Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants/Les premières armes

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LES PREMIÈRES ARMES DE JEANDE LAUNOY[modifier]

(1613)


Au commencement du XVIIe siècle, vivait à Coutances une pauvre veuve, que son mari, le sieur de Launoy, d’une famille ancienne et noble de Normandie, avait laissée dans la misère, avec deux enfants en bas âge, un fils et une fille. Cette malheureuse femme était trop fière pour recourir à la pitié de ses parents, qui n’eurent garde de venir d’eux-mêmes à son aide, et qui n’auraient pas répondu davantage à son appel suppliant : elle préféra donc, malgré la condition distinguée qu’elle tenait de sa naissance comme de son mariage, devoir son existence et celle de ses enfants, au travail de ses mains, plutôt qu’à des aumônes achetées par le mépris et l’humiliation. C’était de Dieu seul qu’elle espérait tôt ou tard la récompense de son courage et de sa vertu.

Tous les soirs, après les occupations d’une journée laborieuse, elle se rendait, accompagnée de ses deux enfants, à la cathédrale de Coutances, afin d’y faire une prière devant l’autel de la Vierge ; et cette oraison, prononcée d’une voie émue, avec des larmes et des élans de dévotion, lui redonnait du cœur pour supporter les épreuves du lendemain, qui n’apportait pas toujours le strict nécessaire dans sa triste demeure. Souvent elle avait manqué de pain ; mais sa confiance en la miséricorde de Dieu ne diminuait pas, et elle redoublait de zèle, au contraire, dans l’accomplissement du pieux devoir qu’elle s’était prescrit. La Providence, cependant, la favorisait assez pour l’empêcher de mourir de faim.

Le plus grand chagrin de cette infortunée était de ne pouvoir donner à son fils une éducation digne du nom qu’il portait, et surtout de l’intelligence naturelle que cet enfant avait montrée de bonne heure ; car le petit Jean, dès sa huitième année, avait manifesté une envie extraordinaire d’apprendre, et comme ces heureuses dispositions ne furent ni encouragées ni conduites vers un but spécial d’enseignement, il se mit à étudier par ses yeux ce qu’il voyait chaque jour et ce qui avait attiré son attention ; c’est ainsi que la cathédrale de Coutances devint, pour lui, en quelque sorte, un livre ouvert, dans lequel il s’amusait à déchiffrer une langue inconnue.

Accompagnée de ses deux enfants, elle se rendait à la cathédrale.

Il errait sans cesse, autour de ce magnifique édifice, qui est le triomphe de l’art gothique, et qui n’a pas son pareil, non seulement en Normandie, mais encore dans l’Europe ; il admirait d’instinct les proportions gigantesques de cette architecture aérienne, qui semble suspendue par la main des anges et scellée à la voûte du firmament avec des chaînes invisibles ; il s’émerveillait, en silence, de la hauteur des grosses tours, de la légèreté des tourelles nommées fillettes, de l’éclat des vitraux, de la multitude des ornements de sculpture. Il interrogeait les prêtres, les sacristains, les ouvriers, les sonneurs, pour s’instruire sur tous les points de l’histoire du monument, fondé, au commencement du XIIe siècle, par une pieuse duchesse de Normandie nommée Gonor, et terminé vingt ans après par l’évêque Geoffroi, chancelier de Guillaume le Conquérant ; il écoutait surtout avec une admiration béante les légendes et les miracles des premiers évêques de Coutances, depuis saint Éreptiole, qui vivait, vers 470, du temps du roi des Francs Childéric ; mais parfois, au récit des prodiges incroyables attribués à ces saints personnages, qu’on faisait remonter à des époques si reculées, un sourire malicieux d’incrédulité errait sur ses lèvres, et rayonnait dans ses yeux narquois, quoique sa mère lui eût inspiré des sentiments de piété sincère, dès sa plus tendre enfance.

Il connaissait donc toutes les parties de l’extérieur et de l’intérieur de cette église dédiée à Notre-Dame, et il ne se lassait pas de la parcourir, de la visiter, en y découvrant sans cesse de nouveaux sujets de surprise et d’admiration ; soit qu’il examinât les figures grotesques d’un chapiteau ; soit qu’il s’arrêtât à contempler les vieilles tombes sur lesquelles dorment des statues de chevaliers armés de toutes pièces, ayant un chien ou un lion emblématique à leurs pieds ; soit qu’il se glissât, effrayé à l’entrée des caves sépulcrales ; soit qu’il plongeât un regard indiscret à travers le cristal d’un antique reliquaire. Son imagination s’échauffait au spectacle de ces antiquités religieuses, et la tendance innée qu’il avait à tout approfondir et à douter de tout, ne faisait que s’accuser davantage vis-à-vis des traditions étranges de moyen âge, effacées sur la pierre, mais gravées dans la mémoire des bons vieux paroissiens de la cathédrale. Il hochait la tête, quand on lui racontait que saint Lô avait été évêque à douze ans, et que ce saint ne pouvait dire la messe, sans qu’une colombe de feu voltigeât au-dessus de sa tête. En un mot, Jean de Launoy joignait à une véritable piété l’aversion la plus inflexible pour toutes les croyances populaires, qui n’étaient pas des dogmes fondamentaux de la religion et qui pouvaient être combattues par le raisonnement ; il jugeait faux tout ce qu’il ne comprenait pas et n’avait pas même peur du Diable, quoiqu’il en vît la représentation hideuse, peinte et sculptée, à chaque pas, dans cette vénérable cathédrale gothique.

Un soir (c’était en 1613), au coucher du soleil qui faisait flamboyer les rosaces comme des fournaises, madame de Launoy alla faire sa station accoutumée sur les marches de l’autel de Notre-Dame ; ses deux enfants étaient à ses côtés ; sa fille agenouillée et recueillie comme elle, les mains jointes, les yeux levés vers l’image d’argent de la Mère de Jésus ; son fils debout et saisi d’une distraction profane par les reflets lumineux des vitraux coloriés sur les dalles tumulaires de la nef. Le petit Jean avait apporté en offrande une couronne de roses sauvages et de fleurs blanches, choisies exprès dans les bois des environs, où il était allé courir à l’aventure, cherchant la trace du passage des premiers apôtres de la Normandie et les débris des temples païens, qu’avaient renversés ces apôtres des anciens temps, pour y planter la croix du Christ.

Lorsque madame de Launoy acheva sa prière, qui avait rempli de douces larmes ses paupières alourdies, elle n’aperçut plus son fils. Comme elle était restée plus longtemps qu’à l’ordinaire en oraison, elle pensa que l’enfant, fatigué de demeurer à la même place, avait promené sa curiosité, de chapelle en chapelle, de tombeau en tombeau, pendant que sa mère et sa sœur priaient pour lui. Madame de Launoy se leva donc sans inquiétude, fit le tour de l’église en regardant à droite et à gauche si elle ne verrait pas Jean accroupi sur une épitaphe ou se hissant le plus près possible d’une des fenêtres de l’abside, car souvent il grimpait le long du jubé pour s’approcher des admirables peintures de ces merveilleuses verrières. Mais madame de Launoy ne le trouva, ne l’aperçut nulle part ; elle ne vit aucune ombre mouvante, dans les chapelles, ni dans le chœur, ni dans la nef, où le jour commençait à s’éteindre ; elle n’entendit aucun bruit de pas retentissant sur le pavé sonore. Supposant donc que l’enfant était sorti de la cathédrale et rentré seul au logis, elle se promit de le punir pour ce nouvel acte de légèreté et de désobéissance. Elle revenait chez elle, cependant, l’esprit consolé et raffermi par la prière, avec un vague pressentiment d’une prochaine amélioration de son pénible sort ; mais elle tomba tout à coup dans une douloureuse anxiété, en ne voyant pas son fils venir à sa rencontre.

Elle retourna sur ses pas vers la cathédrale ; elle traversa les rues voisines de Notre-Dame, elle interrogea vainement le sacristain qui fermait les portes de l’église ; elle appela Jean sous les murs du cimetière. La nuit s’épaississait, et sa terreur augmentait par degrés ; elle repassa plusieurs fois dans les endroits qu’elle avait parcourus ; plusieurs fois elle revint à sa demeure pour s’assurer que l’enfant n’y avait pas reparu. Elle employa une partie de la nuit à des recherches inutiles et elle veilla, cette nuit-là qui lui semblait éternelle, au milieu des sanglots et des plus sinistres préoccupations. Dans son désespoir, craignant qu’un accident ne fût arrivé à son fils, elle alla jusqu’à reprocher son malheur à la sainte Mère de Dieu.


Aucun accident n’avait causé l’absence du petit Jean de Launoy : il s’était endormi dans une stalle du chœur, sa tête blonde cachée entre ses mains. Comme sa lévite de bure grise se confondait avec l’obscurité qui l’enveloppait, le sacristain, armé de sa lanterne, ne l’avait point aperçu, quoiqu’il eût visité tous les coins et recoins de l’église, sans soupçonner qu’un être vivant y fût enfermé.



Il s’était endormi dans une stalle du chœur


L’horloge qui sonnait minuit éveilla l’enfant, tout transi de froid : après six heures de profond sommeil, il ne savait pas d’abord où il pouvait être. Il n’éprouva pas pourtant le moindre sentiment de terreur, quand il ouvrit les yeux dans les ténèbres. Il étendit ses mains en avant et rencontra les têtes d’anges sculptées aux extrémités de la stalle, où il était assis : il se rendit bien compte de l’endroit où il se trouvait ; mais il ne s’expliquait pas encore comment, à cette heure avancée de la nuit, il avait pu s’introduire dans la cathédrale, où il se voyait enfermé avec la certitude d’y rester jusqu’au jour.


Tandis qu’il contemplait, avec une muette émotion, l’imposant aspect de cet immense édifice plein d’ombre et de silence, où les souvenirs de six siècles planaient au-dessus de la poussière de tant de morts couchés dans leurs tombeaux, il fut frappé de stupeur, à certain bruissement vague, qui se fit, tout à coup, au fond de la nef : c’étaient les éclats d’une vitre qui se brisait. Il écouta, en retenant son haleine. À ce bruit du verre tombant de haut sur les dalles d’une chapelle latérale, succédèrent d’autres bruits qui annonçaient que quelqu’un était entré dans l’église. On marchait, on avançait vers lui : l’enfant attendit et ne bougea pas. Tout autre que Jean de Launoy serait mort de peur, en s’imaginant qu’un fantôme était sorti des sépultures, ou bien que des démons s’emparaient de la maison du Seigneur ; mais Jean de Launoy n’était pas superstitieux le moins du monde, et il n’attribua point à un étrange changement dans l’ordre des lois de la nature ces bruits inquiétants, dont la cause lui était encore inconnue, et qui prenaient un caractère redoutable, dans cette sombre solitude de pierre.


Jean se préparait donc à bien voir et à bien entendre, sans mêler le ciel ni l’enfer à ce qu’il verrait et entendrait. Il vit un homme seul, qui venait droit à l’autel de la Vierge ; ce n’était pas, à coup sûr, pour y prier. Cet homme approchait lentement, avec précaution, comme prêt à faire retraite dès le moindre indice de danger. Les ténèbres du lieu ne permettaient pas de juger, à sa figure et à son extérieur, quel pouvait être le motif de sa présence nocturne dans l’église ; mais l’enfant n’eut plus de doute à cet égard, lorsqu’il remarqua que cet audacieux voleur s’adressait à la grande statue d’argent de la Vierge, qu’il avait déjà descendue de l’autel et qu’il s’apprêtait à prendre dans ses bras pour l’enlever.


À l’aspect de ce sacrilège, Jean de Launoy fut ému d’une pieuse indignation, qui lui arracha un cri. Le voleur se crut découvert et tira de sa poche un couteau, dont la lueur menaçante inspira aussitôt à l’enfant une ruse ingénieuse.


— Misérable ! cria-t-il d’une voix claire et vibrante, à laquelle l’écho des souterrains prêta un accent solennel : qu’es-tu venu faire ici ?


— Grâce, mon Dieu ! répondit cet homme épouvanté, en se jetant à genoux la face contre terre ; ayez pitié de moi, sainte Vierge Marie !



Grâce, mon Dieu !

— Oses-tu bien, sacrilège, porter la main sur cette image bénite ! continua du même ton Jean de Launoy, qui se divertissait de la frayeur du larron.

— Ah ! madame la sainte Vierge, murmurait le voleur, tremblant de tous ses membres, pardonnez-moi ! Je suis un pauvre homme que le diable a tenté.

— Va-t’en, coquin ! reprit l’enfant, qui riait sous cape. Je t’ordonne de dire cinq cents Pater, et cinq cents Ave, pour faire pénitence de ta mauvaise action.

— Madame la sainte Vierge, demanda le Normand, qui s’était ravisé au moment de partir les mains vides, tenez-vous donc beaucoup à votre image ?

— Comment, scélérat ! Une belle statue d’argent, que m’a dédiée le roi Louis XI, pour me remercier de l’assistance que je lui ai prêtée dans sa maladie !

— Sans doute, l’image est fort belle, repartit le voleur en la caressant de nouveau ; mais, si elle était de bois, ne serait-ce pas pour vous la même chose ?

— Infâme sacrilège, ne touche pas davantage à mon effigie, que profanent tes mains criminelles ! s’écria Jean de Launoy, qui avait deviné le projet de ce mécréant.

— Vous qui êtes si riche, madame la Vierge, dit le Normand en chargeant sur ses épaules la statue qu’il voulait emporter, vous pouvez bien faire ce don à un pauvre diable comme moi ?

— Écoute ! dit l’enfant, que sa présence d’esprit n’abandonna pas : je veux bien t’épargner un péché mortel. Laisse là ma statue, et fais un acte de contrition, pour que le bon Dieu te pardonne ; ensuite, en guise de récompense, je te montrerai un trésor, qui t’empêchera de piller à l’avenir les richesses de l’Église.

— Un trésor ! s’écria le crédule et avide Bas-Normand. Je ferai volontiers un acte de contrition, voire même deux, s’il vous plaît, et quand j’aurai de quoi vivre, par votre grâce, Madame la sainte Vierge, je deviendrai un honnête homme.

— Fais donc ce que je t’ordonne ! dit Jean de Launoy. Il y a, derrière le tombeau du cardinal-évêque Gilles Deschamps, une porte fermée d’un simple verrou : ouvre-la !

— Mais le trésor ? objecta le voleur, qui avait peine à renoncer au butin qu’il voulait emporter, pour un autre qu’il ne tenait pas encore.

— Ouvre cette porte ! répliqua Jean de Launoy avec autorité ; descends vingt marches, et va toujours en avant, à tâtons, jusqu’à ce que je t’avertisse d’arrêter…

— Mais le trésor ? disait à voix basse le voleur, qui avait suivi les instructions de la voix mystérieuse et qui se trouvait déjà dans un souterrain profond. Ô bonne sainte Vierge, je vois là briller quelque chose ! s’écria le malfaiteur, au fond de ce labyrinthe ténébreux où il s’était imprudemment engagé. Est-ce le trésor ?

— Oui, tu peux le prendre.

À ces mots, le bruit d’un corps tombant dans l’eau apprit à Jean de Launoy que sa supercherie avait réussi. Le voleur s’était précipité lui-même dans une citerne, ancienne piscine destinée à laver les linges imprégnés des saintes huiles. Dans ce puits, alimenté par les eaux du ciel qu’il recevait par une ouverture de la voûte, un rayon de la lune fit l’erreur du larron, qui s’imagina voir briller l’or à ses pieds et qui s’élança pour s’en saisir. En même temps, Jean de Launoy se suspendit à la corde d’une petite cloche qu’il parvint à mettre en branle. Le guetteur des tours acheva de donner l’alarme. Le voleur s’était noyé.

Nicolas de Briroy, alors évêque de Coutances, manda l’enfant qui avait sauvé la Notre-Dame d’argent de la cathédrale et lui fit raconter cette aventure, dans laquelle il avait montré un courage et une adresse si extraordinaires. Le prélat ne douta pas que cet enfant ne fût prédestiné à de grandes choses. En conséquence, il le fit élever, aux frais de l’évêché, dans le collège de la ville.

Jean de Launoy devint plus tard un savant docteur de Sorbonne, et se servit de son érudition critique contre certaines mauvaises légendes du Martyrologe, ce qui lui valut le plaisant surnom de Dénicheur de saints.


— J’arrache l’ivraie, disait-il, et je l’empêche d’étouffer le bon grain. C’est par respect pour notre sainte religion, que je m’attaque aux superstitions des temps d’ignorance et de crédulité.