureux. C’est pourquoi, quittant son fauteuil, il vint se camper à deux pas de son interlocuteur, et lui demanda d’un ton sévère :

— Voulez-vous répéter, monsieur, ce que vous venez de dire ?

C’est bien le moins qu’on puisse faire pour un homme qui va vous payer de bons appointements et vous procurer les palmes académiques. Gentiment, Mouchavin répéta :

— Jzuilbrovzeurdbroonzazion… heu… eddicdic… heu… eddiction.

Un formidable cyclone dut s’abattre à ce moment sur la ville de Paris. Sans que sa volonté y eût la moindre part, Mouchavin pirouetta rapidement sur lui-même, un choc puissant ébranla la partie la moins décharnée de son maigre individu, et il eut la sensation très nette d’être projeté, à une vitesse terrible, hors de la gueule d’un obusier.

Une seconde plus tard, il constata, de façon irrécusable, que les tapis d’escalier, à l’Institution Pompelard, étaient faits d’une matière dure et rugueuse, avec laquelle le nez d’un ex-artiste dramatique ne pouvait entrer violemment en contact sans de graves inconvénients. Étendu sur le ventre, il entendit une voix grave et sévère qui proférait derrière lui :

— Je n’admets pas, monsieur, que l’on vienne se moquer de moi dans ma propre demeure.

Puis une porte se referma avec fracas.

* * *

Et voilà pourquoi les directeurs possèdent encore, outre les artistes qu’ils méritent, un artiste qu’ils ne méritent pas.

Pour le moment, Mouchavin joue les deux jambes de l’éléphant, côté pile, dans la grande féerie du cirque Pognèkoff.


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Le Grand Joseph


Joseph Bolzée, dit le Grand Joseph, était le forgeron du village. Il avait une grande barbe rousse, dont il était un peu fier, sans oser le laisser voir, et des yeux gris et ternes, où nulle lumière ne se reflétait. Il était grand, très fort et très doux, et se mouvait lentement, sans jamais se presser, quoi qu’il advînt. On disait, au village, qu’il était un peu simple, et sa femme le déclarait complètement idiot.

Du lundi matin au samedi soir, dans le clair-obscur de sa forge, le Grand Joseph tapait sur le fer rouge, réparait le soc des charrues et les dents des herses, sans s’arrêter jamais. Le dimanche, ayant enfilé une blouse propre, il allait se promener dans la plaine, tout seul, de son grand pas lourd et traînant, en songeant à des choses calmes et vagues. Il regardait les larges champs de blé ou d’avoine, et pensait avec satisfaction qu’il y avait là de quoi manger pour tout le monde, pour les hommes et pour les bêtes. Puis, quand il était fatigué de marcher, il allait voir jouer aux quilles devant le cabaret du vieux Gaspard. Jusqu’à la nuit tombante, il suivait des yeux la course monotone du boulet roulant dans la cendrée, puis rentrait pour manger et se coucher. Et il éprouvait un vague plaisir en pensant que le lendemain, dès l’aube, il se remettrait à sa besogne coutumière, dans le décor familier de sa bonne vieille forge.

Le Grand Joseph avait tout ce qu’il faut pour être parfaitement heureux.

Pourtant, à de certains jours, naissait en lui une envie vague et mal formulée, qui troublait d’un sourd malaise la quiétude de son cerveau endormi.

Pendant la belle saison, il y avait, dans un château voisin, un jeune cocher qui venait parfois à la forge pour faire ferrer ses chevaux, et qui restait là, à califourchon sur une enclume, fumant des cigarettes et bavardant sans répit en attendant ses bêtes.

Ce garçon était une espèce de génie incompris, qui racontait ses malheurs à tout le monde. Il adorait le métier d’acteur, était doué pour le théâtre comme jamais personne ne l’avait été avant lui, et, malgré tous ses efforts, n’avait jamais pu se révéler, prouver son immense talent, et entrer dans cette carrière où il était certain de conquérir rapidement la gloire et la fortune.

Les jours de pluie, quand il y avait du monde à la forge, le cocher, monté sur un vieux billot, chantait des chansonnettes comiques, des romances qui font pleurer, ou bien il récitait des monologues, en faisant de grands gestes et des grimaces bizarres. Puis il racontait des comédies et des drames qu’il avait vu jouer, et dont il connaissait par cœur des tirades entières, car en hiver, quand il habitait la ville, il allait au théâtre chaque fois que son service le lui permettait. Il disait des choses étranges et incroyables, comme on n’en voit jamais à la campagne : des hommes qui se battaient un contre dix ; des traîtres qui faisaient mourir tout le monde, et qui étaient finalement fusillés par les soldats, ou poignardés de la main d’une jeune fille ; des rois et des généraux, tout couverts de dorures, qui chantaient des choses comiques, et des hommes qui faisaient des tours, tout en haut, tout en haut, contre le plafond, dans des maisons aussi hautes que le clocher de l’église.

Le Grand Joseph ne comprenait pas toujours très bien, mais il pensait que cela devait être bien beau. Et il rêvait surtout, avec un grand trouble et un grand désir, à des choses que le cocher racontait encore, à ces troupeaux de belles femmes, trente ou quarante à la fois, qui mettaient de si petites robes qu’on voyait leurs bras et leurs jambes, et qui chantaient des chansons, toutes ensemble, ou dansaient au son de la musique, en se tenant debout sur la pointe du pied.

Au commencement, le forgeron n’avait pensé à cela que comme à des choses lointaines, inaccessibles et intangibles, ainsi que les figures qui passent dans les rêves. Puis il en vint à se dire que l’instituteur et sa femme, le gros fermier Poulette, le petit Louis, le fils Faverolle, d’autres encore, allaient bien passer des soirées à la ville, rentrant chez eux par l’express dont le sifflet aigu l’éveillait parfois, passé minuit. Et il conçut cette idée, peu à peu, que ce n’était pas une entreprise absolument irréalisable, qu’il pouvait, comme ceux de la ville, aller voir les hommes qui se battent et qui font des tours, les belles femmes qui dansent et qui chantent en laissant voir leurs jambes et leurs bras.

Mais le Grand Joseph avait des timidités insurmontables. Il parlait et agissait peu parce qu’il craignait toujours qu’on se moquât de lui. Et il sentit de suite que s’il lui était possible, en principe, de prendre le train, d’aller là-bas, au théâtre, de faire cette chose extraordinaire, c’est parce qu’il n’agirait que devant des inconnus. Mais quant à dire à sa femme, qui le racontait à tout le monde, qu’il voulait aller au théâtre, lui, le Grand Joseph, il sentit que c’était absolument impossible, qu’il n’oserait jamais faire cela, et qu’il n’y fallait plus penser. Et c’est pourquoi il y pensait toujours, mais comme on pense aux figures des rêves envolés, aux délices du paradis perdu.

Cela dura longtemps, longtemps. Puis il advint, un jour d’hiver, que la belle-sœur de Joseph, qui habitait un autre village, distant de quelques lieues, tomba gravement malade. Madame Joseph dit à son époux : « Je vais soigner ma sœur ; débrouille-toi comme tu pourras. » Elle partit, et le Grand Joseph resta seul. Trois jours de solitude et de réflexions profondes lui suffirent pour comprendre qu’il était enfin son maître, libre d’aller où bon lui semblait, sans rendre de comptes à personne. Il sentit que cette occasion inespérée de réaliser son rêve ne se représenterait peut-être jamais plus, et qu’il fallait la saisir au bond. Il hésita encore deux jours, craignant un retour inopiné de sa femme. Puis, une lettre lui ayant appris que sa belle-sœur allait toujours très mal, et qu’il devait continuer à se débrouiller tout seul, il prit une résolution brusque, comme un homme qui va se pendre, trois quarts d’heure avant le passage du train. Dans une véritable ivresse, qui le faisait agir presque aussi vite que les autres hommes, il ferma la forge, se débarbouilla, vainquit en moins de dix minutes les résistances d’un faux-col obstiné, enfila sa blouse neuve, mit de l’argent dans sa poche, et prit le chemin de la gare.

Le Grand Joseph était en face du théâtre, sain et sauf, pensant avec une joie intense que jamais personne ne voudrait croire une chose pareille.

Le cocher lui avait dit qu’on délivrait les billets d’entrée par un trou percé dans la muraille. Il fit le tour de l’édifice, découvrit le trou qu’il cherchait, et s’approcha en murmurant : « Une place, s’il vous plaît, monsieur. » Puis il vit que c’était une dame qui était à l’intérieur du trou. « Quelle place ? » demanda la préposée. Le Grand Joseph n’en savait rien. Mais il se rappela qu’aux dires du cocher, il y en avait pour toutes les bourses, et répondit à tout hasard : « Dans les prix de deux francs… »

Muni d’un billet portant ces mots : « Loge de troisième rang », il gagna l’entrée, fut arrêté par un monsieur qui lui prit son papier des mains, en déchira un morceau, puis lui rendit le reste. Et comme le Grand Joseph ne bougeait pas, l’employé, d’un geste vague, montra quatre portes qui s’ouvraient derrière lui, en murmurant : « En haut, par là… »

Pendant que le forgeron hésitait, indécis, deux hommes passèrent, ouvrirent une des portes et disparurent sur les marches d’un escalier tournant. Joseph fit cette réflexion que l’escalier était évidemment le bon et le seul chemin pour arriver en haut, et monta à la suite des deux autres, en pensant, tout joyeux, que ces choses-là sont bien moins difficiles qu’on se le figure. Il grimpa longtemps, longtemps, plus haut qu’il n’était jamais monté, s’étonnant de cet escalier qui ne finissait pas, de ces nombreux paliers où ne s’ouvrait aucune porte.

Enfin, il perçut le son d’une musique, arriva au dernier étage, vit, par une baie largement ouverte, des silhouettes noires se découpant sur un fond d’aveuglante clarté, et fut arrêté par un homme qui lui demanda : « Votre billet ? » Le Grand Joseph tendit son bout de papier.

— Mais vous n’y êtes pas, mon vieux ! s’exclama l’employé. C’est l’amphithéâtre, ici. Faut redescendre jusqu’en bas et prendre la seconde porte à droite.

L’autre pensa qu’il se serait fort bien contenté de rester là. Mais il n’en osa rien dire, redescendit les innombrables marches, prit la seconde porte à droite, monta quelques degrés, et se trouva dans un couloir peint en rouge. Des messieurs, vêtus comme des garçons de café, causaient avec des dames en robes claires, dont le décolletage fit intensément rougir le Grand Joseph, tout en lui donnant un avant-goût des délices espérées. Une autre dame, vêtue de noir, celle-là, avec un petit bonnet blanc et rose sur la tête, somnolait dans un coin, devant des rangées de par-dessus.

Avec une hardiesse qui l’étonna lui-même, le forgeron s’approcha d’un des messieurs, tendit son billet, et demanda à voix basse : « C’est-y bien ici ? » La plus jeune des dames étouffa un léger rire, mais le monsieur, très poliment, prit Joseph par la manche de sa blouse, et le poussa dans un étroit boyau qui se perdait dans l’obscurité, en disant : « Droit devant vous, la porte au fond. » Et le forgeron s’engagea dans le couloir sombre, tandis que des rires perlés fusaient derrière lui.

Sur la porte du fond, une grande pancarte portait ces mots : « Entrée interdite ». Joseph frappa, néanmoins, puisque le monsieur lui avait dit que c’était par là. Il frappa longtemps, à petits coups pour commencer, puis plus fort, peu à peu. Enfin, la porte s’entr’ouvrit, et une tête parut, une tête affreuse, peinte de taches rouges et de lignes bleues, sommée d’une chevelure invraisemblablement rousse. Le Grand Joseph tendit son billet en répétant « C’est-y bien ici ? » « C’est la scène, ici, espèce d’imbécile ! » dit une voix furieuse. « Pourtant, insista le forgeron, c’est un monsieur qui m’a dit… » Mais l’autre ne le laissa pas finir. Un mot vibra, dans le couloir silencieux, un mot qui porte bonheur, paraît-il, et qui devient héroïque sur les champs de bataille. Puis la porte se referma violemment.

Alors, un calvaire douloureux commença pour le pauvre Joseph, abruti et désemparé. Il ouvrit des portes donnant sur des précipices où plongeaient les montants d’une échelle de fer. Il enfila des corridors qui ne conduisaient nulle part. Il demanda son chemin à des gens qui lui rirent au nez, à d’autres qui le mirent encore sur la mauvaise route quand il était sur la bonne. Il monta des escaliers, en descendit d’autres, faillit toucher au but en parvenant au couloir des troisièmes loges de gauche, apprit qu’il devait aller à droite, crut qu’il fallait redescendre pour faire le tour, et ne revit jamais ces inaccessibles loges de troisième rang.

Il erra longtemps, longtemps, au hasard, n’osant plus rien demander à personne, par les couloirs et les escaliers déserts, aux sons d’une musique lointaine qui lui arrivait par bouffées. Finalement, au bout d’un escalier qu’il descendait, il se heurta à une porte, l’ouvrit, et se trouva dans une rue déserte, dont le pavé luisait, mouillé par une pluie fine et glacée. Alors, il comprit que c’était fini, bien fini, qu’il n’était pas assez malin pour aller au théâtre, et que ce plaisir était réservé à d’autres que lui. Calme et résigné, un peu satisfait au fond d’être au bout de l’aventure, il gagna la gare et attendit paisiblement, durant deux heures, sur un banc de la salle d’attente, le train qui devait le reconduire au village.

Et, depuis lors, le Grand Joseph n’est plus jamais allé au théâtre. Il écoute tranquillement les histoires merveilleuses du petit cocher, sans cesser de taper sur le fer rouge. Puis, quand l’autre a fini, il donne un grand coup de marteau, regarde sur le mur noir des choses qu’il est seul à voir, des choses qu’on ne sait pas, que personne ne saura jamais, et il murmure doucement :

— J’dis pas non… J’dis pas non… Mais faut être trop subtil, dans ces affaires-là…


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Le voyage
de Jef Van Willebroeck


Jef Van Willebroeck était un homme heureux, et pour cause. D’abord il était Bruxellois, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Ensuite, il possédait au numéro 233 de la chaussée d’Etterbeek, le plus charmant estaminet qui se pût voir. C’était, du moins l’opinion de son propriétaire. Il y avait un grand comptoir dont le zinc luisait comme de l’argent, avec un immense bassin à rafraîchir dont le cuivre étincelait comme de l’or. Il y avait de jolis dessins tracés avec du sable blanc, autour des tables, sur le dallage que Madame Van Willebroeck et la servante récuraient tous les matins, à grand renfort de seaux d’eau, de brosses en chiendent et de « loques à reloqueter ». Il y avait dans la cave, de grands tonneaux de faro et de lambic, avec de vieux cruchons de genièvre. Et derrière l’estaminet, il y avait un tir à l’arbalète où les membres de la « Chocheteie » venaient s’exercer tous les jeudis.

Le commerce marchait bien, les clients étaient de joyeux lurons et ils commandaient bien rarement une tournée sans ajouter : « Hé bien, Jef ! Est-ce que vous n’allez pas profiteie sur un verre avec nous autres ? » Et Jef s’enfilait de grands verres de faro ou de lambic, et de temps à autre un petit verre de genièvre, pour faire couler la bière. Cela lui faisait double plaisir, puisqu’il buvait à l’œil et faisait du même coup marcher le commerce. Ah ! c’était un homme heureux que Jef Van Willebroeck !

Et pourtant, une chose manquait à son bonheur : Il avait envie de voir Paris.

Ce n’était pas qu’il s’en fît une idée exagérée. Il en connaissait même tous les défauts. Il savait qu’on y est bien moins tranquille que lorsqu’on a le bonheur d’habiter la chaussée d’Etterbeek, qu’on y risque à chaque pas d’être écrasé par des voitures qui font un bruit assourdissant, et que, chose terrible, on n’y trouve ni faro ni lambic, ni même un pauvre petit verre de véritable brune, ce qui prouve, entre parenthèses, que ces fransquillons ne savent pas ce qui est bon.

Mais malgré tout, il avait envie de voir Paris. C’était son idée comme ça.

Et puis, il y avait là-bas son plus cher ami d’enfance, le compagnon de toute sa jeunesse, l’ébéniste Franz Wevelghem, qui était parti pour huit jours, en train de plaisir, il y avait plus de quinze ans, avait trouvé de l’ouvrage au faubourg Saint-Antoine, et n’avait jamais remis les pieds à Bruxelles, l’ingrat !

Jef s’était juré qu’il ne mourrait pas sans revoir son vieil ami Franz, et sans juger par lui-même si ce fameux Paris avait réellement tant de supériorité sur la chaussée d’Etterbeek. Il hésita pendant des années, tant on lui disait de mal de la bière qu’on vendait là-bas, et Madame Van Willebroeck, comptant bien que cette seule pensée suffirait à le retenir, souriait doucement quand il parlait de ses grands projets de voyage. Aussi fut-elle stupéfaite le jour où, rentrant de la ville, où il était allé faire des courses, il jeta un bout de carton sur le comptoir, en disant d’un air victorieux : « Regardeie une fois quoi est-ce que c’est qu’ça ! »

C’était un billet de troisième classe, Bruxelles-Paris et retour, pour un train de plaisir organisé à l’occasion des fêtes du 14 juillet. Une heure plus tard, toutes les commères de la chaussée répétaient, en faisant de grands yeux et de grands gestes : « Ça est quand même une hardie, Madame Willebroeck, qu’elle laisse partir son homme si loin ! »

Et Jef partit comme il l’avait annoncé, courageusement, malgré la perspective angoissante de passer cinq grands jours sans boire un verre de bière digne de ce nom. Mieux encore, il partit seul, car il dédaignait infiniment les gens du centre de la ville, qui ne sont pas de véritables Bruxellois, comme chacun sait, mais des êtres ridicules qui s’efforcent de « fransquillonner », de « jouer parisien ». Quant aux camarades de la chaussée, il n’y fallait pas songer. Aller à Paris ! Il n’y avait que ce Jef pour avoir des idées pareilles !

Il partit donc, muni d’une bonne somme calculée par Madame Van Willebroeck elle-même, de quoi s’amuser sans faire de bêtises. Il emportait aussi, pour le voyage, quelques « pistolets fourrés », ce que les Français nomment en anglais des sandwichs, et une demi-douzaine d’œufs durs. Puis (chut ! il n’en faut rien dire, à cause des douaniers), sous son gilet, dans des poches cousues la veille par sa femme, Jet avait glissé deux grandes bouteilles plates, tenant chacune plus d’un demi-litre, et pleines jusqu’au goulot de son meilleur genièvre. N’allez pas croire qu’il emportât cela pour lui. Ah mais non ! C’était pour le camarade, pour ce pauvre Franz Wevelghem, qui devait tant regretter, là-bas, la bonne bière et le délicieux genièvre du pays natal, et à qui il allait faire une si bonne surprise, en tombant chez lui à l’improviste. Il eût sans doute mieux aimé de la bière, de la vraie, ce pauvre exilé. Mais le faro et le lambic sont des boissons délicates, qui ne valent plus rien dès qu’elles ont été remuées ou échauffées. Franz le savait mieux que personne, le pauvre, et il n’était pas homme à commettre cette formidable hérésie : demander qu’on lui apportât de la bière.

Quand Jef arriva à la gare, le train de plaisir était déjà bondé, et notre homme eut grand’peine à trouver place. Rien que des gens du centre de la ville, bien entendu, des poseurs qui disent un hareng-saur en parlant d’un « boustrinck », et un fiacre pour désigner une « vigilante ». Jef se renfrogna dans son coin, sans essayer de lier conversation avec personne. Pour passer le temps, il commença de suite à manger les « pistolets » fourrés de jambon. Puis il se tourna les pouces. Puis il eut soif.

Cette constatation l’effraya, lui qui n’avait jamais eu soif de sa vie, lui qui avait toujours à portée de sa main la grande pompe en cuivre d’où coulait un si joli jet de bière fraîche et savoureuse. Il avait soif ! Et on était à peine parti, et il devait encore aller des heures comme ça ! Situation terrible et digne de pitié.

Jef lutta un grand quart d’heure. Puis, bien entendu, il fit cette réflexion : « Franz ne m’en voudra pas si l’une des bouteilles n’est pas tout à fait aussi pleine que l’autre. C’est un si bon camarade ! » Et, glissant sa main sous son gilet, il en tira un des flacons, le déboucha, et but à même une longue gorgée.

Quand le genièvre n’est pas très frais, il est moins bon, mais grise plus vite et ne désaltère guère. Au contact de sa vaste poitrine, celui de Jef était devenu tiède, mais le pauvre homme avait trop soif pour s’arrêter à cela. Aussi, la première lampée ne l’ayant guère rafraîchi, il en but une seconde, puis une troisième, si bien que la bouteille se trouva à moitié vidée, et que jef fit cette nouvelle réflexion : « je ne peuie pas présenteie ça à un camarade. Je boirai la boutèle tout entière, et je dirai comme ça à Franz que je n’avais apporté qu’une. » Une demi-heure plus tard, la bouteille était vide, et Jef avait plus soif que jamais.

Il lutta pendant une heure, héroïquement, contre le désir d’entamer la seconde. Mais la soif devenait toujours plus forte, et la première bouteille, commençant à produire son effet, rendait l’autre plus tentante, comme il arrive toujours. Si bien que quand le train stoppa à la douane, Jef se trouvait en règle avec elle, et n’avait rien à déclarer, l’alcool contenu dans les estomacs ne payant point de droits. Il en conçut une vive admiration pour la malice dont il avait fait preuve, bien que n’ayant pas d’abord pensé à cela. Il crut devoir confier à son voisin de droite, en grand mystère, que ce pauvre vieux Franz allait être bien attrapé. Le voisin n’ayant pas répondu, mais s’étant retiré avec une moue singulière, Jef se rejeta sur sa voisine d’en face, une petite bonne femme en chapeau rouge, et lui proposa de parier pour un « demi-franc » qu’il allait descendre du train en pleine marche, et le suivre à la course jusqu’à Paris. La voisine grommela quelques mots inintelligibles, puis Jef crut voir soudain qu’il y avait deux petites bonnes femmes en chapeau rouge, puis qu’il n’y en avait plus qu’une, puis qu’il y en avait trois. Ensuite, tous les voyageurs du wagon se mirent à tourner tellement vite, que Jef fut obligé de fermer les yeux, et qu’il les pria, en termes énergiques et même menaçants, de se tenir tranquilles. Puis il songea que son matelas devenait bien dur depuis quelque temps, qu’on y était vraiment mal couché, et qu’il faudrait le faire réparer par le voisin Jan Van Diepenbeeck. Puis il ne pensa plus à rien.

Une main le tira par le bras, tandis qu’on criait à son oreille. « Paris ! Tout le monde descend ! » Il descendit, sans savoir, sans se rendre compte. Un homme lui demanda son billet. Il le donna, et l’autre lui en rendit la moitié, que Jef serra dans ses gros doigts, machinalement. Il fit quelques pas, vit un banc, pensa que c’est bien agréable de trouver un banc quand on est fatigué, s’assit, et se rendormit aussitôt.

Combien de temps passa-t-il ainsi ? Personne n’en a jamais rien su. Un employé de la gare remarqua cet homme endormi, et le secoua en disant : « Hé, l’homme ! Vous ne pouvez rester là ! » Jef ouvrit un œil, murmura : « Je dors ! » et se remit à ronfler. « Il faut rentrer chez vous ; on ne dort pas ici ! » reprit l’employé. « Je dors ! » répéta Jef. « Où demeurez-vous ? » demanda l’autre. Et Jef, pour avoir la paix, répondit, sans même soulever ses paupières : « Chaussée d’Etterbeek, 233. »

L’employé se trouva fort embarrassé. Mais deux voyageurs, qui avaient suivi cette scène avec curiosité, s’approchèrent, et l’un dit à l’autre : « Ça est un Brusseler de la chaussée d’Etterbeek. On peut pas le laisseie ainsi. » — « Si on serait sûr qu’il est pour partir, proposa le second, on saurait le prendre avec nous-autres. » Jef n’avait pas lâché son billet de retour, dont un coin passait entre ses doigts. Son compatriote le tira, sans que le pochard parût s’en apercevoir.

— Il est pour partir ! s’exclama le Bruxellois. S’il est pour partir maintenant, ça est un devoir qu’on le prend avec. S’il est pour partir un autre jour, ça sera une fameuse zwanze qu’on le prend avec tout le même !

La zwanze est la blague brabançonne, l’énorme blague, copieuse, et pas toujours très délicate, dont on rit encore après des années. Un vrai Bruxellois ne résiste guère à ce mot. Aussi les deux compères déclarèrent-ils à l’employé :

— Tu ne dois pas faire de la peine à ce galliard, monsieur. Il va retourneie avec nous-autres, et on soignera pour qu’il joue pas le fou en route.

L’employé, fervent étouffeur de perroquets, avait un faible pour les poivrots. Il sourit, haussa les épaules, et s’éloigna comme s’il n’avait rien vu. Jef fut hissé dans un wagon, et ne fit qu’un somme jusqu’à Bruxelles, tandis que ses compagnons s’envoyaient mutuellement de vigoureuses claques sur les cuisses, en répétant sans se lasser : « S’il était pour partir aujourd’hui, ça est un devoir. S’il était pas pour partir, ça est une fameuse zwanze ! » Jef ronflait toujours.

À Bruxelles, il cessa de ronfler un instant, mais sans ouvrir les yeux, sans se rendre compte de rien, pour faire quelques pas, soutenu à droite et à gauche, porté plutôt, jusqu’au fiacre où il se remit à ronfler. Puis les deux compères crièrent au cocher : « Chaussée d’Etterbeek, 233 ! » et ils regardèrent la voiture s’éloigner en répétant une vingtaine de fois au plus : « Si sa femme elle ne l’attend pas, ça sera tout le même une fameuse zwanze ! » Puis ils allèrent se coucher.

Quand Madame Van Willebroeck entendit sonner à sa porte, en pleine nuit, elle pensa d’abord que le feu était à la maison, et poussa quelques cris perçants. Puis elle mit le nez à la fenêtre, vit une voiture, enfila un jupon, descendit en toute hâte, et fut stupéfaite en trouvant dans un fiacre, à sa porte, celui qu’elle croyait si loin. À toutes les questions qu’elle lui posa, il répondit sans ouvrir les yeux : « Chaussée d’Etterbeek, 233 ! » Il fut impossible de lui faire dire autre chose, et il fallut l’aide de la servante pour le déshabiller et le mettre au lit.

Le lendemain il s’éveilla à midi, et refusa d’abord d’admettre qu’il fût parti pour Paris. Ayant rassemblé ses souvenirs, il finit par reconnaître avoir pris le train au départ. Mais il ajouta : « Je suis parti, ça est sûr. Mais je suis encore plus sûr que je ne suis pas revenu, malgré que je suis ici. » On ne put rien en tirer d’autre, puisque, ne se souvenant de rien, il n’avait rien à dire. Et personne n’a jamais su jusqu’à quel point Jef Van Willebroeck était allé à Paris, ni comment il en était revenu.

Au fond, il est très fier d’avoir été le héros d’une aventure aussi extraordinaire, et, sentant bien qu’il n’aurait jamais eu la force de passer cinq jours sans boire un seul verre de faro ou de lambic, il n’a jamais essayé de retourner là-bas, et se contente de raconter à qui veut l’entendre dans quelles conditions étranges il y est allé.

Si vous passez un jour par la chaussée d’Etterbeek, n’essayez pas de vous vanter de vos lointains voyages. On hausserait les épaules en répondant :

— Weie, weie… tu peuie avoir éteie oùsque tu veuie, tu n’as jamais fait un voyage comme celui de Jef Van Willebroeck à Paris !


FIN.


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