Contes fantastiques - Sur Hoffmann et les compositions fantastiques

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. v-xxxv).

Sur Hoffmann et les compositions fantastiques.

Le goût des Allemands pour le mystérieux leur a fait inventer un genre de composition qui peut-être ne pouvait exister que dans leur pays et leur langue. C’est celui qu’on pourrait appeler le genre fantastique, où l’imagination s’abandonne à toute l’irrégularité de ses caprices et à toutes les combinaisons des scènes les plus bizarres et les plus burlesques. Dans les autres fictions où le merveilleux est admis, on suit une règle quelconque : ici l’imagination ne s’arrête que lorsqu’elle est épuisée. Ce genre est au roman plus régulier, sérieux ou comique, ce que la farce, ou plutôt les parades et la pantomime sont à la tragédie et à la comédie. Les transformations les plus imprévues et les plus extravagantes ont lieu par les moyens les plus improbables. Rien ne tend à en modifier l’absurdité. Il faut que le lecteur se contente de regarder les tours d’escamotage de l’auteur, comme il regarderait les sauts périlleux et les métamorphoses d’Arlequin, sans y chercher aucun sens, ni d’autre but que la surprise du moment. L’auteur qui est la tête de cette branche de la littérature romantique est Ernest-Théodore-Guillaume Hoffmann.

L’originalité du génie, du caractère et des habitudes d’Ernest-Théodore-Guillaume Hoffmann le rendaient propre à se distinguer dans un genre d’ouvrages qui exige l’imagination la plus bizarre. Ce fut un homme d’un rare talent. Il était à la fois poète, dessinateur et musicien ; mais malheureusement son tempérament hypocondriaque le poussa sans cesse aux extrêmes dans tout ce qu’il entreprit : ainsi sa musique ne fut qu’un assemblage de sons étranges, ses dessins que des caricalures, ses contes, comme il le dit lui-même, que des extravagances.

Élevé pour le barreau, il remplit d’abord en Prusse des fonctions inférieures dans la magistrature ; mais bientôt réduit à vivre de son industrie, il eut recours à sa plume et à ses crayons, ou composa de la musique pour le théâtre. Ce changement continuel d’occupations incertaines, cette existence errante et précaire, produisirent sans doute leur effet sur un esprit particulièrement susceptible d’exallation ou de découragement, et rendirent plus variable encore un caractère déjà trop inconstant. Hoffmann entretenait aussi l’ardeur de son génie par des libations fréquentes ; et sa pipe, compagne fidèle, l’enveloppait d’une atmosphère de vapeurs. Son extérieur même indiquait son irritation nerveuse. Il était petit de taille, et son regard fixe et sauvage, qui s’échappait à travers une épaisse chevelure noire, trahissait cette sorte de désordre mental dont il semble avoir eu lui-même le sentiment, quand il écrivait sur son journal ce mémorandum qu’on ne peut lire sans un mouvement d’effroi : « Pourquoi, dans mon sommeil comme dans mes veilles, mes pensées se portent-elles si souvent malgré moi sur le triste sujet de la démence ? Il me semble, en donnant carrière aux idées désordonnées qui s’élèvent dans mon esprit, qu’elles s’échappent comme si le sang coulait d’une de mes veines qui viendrait de se rompre. »

Quelques circonstances de la vie vagabonde d’Hoffmann vinrent aussi ajouter à ses craintes chimériques d’être marqué d’un sceau fatal, qui le rejetait hors du cercle commun des hommes. Ces circonstances n’avaient rien cependant d’aussi extraordinaire que se le figurait son imagination malade. Citons-en un exemple. Il était aux eaux et assistait à une partie de jeu fort animée, avec un de ses amis, qui ne put résister à l’appât de s’approprier une partie de l’or qui couvrait le tapis. Partagé entre l’espérance du gain et la crainte de la perte, et se méfiant de sa propre étoile, il glissa enfin six pièces d’or entre les mains d’Hoffmann, le priant de jouer pour lui. La fortune fut propice à notre jeune visionnaire, et il gagna pour son ami une trentaine de frédérics d’or. Le lendemain soir, Hoffmann résolut de tenter le sort pour lui-même. Cette idée, comme il le remarque, n’était pas le fruit d’une détermination antérieure, mais lui fut soudainement suggérée par la prière que lui fit son ami de jouer pour lui une seconde fois. Il s’approcha donc de la table pour son propre compte, et plaça sur une carte les deux seuls frédérics d’or qu’il possédât. Si le bonheur d’Hoffmann avait été remarquable la veille, on aurait pu croire maintenant qu’un pouvoir surnaturel avait fait un pacte avec lui pour le seconder : chaque carte lui était favorable. Mais laissons-le parler lui-même :

« Je perdis tout pouvoir sur mes sens y et à mesure que l’or s’entassait devant moi, je croyais faire un rêve, dont je ne m’éveillai que pour emporter ce gain aussi considérable qu’inattendu. Le jeu cessa, suivant l’usage, à deux heures du matin. Comme j’allais quitter la salle, un vieil officier me mit la main sur l’épaule, et m’adressant un regard sévère : — Jeune homme, me dit-il, si vous y allez de ce train, vous ferez sauter la banque ; mais quand cela serait, vous n’en êtes pas moins, comptez-y bien, une proie aussi sûre pour le diable que le reste des joueurs. — Il sortit aussitôt sans attendre une réponse. Le jour commençait à poindre, quand je rentrai chez moi, et couvris ma table de mes monceaux d’or. Qu’on s’imagine ce que dut éprouver un jeune homme qui, dans un état de dépendance absolue, et la bourse ordinairement bien légère, se trouvait tout-à-coup en possession d’une somme suffisante pour constituer une véritable richesse, au moins pour le moment ! Mais tandis que je contemplais mon trésor, une angoisse singulière vint changer le cours de mes idées ; une sueur froide ruisselait de mon front. Les paroles du vieil officier retentirent à mon oreille dans leur acception la plus étendue et la plus terrible. Il me sembla que l’or qui brillait sur ma table était les arrhes d’un marché par lequel le prince des ténèbres avait pris possession de mon âme pour sa destruction éternelle : il me sembla qu’un reptile vénéneux suçait le sang de mon cœur ; et je me sentis plongé dans un abîme de désespoir. »

L’aube naissante commençait alors à briller à travers la fenêtre d’Hoffmann, et à éclairer de ses rayons la campagne voisine. Il en éprouva la douce influence, et, retrouvant des forces pour combattre la tentation, il fit le serment de ne plus toucher une carte de sa vie, et le tint.

« La leçon de l’officier fut bonne, dit-il ; et son effet, excellent. » Mais avec une imagination comme celle d’Hoffmann, cette impression fut le remède d’un empirique plutôt que d’un médecin habile. Il renonça au jeu, moins par sa conviction des funestes conséquences morales de cette passion, que par la crainte positive que lui inspirait l’esprit du mal en personne.

Il n’est pas rare de voir à cette exaltation, comme à celle de la folie, succéder des accès d’une timidité excessive. Les poètes eux-mêmes ne passent pas pour être tous les jours braves, depuis qu’Horace a fait l’aveu d’avoir abandonné son bouclier ; mais il n’en était pas ainsi d’Hoffmann.

Il était à Dresde à l’époque critique où cette ville, sur le point d’être prise par les alliés, fut sauvée par le retour soudain de Bonaparte et de sa garde. Il vit alors la guerre de près, et s’aventura plusieurs fois à cinquante pas des tirailleurs français, qui échangeaient leurs balles, en vue de Dresde, avec celles des alliés. Lors du bombardement de cette ville, une bombe éclata devant la maison où Hoffmann était avec le comédien Keller, le verre à la main, et regardant d’une fenêtre élevée les progrès de l’attaque. L’explosion tua trois personnes : Keller laissa tomber son verre ; mais Hoffmann, après avoir vidé le sien : « Qu’est-ce que la vie ? s’écria-t-il philosophiquement ; et combien est fragile la machine humaine, qui ne peut résister à un éclat de fer brûlant ! »

Au moment où l’on entassait les cadavres dans ces fosses immenses qui sont le tombeau du soldat, il visita le champ de bataille, couvert de morts et de blessés, d’armes brisées, de schakos, de sabres, de gibernes, et de tous les débris d’une bataille sanglante. Il vit aussi Napoléon au milieu de son triomphe, et l’entendit adresser à un adjudant, avec le regard et la voix retentissante du lion, ce seul mot : « Voyons. »

Il est bien à regretter qu’Hoffmann n’ait laissé que des notes peu nombreuses sur les événemens dont il fut témoin à Dresde, et dont il aurait pu, avec son esprit observateur et son talent pour la description, tracer un tableau si fidèle. On peut dire, en général, des relations de sièges et de combats, qu’elles ressemblent plutôt à des plans qu’à des tableaux ; et que, si elles peuvent instruire le tacticien, elles sont peu faites pour intéresser le commun des lecteurs. Un militaire surtout, en parlant des affaires où il s’est trouvé, est beaucoup trop disposé à les raconter dans le style sec et technique d’une gazette : comme s’il craignait d’être accusé de vouloir exagérer ses propres périls en rendant son récit dramatique.

La relation de la bataille de Leipsick, telle que l’a publiée un témoin oculaire, M, Schoberl, est un exemple de ce qu’on aurait pu attendre des talens de M. Hoffmann, si sa plume nous avait rendu compte des grandes circonstances qui venaient de se passer sous ses yeux. Nous lui aurions volontiers fait grâce de quelques-uns de ses ouvrages de diablerie, s’il nous eût donné à la place une description fidèle de l’attaque de Dresde, et de la retraite de l’armée alliée dans le mois d’août 1813. Hoffmann était d’ailleurs un honnête et véritable Allemand, dans toute la force du terme ; et il eût trouvé une muse dans son ardent patriotisme.

Il ne lui fut pas donné toutefois d’essayer aucun ouvrage, si léger qu’il fût, dans le genre historique. La retraite de l’armée française le rendit bientôt à ses habitudes de travaux littéraires et de jouissances sociales. On peut supposer cependant que l’imagination toujours active d’Hoffmann reçut une nouvelle impulsion de tant de scènes de péril et de terreur. Une calamité domestique vint aussi contribuer à augmenter sa sensibilité nerveuse. Une voiture publique dans laquelle il voyageait, versa en route, et sa femme reçut à la tête une blessure fort grave qui la fit souffrir pendant long-temps.

Toutes ces circonstances, jointes à l’irritabilité naturelle de son propre caractère, jetèrent Hoffmann dans une situation d’esprit plus favorable peut-être pour obtenir des succès dans son genre particulier de composition, que compatible avec ce calme heureux de la vie, dans lequel les philosophes s’accordent à placer le bonheur ici-bas. C’est à une organisation comme celle d’Hoffmann, que s’applique ce passage de l’ode admirable à l’Indifférence :[1]

« Le cœur ne peut plus connaître la paix ni la joie, quand, semblable à la boussole, il tourne, mais tremble en tournant, selon le vent de la fortune ou de l’adversité. »

Bientôt Hoffmann fut soumis à la plus cruelle épreuve qu’on puisse imaginer.

En 1807, un violent accès de fièvre nerveuse avait beaucoup augmenté la funeste sensibilité à laquelle il devait tant de souffrances. Il s’était fait lui-même, pour constater l’état de son imagination, une échelle graduée, une espèce de thermomètre, qui indiquait l’exaltation de ses sentimens, et s’élevait quelquefois jusqu’à un degré peu éloigné d’une véritable aliénation mentale. Il n’est pas facile peut-être de traduire par des expressions équivalentes les termes dont se sert Hoffmann pour classer ses sensations ; nous essaierons cependant de dire que ses notes sur son humeur journalière décrivent tour-à-tour une disposition aux idées mystiques ou religieuses ; le sentiment d’une gaîté exagérée ; celui d’une gaîté ironique ; le goût d’une musique bruyante et folle ; une humeur romanesque tournée vers les idées sombres et terribles ; un penchant excessif pour la satire amère, visant à ce qu’il y a de plus bizarre, de plus capricieux, de plus extraordinaire ; une sorte de quiétisme favorable aux expressions les plus chastes et les plus douces d’une imagination poétique ; enfin, une exaltation susceptible uniquement des idées les plus noires, les plus horribles, les plus désordonnées et les plus accablantes.

Dans certains temps, au contraire, les sentimens que retrace le journal de cet homme malheureux n’accusent plus qu’un abattement profond, un dégoût qui lui faisait repousser les émotions qu’il accueillait la veille avec le plus d’empressement. Cette espèce de paralysie morale est, à notre avis, une maladie qui affecte plus ou moins toutes les classes, depuis l’ouvrier qui s’aperçoit, pour nous servir de son expression, qu’il a perdu sa main, et ne peut plus remplir sa tâche journalière avec sa promptitude habituelle, jusqu’au poète, que sa muse abandonne quand il a le plus besoin de ses inspirations. Dans des cas pareils, l’homme sage a recours à l’exercice ou à un changement d’étude : les ignorans et les imprudens cherchent des moyens plus grossiers pour chasser le paroxysme. Mais ce qui, pour une personne d’un esprit sain, n’est que la sensation désagréable d’un jour ou d’une heure, devient une véritable maladie pour des esprits comme celui d’Hoffmann, toujours disposés à tirer du présent de funestes présages pour l’avenir.

Hoffmann avait le malheur d’être particulièrement soumis à cette singulière peur du lendemain, et d’opposer presque immédiatement à toute sensation agréable qui s’élevait dans son cœur l’idée d’une conséquence triste ou dangereuse. Son biographe nous a donné un singulier exemple de cette fâcheuse disposition qui le portait non-seulement à redouter le pire, quand il en avait quelque motif réel, mais même à troubler, par cette appréhension ridicule et déraisonnable, les circonstances les plus naturelles de la vie. « Le diable, avait-il l’habitude de dire, se glisse dans toutes les affaires, même quand elles présentent en commençant la tournure la plus favorable. » Un exemple sans importance, mais bizarre, fera mieux connaître ce penchant fatale au pessimisme.

Hoffmann, observateur minutieux, vit un jour une petite fille s’adresser à une femme dans le marché pour lui acheter quelques fruits qui avaient frappé ses yeux et excité ses désirs. La prudente fruitière voulut d’abord savoir ce qu’elle avait à dépenser pour son achat ; et quand la pauvre fille, qui était d’une beauté remarquable, lui eut montré avec une joie mêlée d’orgueil, une toute petite pièce de monnaie, la marchande lui fit entendre qu’elle n’avait rien dans sa boutique qui fût d’un prix assez modique pour sa bourse. La pauvre enfant, mortifiée, se retirait les larmes aux yeux, quand Hoffmann la rappela, et, ayant fait son marché lui-même, remplit son tablier des plus beaux fruits ; mais il avait à peine eu le temps de jouir de l’expression du bonheur qui avait ranimé tout à coup cette jolie figure d’enfant, qu’il devint tourmenté de l’idée qu’il pourrait être la cause de sa mort, puisque le fruit qu’il lui avait donné pourrait lui occasioner une indigestion ou toute autre maladie. Ce pressentiment le poursuivit jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la maison d’un ami. C’est ainsi que la crainte vague d’un mal imaginaire venait sans cesse empoisonner tout ce qui aurait dû charmer pour lui le présent ou embellir l’avenir. Nous ne pouvons nous empêcher ici d’opposer au caractère d’Hoffmann celui de notre poëte Wordsworth, si remarquable par sa riche imagination. La plupart des petits poëmes de Wordsworth sont l’expression d’une sensibilité extrême, excitée par les moindres incidens, tels que celui qui vient d’être raconté ; mais avec cette différence qu’une disposition plus heureuse et plus noble fait puiser à Wordsworth des réflexions agréables, douces et consolantes, dans ces mêmes circonstances qui n’inspiraient à Hoffmann que des idées d’une tout autre nature. Ces incidens passent sans arrêter l’attention des esprits ordinaires ; mais des observateurs doués d’une imagination poétique, comme Wordsworth et Hoffmann, sont, pour ainsi dire, des chimistes habiles, qui, de ces matières en apparence insignifiantes, savent distiller des cordiaux ou des poisons.

Nous ne voulons pas dire que l’imagination d’Hoffmann fût vicieuse ou corrompue ; mois seulement qu’elle était déréglée, et avait un malheureux penchant vecs les images horribles et déchirantes. Ainsi il était poursuivi, surtout dans ses heures de solitude et de travail, par l’appréhension de quelque danger indéfini dont il se croyait menacé ; et son repos était troublé par les spectres et les apparitions de toute espèce, dont la description avait rempli ses livres, et que son imagination seule avait enfantés : comme s’ils eussent eu une existence réelle et un pouvoir véritable sur lui. L’effet de ces visions était souvent tel, que, pendant les nuits, qu’il consacrait quelquefois à l’étude, il avait coutume de faire lever sa femme et de la faire asseoir auprès de lui, pour le protéger par sa présence contre les fantômes qu’il avait conjurés lui-même dans son exaltation.

Ainsi l’inventeur, ou au moins le premier auteur célèbre qui ait introduit dans sa composition le fantastique ou le grotesque surnaturel, était si près d’un véritable état de folie, qu’il tremblait devant les fantômes de ses ouvrages. Il n’est pas étonnant qu’un esprit qui accordait si peu à la raison et tant à l’imagination, ait publié de si nombreux écrits où la seconde domine à l’exclusion de la première. Et, en effet, le grotesque, dans les ouvrages d’Hoffmann, ressemble en partie à ces peintures arabesques qui offrent à nos yeux les monstres les plus étranges et les plus compliqués : des centaures, des griffons, des sphinx, des chimères ; enfin, toutes les créations d’une imagination romanesque. De telles compositions peuvent éblouir par une fécondité prodigieuse d’idées, par le brillant contraste des formes et des couleurs ; mais elle ne présentent rien qui puisse éclairer l’esprit ou satisfaire le jugement. Hoffmann passa sa vie (et certes ce ne pouvait être une vie heureuse) à tracer, sans règle et sans mesure, des images bizarres et extravagantes, qui, après tout, ne lui valurent qu’une réputation bien au dessous de celle qu’il aurait pu acquérir par son talent, s’il l’eût soumis à la direction d’un goût plus sûr ou d’un jugement plus solide. Il y a bien lieu de croire que sa vie fut abrégée, non-seulement par sa maladie mentale, mais encore par les excès auxquels il eut recours pour se garantir de la mélancolie, et qui agirent directement sur sa tournure d’esprit. Nous devons d’autant plus le regretter que, malgré tant de divagation, Hoffmann n’était pas un homme ordinaire ; et si le désordre de ses idées ne lui avait fait confondre le surnaturel avec l’absurde, il se serait distingué comme un excellent peintre de la nature humaine, qu’il savait observer et admirer dans ses réalités.

Hoffmann réussissait surtout à tracer les caractères propres à son pays. L’Allemagne, parmi ses auteurs nombreux, n’en peut citer aucun qui ait su plus fidèlement personnifier cette droiture et cette intégrité qu’on rencontre dans toutes les classes parmi les descendans des anciens Teutons. Il y a surtout dans le conte intitulé le Majorât un caractère qui est peut-être particulier à l’Allemagne, et qui forme un contraste frappant avec les individus de la même classe, tels qu’on nous les représente dans les romans, et tels que, peut-être, ils existent en réalité dans les autres pays. Le justicier B… remplit, dans la famille du baron Roderic de R…, noble propriétaire de vastes domaines en Courlande, à peu près le même office que le fameux bailli Macwhecble exerçait sur les terres du baron de Bradwardine (s’il m’était permis de citer Waverley). Le justicier, par exemple, était le représentant du seigneur dans ses cours de justice féodale ; il avait la surveillance de ses revenus, dirigeait et contrôlait sa maison, et, par sa connaissance des affaires de la famille, il avait acquis le droit d’offrir et son avis et son assistance dans les cas de difficultés pécuniaires. L’auteur écossais a pris la liberté de mêler à ce caractère une teinte de cette friponnerie dont on fait presque l’attribut obligé de la classe inférieure des gens de loi. Le bailli est bas, avare, rusé et lâche ; il n’échappe à notre dégoût ou à notre mépris que par le côté plaisant de son caractère ; on lui pardonne une partie de ses vices en faveur de cet attachement pour son maître et sa famille, qui est chez lui une sorte d’instinct et qui semble l’emporter même sur son égoïsme naturel. Le justicier de R… est précisément l’opposé de ce caractère : c’est bien aussi un original : il a les manies de la vieillesse et un peu de sa mauvaise humeur satirique ; mais ses qualités morales en font, comme le dit justement La Motte-Fouqué, un héros des anciens temps, qui a pris la robe de chambre et les pantoufles d’un vieux procureur de nos jours. Son mérite naturel, son indépendance, son courage, sont plutôt rehaussés que ternis par son éducacation, et sa profession, qui suppose une connaissance exacte du genre humain, et qui, si elle n’est pas subordonnée à l’honneur et à la probité, est le masque le plus vil et le plus dangereux dont un homme puisse se couvrir pour tromper les autres. Mais le justicier d’Hoffmann, par sa situation dans la famille de ses maîtres, dont il a connu deux générations, par la possession de tous leurs secrets, et plus encore par la loyauté et la noblesse de son caractère, exerce sur son seigneur lui-même, tout fier qu’il est parfois, un véritable ascendant.

Le conte que nous venons de citer montre l’imagination déréglée d’Hoffmann, mois prouve aussi qu’il possédait un talent qui aurait dû la contenir et la modifier. Malheureusement son goût et son tempérament l’entraînaient trop fortement au grotesque et au fantastique, pour lui permettre de revenir souvent dans ses compositions au genre plus raisonnable dans lequel il aurait facilement réussi. Le roman populaire a sans doute un vaste cercle à parcourir, et loin de nous la pensée d’appeler les rigueurs de la critique contre ceux dont le seul objet est de faire passer au lecteur une heure agréable. On peut répéter avec vérité que, dans cette littérature légère,


« Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux. »

Sans doute, il ne faut pas condamner une faute de goût avec la même sévérité que si c’était une fausse maxime de morale, une hypothèse erronée de la science, ou une hérésie en religion. Le génie aussi, nous le savons, est capricieux, et veut avoir son libre essor, même hors des régions ordinaires, ne fût-ce que pour hasarder une tentative nouvelle. Quelquefois enfin, on peut arrêter ses regards avec plaisir sur une peinture arabesque, exécutée par un artiste doué d’une riche imagination ; mais il est pénible de voir le génie s’épuiser sur des sujets que le goût réprouve. Nous ne voudrions lui permettre une excursion dans ces régions fantastiques, qu’à condition qu’il en rapporterait des idées douces et agréables. Nous ne saurions avoir la même tolérance pour ces caprices qui non-seulement nous étonnent par leur extravagance, mais nous révoltent par leur horreur. Hoflfmann doit avoir eu dans sa vie des momens d’exaltation douce aussi bien que d’exaltation pénible ; et le champagne qui pétillait dans son verre aurait perdu pour lui sa bienveillante influence, s’il n’avait quelquefois éveillé dans son esprit des idées agréables aussi bien que des pensées bizarres. Mais c’est le propre de tous les sentimens exagérés, de tendre toujours vers les émotions pénibles ; comme les accès de la folie ont bien plus fréquemment un caractère triste qu’agréable. De même le grotesque a une alliance intime avec l’horrible ; car ce qui est hors de la nature peut difficilement avoir aucun rapport avec ce qui est beau. Rien, par exemple, ne peut être plus déplaisant pour l’œil que le palais de ce prince italien au cerveau malade, qui était décoré de toutes les sculptures monstrueuses qu’une imagination dépravée pouvait suggérer au ciseau de l’artiste. Les ouvrages de Callot, qui a fait preuve d’une fécondité d’esprit merveilleuse, causent pareillement plus de surprise que de plaisir. Si nous comparons la fécondité de Callot à celle d’Hogarth, nous les trouverons égaux l’un à l’autre ; mais comparons le degré de satisfaction que procure un examen attentif de leurs compositions respectives, et l’artiste anglais aura un immense avantage. Chaque nouveau coup de pinceau que l’observateur découvre parmi les détails riches et presque superflus d’Hogarth, vaut un chapitre dans l’histoire des mœurs humaines, sinon du cœur humain ; en examinant de près, au contraire, les productions de Callot, on découvre seulement dans chacune de ses diableries un nouvel exemple d’un esprit employé en pure perte, ou d’une imagination qui s’égare dans les régions de l’absurde. Les ouvrages de l’un ressemblent à un jardin soigneusement cultivé, qui nous offre à chaque pas quelque chose d’agréable ou d’utile ; ceux de l’autre rappellent un jardin négligé, dont le sol, également fertile, ne produit que des plantes sauvages et parasites.

Hoffmann s’est en quelque sorte identifié avec l’ingénieux artiste que nous venons de critiquer, par son titre de Tableaux de nuit à la manière de Callot, et pour écrire, par exemple, un conte comme le Sablier[2], il faut qu’il ait été initié dans les secrets de ce peintre original, avec qui il peut certes réclamer une véritable analogie de talent. Nous avons cité un conte, le Majorat, où le merveilleux nous paraît heureusement employé parce qu’il se mêle à des intérêts et des sentimens réels, et qu’il montre avec beaucoup de force à quel degré les circonstances peuvent élever l’énergie et la dignité de l’âme ; mais celui-ci est d’un genre bien différent :

« Moitié horrible, moitié bizarre, semblable à un démon que exprime sa joie par mille grimaces. »

Nathaniel, le héros de ce conte, est un jeune homme d’un tempérament fantasque et hypocondriaque, d’une tournure d’esprit poétique et métaphysique à l’excès, avec cette organisation nerveuse plus particulièrement soumise à l’influence de l’imagination. Il nous raconte les événemens de son enfance dans une lettre adressée à Lothaire, son ami, frère de Clara, sa fiancée.

Son père, honnête horloger, avait l’habitude d’envoyer coucher ses enfans, à certains jours, plus tôt qu’à l’ordinaire, et la mère ajoutait chaque fois à cet ordre : Allez au lit, voici le Sablier qui vient. Nalhaniel, en effet, observa qu’alors, après leur retraite, on entendait frapper à la porte ; des pas lourds et traînans retentissaient sur l’escalier ; quelqu’un entrait chez son père, et quelquefois une vapeur désagréable et suffoquante se répandait dans la maison. C’était donc le Sablier : mais que voulait-il, et que venait-il faire ? Aux questions de Nalhaniel, la bonne répondit, par un conte de nourrice, que le Sablier était un méchant homme qui jetait du sable dans les yeux des petits enfans qui ne voulaient pas aller se coucher. Cette réponse redoubla sa frayeur, mais éveilla en même temps sa curiosité. Il résolut enfin de se cacher dans la chambre de son père, et d’y attendre l’arrivée du visiteur nocturne : il exécuta ce projet, et reconnut dans le Sablier l’homme de loi Copelius qu’il avait vu souvent avec son père. Sa masse informe s’appuyait sur des jambes torses ; il était gaucher, avait le nez gros, les oreilles énormes, tous les traits démesurés, et son aspect farouche, qui le faisait ressembler à un ogre, avait souvent épouvanté les enfans, quand ils ignoraient encore que ce légiste, odieux déjà par sa laideur repoussante, n’était autre que le redoutable Sablier. Hoftmann a tracé de cette figure monstrueuse une esquisse qu’il a voulu sans doute rendre aussi révoltante pour ses lecteurs qu’elle pouvait être terrible pour les enfans. Copelius fut reçu par le père de Natbaniel avec les démonstrations d’un humble respect : ils découvrirent un fourneau secret, l’allumèrent, et commencèrent bientôt des opérations chimiques d’une nature étrange et mystérieuse, qui expliquaient cette vapeur dont la maison avait été plusieurs fois remplie. Les gestes des opérateurs devinrent frénétiques ; leurs traits prirent une expression d’égarement et de fureur à mesure qu’ils avançaient dans leurs travaux ; Nathaniel, cédant à la terreur, jeta un cri et sortit de sa retraite. L’alchimiste, car Copelius en était un, eut à peine découvert le petit espion, qu’il menaça de lui arracher les yeux, et ce ne fut pas sans difficulté que le père, en s’interposant, parvint à l’empêcher de jeter des cendres ardentes dans les yeux de l’enfant. L’imagination de Nathaniel fut tellement troublée de cette scène, qu’il fut attaqué d’une fièvre nerveuse pendant laquelle l’horrible figure du disciple de Paracelse était sans cesse devant ses yeux comme un spectre menaçant.

Après un long intervalle, et quand Nathaniel fut rétabli, les visites nocturnes de Copelius à son élève recommencèrent ; celui-ci promit un jour à sa femme que ce serait pour la dernière fois. Sa promesse fut réalisée, mais non pas sans doute comme l’entendait le vieux horloger. Il périt le jour même par l’explosion de son laboratoire chimique, sans qu’on pût retrouver aucune trace de son maître dans l’art fatal qui lui avait coulé la vie. Un pareil événement était bien fait pour produire une impression profonde sur une imagination ardente : Nathaniel fut poursuivi, tant qu’il vécut, par le souvenir de cet affreux personnage ; et Copelius s’identifia dans son esprit avec le principe du mal. L’auteur continue ensuite le récit lui-même, et nous présente son héros étudiant à l’université, où il est surpris par l’apparition soudaine de son infatigable persécuteur. Celui-ci joue maintenant le rôle d’un colporteur italien ou du Tyrol, qui vend des instruraens d’optique ; mais, sous le déguisement de sa nouvelle profession et sous le nom italianisé de Giuseppe Coppola, c’est toujours l’ennemi acharné de Nathaniel ; celui-ci est vivement tourmenté de ne pouvoir faire partager à son ami et à sa maîtresse les craintes que lui inspire le faux marchand de baromètres, qu’il croit reconnaître pour le terrible jurisconsulte. Il est aussi mécontent de Clara, qui, guidée par son bon sens et par un jugement sain, rejette non-seulement ses frayeurs métaphysiques, mais blâme aussi son style poétique, plein d’enflure et d’affectation. Son cœur s’éloigne par degrés de la compagne de son enfance, qui ne sait être que franche, sensible et affectionnée ; et il transporte, par la même gradation, son amour sur a fille d’un professeur appelé Spalanzani, dont la maison fait face aux fenêtres de son logement. Ce voisinage lui donne l’occasion fréquente de contempler Olympia assise dans sa chambre : elle y reste des heures entières sans lire, sans travailler, ou même sans se mouvoir ; mais, en dépit de cette insipidité et de cette inaction, il ne peut résister au charme de son extrème beauté. Cette passion funeste prend un accroissement bien plus rapide encore, quand il s’est laissé persuader d’acheter une lorgnette d’approche au perfide Italien, malgré sa ressemblance frappante avec l’ancien objet de sa haine et de son horreur. La secrète influence de ce verre trompeur cache aux yeux de Nathaniel ce qui frappait tous ceux qui approchaient Olympia. Il ne voit pas en elle une certaine raideur de manières qui rend sa démarche semblable aux mouvemens d’une machine, une stérilité d’idées qui réduit sa conversation à un petit nombre de phrases sèches et brèves, qu’elle répète tour-à-tour ; il ne voit rien enfin de tout ce qui trahissait son origine mécanique. Ce n’était en effet qu’une belle poupée, ou automate, créée par la main habile de Spalanzani, et douée d’une apparence de vie par les artifices diaboliques de l’alchimiste, avocat et colporteur, Copelius ou Coppola.

L’amoureux Nathaniel vient à connaître cette fatale vérité en se trouvant le témoin d’une querelle terrible qui s’élève entre les deux imitateurs de Prométhée, au sujet de leurs intérêts respectifs dans ce produit de leur pouvoir créateur. Ils profèrent les plus infâmes imprécations, mettent en pièces leur belle machine, et saisissent ses membres épars, dont ils se frappent à coups redoublés. Nathaniel, déjà à moitié fou, tombe dans une frénésie complète à la vue de cet horrible spectacle.

Mais nous serions fous nous-mêmes de continuer à analyser ces rêves d’un cerveau en délire. Au dénouement, notre étudiant, dans un accès de fureur, veut tuer Clara en la précipitant du sommet d’une tour : son frère la sauve de ce péril, et le frénétique, resté seul sur la plate-forme, gesticule avec violence et débite le jargon magique qu’il a appris de Copelius et de Spaianzani. Les spectateurs, que cette scène avait rassemblés en foule au pied de la tour, cherchaient les moyens de s’emparer de ce furieux, lorsque Copelius apparaît soudain parmi eux, et leur donne l’assurance que Nathaniel va descendre de son propre mouvement. Il réalise sa prophétie en fixant sur le malheureux jeune homme un regard de fascination, qui le fait aussitôt se précipiter lui-même, la tête la première. L’horrible absurdité de ce conte est faiblement rachetée par quelques traits dans le caractère de Clara, dont la fermeté, le simple bon sens et la franche affection forment un contraste agréable avec l’imagination en désordre, les appréhensions, les frayeurs chimériques et la passion déréglée de son extravagant admirateur.

Il est impossible de soumettre de pareils contes à la critique. Ce ne sont pas les visions d’un esprit poétique ; elles n’ont pas même cette liaison apparente que les égaremens de la démence laissent quelquefois aux idées d’un fou : ce sont les rêves d’une tête faible, en proie à la fièvre, qui peuvent un moment exciter notre curiosité par leur bizarrerie, ou notre surprise par leur originalité, mais jamais au delà d’une attention très-passagère, et, en vérité, les inspirations d’Hoffmann ressemblent si souvent aux idées produites par l’usage immodéré de l’opium, que nous croyons qu’il avait plus besoin du secours de la médecine que des avis de la critique.

La mort de cet homme extraordinaire arriva en 1822. Il devint affecté de cette cruelle maladie appelée tabès dorsalis, qui le priva peu à peu de l’usage de ses membres. Même dans cette triste extrémité, il dicta plusieurs ouvrages qui indiquent encore la force de son imagination, parmi lesquels nous citerons un fragment intitulé la Convalescence, plein d’allusions touchantes à ses propres sentimens à cette époque, et une nouvelle appelée l’Adversaire, à laquelle il consacra presque ses derniers momens. Rien ne put ébranler la force de son courage ; il sut endurer avec constance les angoisses de son corps, quoiqu’il fût incapable de supporter les terreurs imaginaires de son esprit. Les médecins crurent devoir en venir à la cruelle épreuve du cautère actuel, par l’application d’un fer brûlant sur le trajet de la moelle épinière, pour essayer de ranimer l’activité du système nerveux. Il fut si loin de se laisser abattre par les tortures de ce martyr médical, qu’il demanda à un de ses amis, qui entra dans sa chambre au moment où l’on venait de terminer cette terrible opération, s’il ne sentait pas la chair rôtie. « Je consentirais volontiers, disait-il avec le même courage héroïque, à perdre l’usage de mes membres, si je pouvais seulement conserver la force de travailler avec l’aide d’un secrétaire. » Hoffmann mourut à Berlin, le 25 juin 1822, laissant la réputation d’un homme remarquable, que son tempérament et sa santé avaient seuls empêché d’arriver à la plus haute renommée, et dont les ouvrages, tels qu’ils existent aujourd’hui, doivent être considérés moins comme un modèle à imiter, que comme un avertissement salutaire du danger que court un auteur qui s’abandonne aux écarts d’une folle imagination.

Walter Scott.
  1. Du poëte Collins.
  2. Ce conte fait partie de la seconde livraison des Contes Fantastiques.

    L’Éditeur
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