Contes mystérieux (Hoffmann)/La Princesse Brambilla

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LA PRINCESSE BRAMBILLA.


I.


Effets magiques d’une riche robe sur une jeune modiste. — Définition d’un acteur jouant les amoureux. — De la smorfia des jeunes Italiennes. — Comment un honnête homme, assis dans Une tulipe, s’occupe de sciences, et comment des dames du monde font du filet entre les oreilles des mulets. — Le crieur public Celionati et la dent du prince assyrien. — Bleu de ciel et rose. — Pantalon et la bouteille de vin merveilleux.


L’aurore perçait le crépuscule ; on sonnait dans les cloîtres l’Ave. La jeune et jolie fille Giacinta Soardi jeta de côté la riche robe d’épais satin rouge à laquelle elle avait si assidûment travaillé, et regarda tristement, de la fenêtre de son étage élevé, dans la rue étroite, triste et solitaire.

La vieille Béatrice, de son côté, rangeait soigneusement des déguisements de toute sorte placés çà et là sur les tables et les chaises de la petite chambre, et elle les accrochait tour à tour.

Elle s’arrêta les mains sur les hanches devant l’armoire ouverte, et elle dit d’un ton caressant :

— En vérité, Giacinta, cette fois nous avons été bien travailleuses ; il me semble que la moitié des gens en gaieté du Corso me passent sous les yeux. Mais aussi jamais le maître Bescapi ne nous a fait d’aussi riches commandes. C’est qu’il sait bien que cette année notre belle Rome va de nouveau resplendir de joie, de magnificence et de richesse. Tu verras, Giacinta, comme demain, le premier jour de notre carnaval, va être salué par des cris de joie, et demain aussi, demain maître Bescapi jettera dans notre tablier une grande poignée de ducats. Tu verras, Giacinta ! Mais qu’as-tu, mon enfant ? Tu baisses la tête, tu as du chagrin, tu es morose, et demain c’est le carnaval !

Giacinta s’était assise de nouveau sur sa chaise de travail, et, les yeux fixes, la tête dans les mains, elle regardait le plancher sans faire attention aux paroles de la vieille ; mais comme celle-ci ne se lassait pas de revenir sur les plaisirs que promettait le carnaval, elle lui dit :

— Ne parlez donc pas d’un temps qui peut promettre du plaisir aux autres et ne m’apporte à moi que du chagrin et de l’ennui. À quoi me sert mon travail de jour et de nuit ? Que peuvent nous faire les ducats de maître Bescapi ? Ne sommes-nous pas réduits à la dernière pauvreté ? ne nous faut-il pas calculer de telle sorte que le gain de ces jours nous nourrisse assez misérablement pendant une année entière ? Que nous reste-t-il pour nos plaisirs ?

— Qu’a de commun notre misère avec le carnaval ? répliqua la vieille ; n’avons-nous pas l’année passée couru depuis le matin jusqu’à la nuit pleine, et n’étais-je pas bien sous le costume de docteur ? et tu me donnais le bras, toute charmante avec ton déguisement de jardinière ? hi hi ! Et les plus beaux masques couraient après nous et nous disaient des paroles mielleuses. Eh bien ! n’était-ce pas amusant ? et qui empêche d’en faire autant cette année ? Mon habit de docteur est encore là, je n’ai qu’à le brosser soigneusement pour enlever jusqu’à la moindre trace des mauvais confetti qu’ils nous ont lancés ; et ton costume de jardinière est là aussi. Deux rubans neufs, deux fleurs plus fraîches, et il ne t’en faudra pas davantage pour être charmante et bien parée.

— Que dites-vous ! s’écria Giacinta, j’irais me risquer au dehors sous de pareils haillons ? Non ! Un beau costume espagnol, qui colle au corps, bien étroit, bien juste, et tombe plus bas en riches plis épais, de larges manches tailladées, d’où s’élancent des dentelles magnifiques ; un petit chapeau avec de hardis panaches qui volent au vent, une ceinture, un collier de diamants ruisselant d’étincelles, voilà comme Giacinta pourrait sortir dans le Corso et descendre devant le palais Ruspani. Les cavaliers viendraient se presser autour d’elle !

« — Quelle est cette dame ? diraient-ils, une comtesse, une princesse sans doute, » et Pulcinella lui-même, tout saisi de respect, oublierait ses agaceries folles.

— Vos paroles me jettent dans un étonnement sans pareil, reprit la vieille ; depuis quand êtes-vous ainsi possédée du démon de l’orgueil ? Eh bien ! si vous avez le cœur si haut placé qu’il vous faille absolument jouer à la princesse, prenez un amoureux qui puisse, pour vos beaux yeux, mettre vaillamment la main au sac de la fortune, et renvoyez bien vite le seigneur Giglio, qui ne possède pas un centime, ou qui, s’il se sent par hasard deux ducats dans la poche, les dépense en pommades fines ou en pareilles niaiseries. Il ne m’a pas encore payé les deux paoli qu’il me doit pour le blanchissage de ses cols de dentelle….

La vieille, tout en parlant, avait préparé et allumé la lampe ; elle vit, lorsque la lumière frappa le Visage de Giacinta, que les yeux de celle-ci étaient pleins de larmes amères.

— Giacinta, ! s’écria-t-elle, au nom de tous les saints ; qu’y a-t-il ? qu’as-tu donc ? mais, mon enfant, je n’ai eu aucune mauvaise intention ; calme-toi, ne te fatigue pas tant au travail, la robe sera encore faite à temps.

— Ah ! s’écria Giacinta sans lever les yeux de son ouvrage qu’elle avait repris, c’est cette robe elle-même, crois-moi, qui me remplit la tête de ces folles idées. Dites-moi, avez-vous jamais vu dans le cours de votre vie une robe comparable à celle-ci en éclat et en beauté ? Le maître Bescapi s’est réellement surpassé lui-même. Un esprit particulier planait sur lui lorsqu’il a coupé ce magnifique satin. Et puis ces dentelles précieuses, ces tresses resplendissantes, ces pierreries de valeur qu’il nous a confiées pour les ornements ! Pour tout au monde je voudrais savoir quelle est la bienheureuse qui va se trouver parée de cette robe céleste !

— Eh ! que nous importe ? interrompit la vieille ; nous travaillons et on nous paye. Il est vrai que maître Bescapi y a mis cette fois un mystère ! C’est une princesse pour le moins qui portera cette robe ; je ne suis pas autrement curieuse, mais j’aimerais assez que maître Bescapi voulût bien me dire son nom ; et demain je le tourmenterai jusqu’à ce qu’il me l’ait appris.

— Non, non ! s’écria Giacinta, je ne veux pas le savoir, j’aime mieux me figurer que jamais une personne mortelle ne portera ce costume. Il me semble que je travaille à une mystérieuse parure de fée. Je me figure déjà qu’une foule de petits génies me regardent en riant du sein des pierres précieuses, et me murmurent tout bas : Travaille avec courage pour notre reine, nous t’aidons ! Et quand j’assemble ces tresses et ces dentelles, je crois que de charmantes petites fées dansent autour de moi avec des gnomes cuirassés d’or, etc. Oh ! la la ! s’écria Giacinta.

En cousant le tour de gorge, elle s’était fait une grande piqûre au doigt ; le sang jaillissait comme d’une fontaine.

— Le ciel préserve la belle robe ! dit la vieille.

Et en même temps elle prit la lampe pour mieux éclairer, et de larges gouttes d’huile tombèrent sur le vêtement.


Ah ! tu viens ici te moquer de moi, vieux monstre hypocrite !

— Que le ciel sauve la belle robe ! s’écria à son tour Giacinta à moitié évanouie ; mais, bien que certaines l’une et l’autre qu’il était tombé sur la robe du sang et de l’huile, elles ne purent trouver la moindre trace d’une tache.

Alors Giacinta continua à travailler avec ardeur jusqu’à ce qu’elle s’écria :

— Finie ! finie ! en sautant et en tenant la robe en l’air.

— Comme elle est belle ! Comme elle est magnifique ! dit la vieille. Non, vois-tu, Giacinta, jamais tes chères petites mains n’ont fait un si bel ouvrage. Et sais-tu ? on dirait que la robe a été faite à ta taille, comme si maître Bescapi en avait pris la mesure sur toi.

— Ah ! par exemple, répondit Giacinta en rougissant jusqu’aux yeux, tu rêves ; suis-je donc aussi grande et aussi svelte que la dame pour qui cette robe est faite ? Prends la robe et serre-la soigneusement jusqu’à demain, et le ciel veuille qu’avec la lumière du jour les taches ne viennent pas à paraître ! Que deviendrions-nous, dans notre misère ? Prends la robe.

La vieille hésitait.

— Certainement, dit Giacinta en regardant encore la robe, il m’est venu l’idée en faisant ce costume qu’il m’irait parfaitement. J’ai bien la taille aussi mince, et quant à la longueur…

— Ma petite Giacinta, dit la vieille avec des yeux étincelants, tu as deviné ma pensée, comme moi la tienne. Que la robe appartienne à n’importe qui, princesse, reine ou fée, ma petite Giacinta s’en parera avant elle.

— Jamais ! s’écria Giacinta.

Mais la vieille lui ôta le costume des mains, l’étendit soigneusement sur le fauteuil et commença à dénouer les cheveux de la jeune fille, qu’elle savait arranger avec une grande élégance. Puis elle alla chercher dans l’armoire la petite toque ornée de plumes et de fleurs qui, d’après la commande de Bescapi, devait aller avec le costume, et l’assujettit sur les boucles de cheveux châtain-clair de Giacinta.

— Enfant, la petite toque te sied à ravir ! mais maintenant ôte ton corsage.

Et, tout en parlant ainsi, la vieille commença à déshabiller Giacinta, qui, toute charmante dans son embarras, ne se sentait pas la force de lui résister.

— Hein ! murmura la vieille, quel cou doucement ondulé ! quel sein de lis ! quels bras d’albâtre ! aussi beaux de forme que ceux de la Vénus de Médicis, et non moins admirables que si Jules Romain les avait peints ! Je voudrais bien savoir quelle princesse n’en serait pas jalouse.

Mais lorsqu’elle essaya à la jeune fille la robe magnifique, on aurait pu croire qu’elle était assistée par des esprits invisibles. Tout allait, tout se plaçait à merveille, chaque épingle se trouvait mise à propos, chaque pli s’arrangeait de lui-même ; il paraissait impossible que la robe eût été faite pour une autre que pour la jeune ouvrière.

— Ô saints du paradis, s’écria la vieille lorsque Giacinta fut complétement parée, ce n’est pas là ma Giacinta. Ah ! ah ! comme vous êtes belle, gracieuse princesse ! Mais attends, attends ! il faut qu’on voie clair dans la petite chambre.

Et elle alla chercher les bougies bénies, qui étaient restées de la fête de la vierge Marie, et les alluma, si bien que Giacinta semblait jeter des flots de lumière. Tout éblouie de la grande beauté de la jeune fille, de sa grâce et de ses manières distinguées en se promenant dans la chambre, la vieille joignit les mains et s’écria :

— Oh si quelqu’un, si le Corso tout entier pouvait te voir ! Au même instant la porte s’ouvrit, et Giacinta s’élança avec un grand cri du côté de la fenêtre.


Elle s’étala à l’aise dans un fauteuil, prit sa tabatière et en tira une large prise.

Un jeune homme fit deux pas dans la chambre, et s’arrêta immobile comme une statue. Le lecteur peut pendant ce moment de stupeur l’examiner à son aise. Il est âgé de vingt-quatre à vingt-cinq ans à peine ; il a un charmant aspect ; on peut appeler son costume étrange ; car, bien que pour la coupe et la couleur on ne trouve rien à y reprendre en détail, la masse toutefois a quelque chose de discordant et offre un assemblage de nuances criardes qui choque l’œil. On y devine aussi, malgré tous les soins pris pour le tenir en bon état, une certaine pauvreté. La fraise de dentelles demande une remplaçante, et les plumes qui ornent fantastiquement le chapeau placé sur l’oreille sont attachées avec des ficelles et des épingles. Et le lecteur s’aperçoit tout d’abord qu’un homme ainsi vêtu ne peut être qu’un pauvre comédien dont le talent n’est pas assez rétribué.

Et c’est en effet la vérité.

En un mot, c’est le même Giglio Fava, qui doit encore deux paoli à Béatrice pour le blanchissage d’un col de dentelle.

— Ah ! que vois-je ? s’écria enfin Giglio Fava avec autant d’emphase que s’il se fût trouvé sur les planches du théâtre Argentina ; suis-je encore abusé par un songe ? Non c’est bien la déesse elle-même ; oserais-je lui adresser de hardies paroles d’amour ? Princesse ! ô princesse !

— Finissez vos sottises, dit Giacinta en se retournant tout à coup et gardez-les pour demain.

— Ne t’avais-je pas reconnue ? rependit Giglio avec un sourire emprunté, après avoir repris haleine ; ne t’avais-je pas reconnue, ma charmante Giacinta ? Mais que signifie ce riche costume ? Jamais je ne t’ai trouvée si attrayante, je voudrais te le voir toujours.

— Ainsi, s’écria Giacinta courroucée, ainsi ton amour s’adresse à ma robe de satin et à ma toque de plumes. Et elle s’échappa rapidement dans la chambre voisine, d’où elle revint bientôt avec son costume ordinaire.


On en était au moment où Arlequin, badinant avec sa bien-aimée, est arrêté par les sbires.

La vieille avait pendant ce temps éteint les bougies, et avait sévèrement réprimandé l’indiscret Giulio d’avoir ainsi troublé le plaisir qu’avait eu Giacinta d’essayer la robe d’une grande dame, en ayant encore l’impolitesse de lui donner à comprendre que ce luxe augmentait ses charmes et la rendait plus séduisante que jamais. Giacinta fit chorus avec la vieille, si bien que le pauvre Giglio parvint enfin à force d’humilité et de repentir, à obtenir une trêve d’un moment dont il profita pour assurer qu’un étrange concours de circonstances particulières avait causé son étonnement.

— Écoute, ma charmante, ma douce vie, ajouta-t-il, écoute le récit d’un rêve féérique de la nuit dernière, lorsque je me jetais sur mon lit, tout fatigué du rôle du prince Taen, que je joue, comme tu sais et comme toute la terre le sait aussi, d’une manière supérieure.

Il me semblait que je me trouvais encore au théâtre, me disputant avec mon sordide impresario, qui me refusait obstinément une avance de quelques misérables ducats. Il m’accablait en outre d’une foule de sots reproches. Pour mieux me défendre, je voulais faire un beau geste ; ma main rencontra par hasard la joue droite de l’impresario avec l’éclat et la mélodie d’un rude soufflet. L’impresario s’élança sur moi armé d’un grand couteau ; je reculai, et dans ce mouvement, ma noble toque de prince, celle que ta main, ma charmante, a orné des plus belles plumes qu’autruche ait jamais portés, tomba par terre. Le monstre s’élança sur elle, et dans sa fureur la perça de son couteau. Et elle ! elle s’agitait à mes pieds avec des gémissements et dans les affreux tourments de la mort. Je voulais la venger, c’était mon devoir. Le manteau roulé autour du bras gauche, tenant à la main droite mon épée de prince, je me jetai sur l’horrible meurtrier ; mais il rentra aussitôt dans la maison et déchargea sur moi du balcon le fusil de Trufaldin. Il y eut cela d’étrange, que le feu de l’arme s’arrêta et brilla à mes yeux comme des diamants pleins d’étincelles, et à mesure que la fumée se dissipait, je voyais que ce que j’avais pris pour le feu du fusil de Trufaldin n’était autre chose que la précieuse garniture d’un chapeau de femme.

— Ô grand Dieu ! — bienheureux du ciel ! — une voix dit… non ! chanta — non ! encore mieux, elle exhala des vapeurs d’amour chargées de ces sons.

— Ô Giglio, mon Giglio !

Et je vis un être paré d’un tel charme d’amour, d’une grâce si grande, que le brûlant sirocco du plus ardent amour circula dans mes veines, et ce fleuve de feu se coagula en lave, qui se fondit aussitôt au brasier de mon cœur.

— Je suis princesse, dit la déesse en s’approchant de moi.

— Comment ! dit Giacinta furieuse. Tu te permets de rêver d’une autre que moi ! Tu oses devenir amoureux d’une sotte apparence partie du fusil de Trufaldin :

Et alors ce fut une pluie de reproches, de plaintes, d’injures, et le pauvre Giglio eut beau assurer, jurer même que la princesse portait justement le costume dont Giacinta était revêtue au moment de son arrivée, tout cela fut inutile. La vieille Béatrice, ordinairement peu disposée en faveur de Giglio, qu’elle appelait le signor sans argent, se sentit apitoyée et ne cessa de raisonner l’entêtée Giacinta, jusqu’à ce qu’elle eut pardonné le rêve, à la condition toutefois qu’on n’en soufflerait plus un seul mot à l’avenir.

La vieille prépara un beau plat de macaroni, et Giglio, auquel l’imprésario avait, contrairement à son rêve, avancé réellement quelques ducats, tira une tourte de sucreries et une fiole de vin assez passable de la poche de son manteau.

— Je vois enfin que tu penses à moi, mon bon Giglio, dit Giacinta en prenant dans sa petite bouche un fruit tout glacé de sucre.

Giglio s’aventura même à baiser le doigt que la maudite aiguille avait blessé, et la joie et le plaisir revinrent à la fois. Mais si vous dansez une fois avec le diable, les plus beaux entrechats ne vous servent à rien. Ce fut sans doute le malin qui poussa Giglio à dire, après avoir bu quelques verres de vin :

— Je ne t’aurais jamais crue, ma douce vie, aussi jalouse de moi ; mais tu n’as pas tort. J’ai un charmant aspect, donné par la nature, avec une foule de talents agréables ; mais j’ai plus que tout ceci :

Je suis comédien.

Un jeune comédien qui, comme moi, remplit à ravir le rôle des princes amoureux avec tous les oh ! et les ah ! convenables, est un roman vivant, une intrigue sur deux jambes, un charbon d’amour avec des lèvres pour baiser, avec des bras pour embrasser, une aventure en un volume lancée dans la vie, qui reste devant les yeux d’une belle lorsqu’elle a fermé le livre. De là vient le charme irrésistible que nous exerçons sur tes pauvres femmes, qui raffolent de ce qui est dans nous ou sur nous, de notre sentiment, de nos yeux, de nos fausses pierreries, de nos rubans et de nos plumes. Rien n’y fait, ni l’état ni le rang. Blanchisseuses ou princesses, peu importe ! Maintenant, je te le dis, ma belle enfant, si mes secrets pressentiments ne m’abusent pas, si je ne suis pas le jouet d’une maligne vision, le cœur de la belle princesse est enflammé d’amour pour moi. Si cela est, ou si cela doit être, tu me pardonneras, ma très-chère, si j’utilise la cassette d’or qui s’ouvre pour moi, et si je te néglige un peu, car une pauvre petite modiste…

Giacinta avait écouté avec une attention toujours croissante et s’était approchée toujours un peu plus de Giglio, dans les yeux duquel se reflétait l’image du songe de la nuit. Tout d’un coup elle se leva et donna à l’heureux amant de la belle princesse un tel soufflet, que toutes les étincelles du mystérieux fusil de Truffaldin voltigèrent devant ses yeux, et elle s’élança dans la chambre.

Toutes les prières, toutes les supplications furent inutiles.

— Allez-vous-en chez vous, croyez-moi, elle a sa smorfia, et c’est une affaire terminée, dit la vieille, et elle éclaira le désolé Giglio dans l’étroit escalier. Il doit y avoir dans la smorfia des jeunes filles italiennes et dans leur être capricieux et un peu fantastique quelque chose de particulier ; car des connaisseurs affirment unanimement qu’il s’en émane un certain charme d’un attrait si irrésistible, que le captif, loin de briser ses chaînes, s’y enlace de plus en plus, de sorte que l’amant congédié d’une manière honteuse au lieu de risquer un éternel adieu, soupire bien plus ardemment encore, et implore comme on le voit dans cette chanson populaire :

Vien qua, Dorina bella, non far la smorfiasella.

« Viens ici, Dorine ma belle, ne fais pas la capricieuse. »

Lecteur bien-aimé, l’auteur pense, avec raison sans doute, que ce plaisir ne peut fleurir sur la tige d’un chagrin que dans le Sud joyeux, et que de si belles fleurs ne réussiraient pas dans notre placide Nord.

Il ne veut en aucune façon trouver une analogie entre cette charmante smorfiosité et cette disposition d’esprit qu’il a remarquée (du moins dans l’endroit qu’il habite) chez les jeunes filles, même souvent à peine sorties de l’enfance.

Si le ciel a accordé à celles-ci une jolie figure, elles se plaisent à la déparer de leurs grimaces peu avenantes. Tout est pour elles dans le monde ou trop large ou trop étroit, aucune place n’est assez belle pour leur charmant visage ; elles endureraient plutôt le supplice d’un soulier trop petit qu’une parole amicale ou même spirituelle, et se formalisent extrêmement si des jeunes gens et des hommes de la banlieue de leur ville tombent éperdûment amoureux d’elles. Elles ne peuvent y penser sans se mettre en fureur. On ne connaît pas d’expression assez juste pour qualifier cette disposition d’esprit du beau sexe. De rudes maîtres d’école ont qualifié une tendance pareille chez les jeunes garçons du nom : années inintelligentes.

Et pourtant ce n’était pas la faute du pauvre Giglio si, dans un moment de surexcitation, il avait pu rêver, même les yeux ouverts, de princesses et d’aventures extraordinaires. Il lui était arrivé, tandis qu’il parcourait le Corso, un peu prince de Taer à l’extérieur et tout à fait prince de Taer dans l’âme, des choses bien étranges.

Près de la rue San-Carlo, juste à l’endroit où la rue Condotti traverse le cours, et à moitié sous les magasins d’épiceries et de pâtes, le charlatan bien connu à Rome sous le nom de signor Celionati avait dressé ses tréteaux et débitait au peuple rassemblé une foule de récits fantastiques ornés de chats ailés, de petits nains sortant de la terre, de mandragores, etc. et vendait en même temps des spécifiques pour les amours sans espoir et le mal de dents, pour la goutte et la loterie. Alors on entendit dans le lointain une musique étrange de cimbales, de fifres et de tambours. Le peuple se dispersa et s’élança en foule à travers le Corso, vers la porte du Peuple en criant :

— Ah ! voyez, voyez ! Le carnaval commence ! Voyez, voyez !

Le peuple avait raison ; car le cortége qui, passant sous la porte du Peuple, descendait lentement dans le cours, ne pouvait être pris que pour la plus grotesque mascarade qu’on eût jamais vue.

Sur douze petites licornes blanches comme la neige, avec des sabots dorés, étaient montés des êtres enveloppés de longues tuniques de satin rouge, et ils jouaient très-agréablement de petits fifres d’argent, ou faisait résonner des cymbales et des tambours. Leurs tuniques, en quelque sorte semblables à celles des pénitents, avaient seulement à la place des yeux une ouverture tout garnie de tresses d’or, ce qui leur donnait un singulier aspect.

Lorsque le vent soulevait un peu la robe de ces petits cavaliers, on apercevait une patte d’oiseau dont les griffes étaient garnies de riches bagues. Derrière ces douze charmants musiciens, deux grandes autruches tiraient une grosse tulipe toute brillante d’or, placée sur des roues, au milieu de laquelle était assis un petit homme portant une grande barbe blanche et vêtu d’une tunique d’étoffe d’argent. Sa tête vénérable, au lieu de bonnet, était couverte d’un éteignoir d’argent.

Le vieillard avait sur le nez des lunettes immenses, et il lisait attentivement dans un livre placé devant lui. Derrière lui s’avançaient douze Maures richement habillés et armés de longues lances et de sabres courts. Toutes les fois que le petit vieillard tournait une page du livre, il disait d’une voix singulièrement perçante :

— Kurri-pire-ksi-li-iii ?

Et les Maures venaient, montés sur douze mulets qui paraissaient être d’argent massif, douze figures à peu près enveloppées comme les musiciens, à la différence près que leurs tuniques étaient brodées de perles et de diamants sur un fond d’argent, et que leurs bras étaient nus jusqu’à l’épaule. L’admirable beauté de ces bras, orné des bracelets les plus magnifiques, faisait deviner que sous ces tuniques devaient être cachées les femmes les plus belles. Chacune d’elles, tout en chevauchant, mettait beaucoup d’attention à faire du filet, et pour cela de gros coussins de velours étaient fixés entre les oreilles des mulets.

On voyait ensuite un grand carrosse qui paraissait d’or et était tiré par huit mulets de grande beauté, couverts de chabraques d’or, et conduits, au moyen de brides garnies de diamants, par de petits pages très-galamment recouverts de pourpoints, de plumes de diverses couleurs. Les mulets étaient dressés à secouer leurs belles oreilles avec une incroyable dignité, et alors on entendait des sons semblables à ceux de l’harmonica, auxquels les animaux eux-mêmes et les pages qui les conduisaient mêlaient des cris jetés à propos, et qui s’unissaient avec le ton général de la manière la plus charmante.

Le peuple se pressait autour de la voiture et cherchait à regarder dans l’intérieur ; mais il ne voyait que le cours et son propre reflet, car les vitres étaient de pures glaces. Plus d’un, en se voyant réfléchi de la sorte, s’imaginait un moment qu’il se trouvait dans ce carrosse, et s’en trouvait enivré de joie ; et tout le peuple éprouvait aussi un grand plaisir à s’entendre saluer d’une manière toute charmante pour un petit polichinelle très-joli qui se tenait debout sur l’impériale.

Dans cette allégresse générale, on remarquait à peine la brillante suite du cortége, composé de Maures, de musiciens de pages habillés comme les premiers, et parmi lesquels se trouvaient aussi admirablement parés de costumes des couleurs les plus tendres des singes qui dansaient sur leurs pattes de derrière avec les grimaces les plus expressives.

Cette mascarade merveilleuse descendit le Corso, et arriva à travers les rues jusqu’à la place Navone, où elle s’arrêta devant le palais du prince Bastianello de Pistoja.

Les grandes portes du palais s’ouvrirent, et tout à coup les cris de joie du peuple se turent à la fois, et l’on regarda, dans le silence profond de l’étonnement le plus complet, le prodige qui eut alors lieu. Les licornes, les chevaux, les mulets, les voitures, les autruches, les dames, les Maures et les pages entrèrent dans la porte étroite, et montèrent sans difficulté les degrés de marbre de l’escalier ; et un cri d’admiration, répété par mille voix, remplis les airs lorsque la porte se referma avec le bruit du tonnerre sur les derniers vingt-quatre Maures qui y entrèrent en formant une ligue blanche.

Le peuple, après avoir longtemps et en vain regardé en l’air voyant que tout était dans le palais silencieux et tranquille, sembla vouloir assiéger le séjour de toutes ces étranges choses, et fut difficilement dissipé par les sbires.

La foule se rejetta dans le Corso, devant l’église San-Carlo. Le signor Celionati, délaissé, se tenait encore sur son tréteau, et criait et tempêtait de toutes ses forces :

— Peuple imbécile, disait-il, peuple niais, qu’avez-vous à courir comme des fous enragés, et à délaisser ainsi votre brave Celionati. Vous auriez dû rester ici pour entendre donner, par le plus savant des philosophes et des adeptes les plus habiles, l’explication de tout ce que vous venez de regarder, la bouche et les yeux béants, comme une foule de stupides marmots ; mais je veux bien encore vous le dire ; écoutez ! écoutez ! Sachez qui est entré dans le palais Pistoja, sachez qui se fait brosser dans le palais Pistoja la poussière de son costume.

Ces mots arrêtèrent subitement les tourbillons mouvants du peuple. Il se pressa autour du tréteau de Celionati, et jeta vers lui des regards curieux.

— Citoyens de Rome ! dit Celionati avec emphase, poussez des cris de joie, jetez en l’air vos bonnets, vos chapeaux ou toute autre coiffure, et jetez-les bien haut ! Il vous est survenu un grand bonheur, car la célèbre princesse Brambilla est entrée dans les murs de votre ville, venant du fond de l’Éthiopie. Sa beauté est miraculeuse, et sa richesse est si grande, qu’elle pourrait faire paver tout le Corso avec les plus magnifiques diamants. Et qui peut dire ce qu’elle peut faire pour votre plaisir ? Je sais qu’il y en a parmi vous qui ne sont pas des ânes et qui ont étudié l’histoire. Ceux-là doivent savoir que la très-grande dame princesse de Brambilla est une descendante du sage roi Sophetua, qui a fondé Troie, et qu’un de ses grands parents, le puissant roi de Serendippe, un homme charmant, s’est souvent rassasié de macaroni parmi vous devant San-Carlo.

J’ajouterai encore que personne autre n’a tenu la princesse Brambilla sur les fonts de baptême que le roi de Taroke, nommé Tartagliona, et que Pulcinella a été son professeur de guitare. Vous en savez maintenant assez pour vous conduire en conséquence ; faites-le donc, braves gens !

En vertu de mes sciences secrètes, de la magie blanche, noire jaune et bleue, je sais qu’elle est venue à Rome parce qu’elle croit rencontrer parmi les masques du Corso son ami de cœur et son fiancé, le prince assyrien Cornelio Chiapperi, qui a quitte l’Éthiopie pour venir ici se faire arracher une grosse dent, œuvre que j’ai accomplie avec un succès complet.

Cette dent, la voici !

Celionati ouvrit une petite boite d’or, en tira une dent blanche, longue et pointue, et la tint haut en l’air.

Le peuple poussa des cris de joie et d’extase, et acheta avec fureur le modèle de la dent du prince, que le charlatan offrait à bas prix.

— Voyez-vous, mes amis, continua Celionati, après que le prince assyrien Cornelio Chiapperi eut supporté l’opération avec douceur et courage, il se perdit dans la ville, on ne sait comment. Cherchez, cherchez, mes amis, le prince assyrien Cornelio Chiapperi ! cherchez-le dans vos chambres, dans vos cabinets, dans vos cuisines, dans vos caves, dans vos armoires et dans vos tiroirs aussi ; celui qui le trouvera et le rapportera en bon état à la princesse Brambilla recevra une somme de cinq cent mille ducats. C’est le prix que la princesse Brambilla a mis sur sa tête charmante, sans compter ce qui se trouve d’esprit et d’intelligence. Cherchez ! mes amis, cherchez ! Mais reconnaîtrez-vous le prince assyrien Cornelio Chiapperi, même lorsqu’il se trouvera devant votre nez ? Oui, vous reconnaîtrez aussi la princesse sérénissime lorsqu’elle passera devant vous ! Mais comment la reconnaîtrez-vous ? Avec ces lunettes que le savant mage indien Rassiamonte a préparées lui-même ; autrement n’y comptez pas. Eh bien ! par pure humanité, par véritable compassion, je consens à vous en octroyer la faveur ! Ne regardez pas aux paoli !

Le charlatan ouvrit une caisse, et en sortit une énorme quantité de grandes lunettes.

Le peuple s’était déjà disputé les dents du prince, mais ce fut bien autre chose pour les lunettes. Des disputes il en vint aux coups, et les couteaux brillèrent, selon la coutume italienne ; si bien que les sbires s’avancèrent au milieu de la foule et la dispersèrent, comme ils avaient déjà fait au palais Pistoja.

Pendant que tout ceci se passait, Giglio Fava était resté plongé dans un profond état de rêve ; il regardait fixement les murs où s’était engloutie, et cela d’une manière inexplicable, la plus étrange des mascarades. Il lui semblait surprenant qu’il lui fût impossible de maîtriser le sentiment d’une espèce de terreur mêlée de charmes qui s’était emparé de son âme. Ce qui lui semblait plus surprenant encore, c’était que volontairement il rattachait, son rêve où la princesse, sortie du feu du fusil de Trufaldin, s’était jetée dans ses bras avec le singulier cortége, de telle sorte qu’un pressentiment lui disait que la personne qui siégeait dans la voiture, dont les portières étaient garnies de glaces, n’était autre que l’image de son rêve. Un léger coup frappé sur son épaule le tira de son état de songe.

Le charlatan était devant lui.

— Ah, mon bon Giglio, vous avez eu tort de me quitter sans m’acheter une petite dent du prince ou une lunette magique !

— Laissez-moi donc, répondit Giglio, avec vos enfantillages et vos folles histoires que vous bavardez au peuple pour vous débarrasser de vos misérables drogues.

— Oh ! oh ! ne faites pas tant le fier, mon jeune monsieur, répondit Celionati ; vous auriez trouvé dans mes drogues, qu’il vous plaît d’appeler misérables, un excellent arcanum, et surtout le talisman qui vous donnerait la force nécessaire pour vous faire arriver à être un comédien excellent, ou pour le moins très-supportable, puisqu’il vous plaît encore de jouer pitoyablement des tragédies.

— Qu’est-ce ? s’écria Giglio en courroux ; vous vous permettez de me regarder comme un mauvais acteur, moi l’idole de Rome !

— Vous vous mettez des chimères en tête, reprit froidement Celionati ; il n’y a pas là dedans un seul mot vrai ; et s’il vous est arrivé par une inspiration particulière, de réussir dans certains drôles, vous perdrez sans retour aujourd’hui le peu de renom ou d’applaudissements que vous y avez gagnés ; car vous avez entièrement oublié votre prince, et ce qui reste en vous de son personnage est devenu muet, insensible et sans couleur, et vous voudriez en vain lui rendre la vie. Votre esprit est entièrement rempli d’une étrange figure apportée par un rêve et vous supposez que cette figure se trouvait dans la voiture à glaces qui est entrée là dans le palais de Pistoja. Vous voyez que je lis dans votre âme.

Giglio baissa les yeux en rougissant.

— Signor Celionati, murmura-t-il, vous êtes dans le fait un homme bien singulier. Vous devez avoir à vos ordres des forces merveilleuses qui vous découvrent mes pensées les plus secrètes ; et cependant votre folle manière d’agir avec le peuple fait que je ne sais trop que penser. Pourtant donnez-moi une de vos des lunettes.

Celionati lui dit en éclatant de rire :

— Vous voilà bien tous ! Du moment que vous rôdez çà et là avec la tête saine et l’estomac bien portant, vous ne croyez que ce que vous pouvez toucher des mains ; mais si vous avez la moindre indigestion physique ou morale, alors vous prenez avec empressement tout ce que l’on vous présente. Oh ! oh !

Ce professeur qui proscrit mes remèdes sympathiques et ceux du monde entier s’en est allé en cachette sur les bords du Tibre pour jeter sa pantoufle dans l’eau, comme une vieille mendiante le lui avait conseillé, et cela parce qu’il croyait noyer avec elle la fièvre qui le tourmentait.

Et le plus sage seigneur de tous les sages seigneurs portait de la poudre des racines dans un bout de son manteau pour mieux jouer au ballon.

Je le sais, seigneur Fava, vous voulez voir, à l’aide de mes lunettes, la figure de votre rêve, la princesse Brambilla ; cependant cela ne vous réussira pas pour le moment.

Toutefois prenez et essayez.

Giglio, plein de désirs, saisit l’immense lunette, belle et brillante, et il regarda le palais en la portant à ses yeux.

À sa grande surprise, les murs parurent prendre la transparence du cristal ; mais il ne voyait qu’un confus assemblage d’êtres étranges, et de temps en temps seulement un rayon électrique traversait son cœur en lui annonçant l’image de son rêve, qu’il voulait en vain détacher de tout ce chaos.

— Que tous les diables d’enfer vous emportent ! s’écria une voix terrible tout près de Giglio, plongé dans sa contemplation. Et il se sentit en même temps frappé sur l’épaule. Que tous les diables vous emportent ! répéta la voix, vous me ruinez. Dans dix minutes on va lever le rideau ; vous êtes de la première scène, et vous vous amusez à regarder, comme un fou fieffé, les vieux murs de ce palais inhabité.

C’était l’impresario du théâtre où jouait Giglio, qui, la mort dans l’âme, avait parcouru toute la ville pour chercher son primo amoroso, que l’on avait en vain sonné dans les coulisses, et qu’il trouvait enfin là où il s’attendait le moins à le rencontrer.

– Accordez-lui encore un moment, s’écria Celionati ; et il saisit en même temps avec une certaine force par les épaules le pauvre Giglio, qui ne bougeait pas plus qu’un pieu fiché en terre ; accordez-lui encore un moment ! et il ajouta tout bas :

— Signor Giglio, il est possible que vous aperceviez demain au Corso la personne de votre rêve ; mais vous seriez un niais de vouloir parader avec un beau costume pour vous faire de suite remarquer par cette belle des belles. Plus le vôtre sera original, et mieux il vaudra. Un grand nez pour porter convenablement et consciencieusement mes grandes lunettes ! et ne les oubliez pas !…

Celionati lâcha Giglio, et dans un clin d’œil l’impresario emporta son amoroso comme un tourbillon.

Giglio ne manqua pas, le jour suivant, de se procurer un masque qui, selon le conseil de Celionati, lui parut suffisamment affreux et bizarre : un étrange capuchon orné de deux grandes plumes de coq ; un masque avec un nez rouge en forme de hache et dépassant en longueur et en largeur tous les excès des nez les plus excentriques ; un pourpoint avec d’énormes boutons, et un large sabre de bois assez semblable à celui de Brighella ; mais l’abnégation de sa personne ne put aller, chez Giglio, jusqu’à mettre un large pantalon, descendant jusqu’au pantoufles, destiné à cacher le plus charmant piédestal sur le lequel un primo amoroso eut jamais été placé.

— Non ! s’écria-t-il, il est impossible que Sa Hautesse n’attache pas d’importance aux perfections du corps, et que ces yeux ne se tournent d’une si affreuse enveloppe. Je veux imiter le comédien qui, sous le hideux costume du monstre bleu de la pièce de Gozti, qu’il avait à représenter s’arrangea de manière à laisser voir, sous ses pattes de chat tigre, la charmante main que la nature lui avait donnée, et gagna ainsi le cœur des dames bien avant sa transformation. Le pied est pour moi ce que la main était pour lui.

Et là-dessus, Giglio mit une belle culotte de soie bleu de ciel avec des rubans d’un rouge sombre, des bas roses et des souliers blancs avec des rubans rouge-foncé. C’est un fort bon air, mais le haut du costume était en complète disparate avec le reste.

Giglio était convaincu que la princesse Brambilla se montrerait à lui dans tout l’éclat de la magnificence, entourée de la suite la plus brillante. Mais ne voyant rien de pareil, il se rappela que Celionati lui avait dit qu’il ne pourrait voir la princesse qu’au moyen de ses lunettes magiques ; cela lui donna à penser que la belle des belles serait enveloppée de quelque bizarre costume.

Alors Giglio parcourut le Corso de toutes parts, examinant chaque masque de femme, et méprisant toutes les agaceries jusqu’à ce qu’il arrivât ans un lieu plus retiré. Il s’entendit dire :

— Cher signor, très-cher signor !

Un personnage était devant lui, dans un costume qui surpassait en extravagance tout ce qu’il avait vu de plus incroyable dans ce genre. Le masque, par sa barbe pointue, ses lunettes, ses cheveux de poils de chèvre, comme aussi par la posture de son corps incliné en avant et par son pied droit levé en l’air, paraissait vouloir représenter le personnage de Pantalon, auquel ne pouvait toutefois en aucune façon convenir son chapeau, terminé, par une grande pointe et jeté en avant, et orné de deux plumes de coq. Le pourpoint, le pantalon, le petit sabre de bois suspendu à son côté, appartenaient plutôt à l’estimable Pulcinella.

— Mon cher seigneur, dit Pantalon (nous l’appellerons ainsi malgré le peu de fidélité du costume), mon très-cher signor, s’est un beau jour que celui qui m’apporte le plaisir, l’honneur de vous voir ! N’appartenez-vous pas à ma famille ?

— Excellent signor ! malgré tout le plaisir que j’en éprouverais car vous me plaisez fort, reprit Giglio en s’inclinant avec politesse je ne sais guère comment nous pourrions être parents.

— Oh Dieu ! signor ! interrompit Pantalon, n’avez-vous jamais été en Assyrie ?

— J’ai un vague souvenir, répondit Giglio, de m’être une fois en route pour faire ce voyage, mais je ne suis allé que jusqu’à Frascati, où le fripon de voiturin me versa devant sa porte, de manière que ce nez…

— Ô Dieu ! s’écria Pantalon, il est donc vrai ! ce nez, ces plumes de coq, mon cher prince, ô mon Cornelio ! mais la joie de cette rencontre vous fait, je le vois, pâlir ; ô mon prince ! une gorgée, une seule gorgée !

Et Pantalon saisit la grande bouteille d’osier qu’il portait à son côté et la présenta à Giglio. Et de la bouteille sortit une vapeur rosâtre qui prit le charmant aspect de la princesse Brambilla, et la chère petite figure se leva hors du goulot jusqu’à mi-corps, et s’étendit ses petits bras vers Giglio, qui s’écria enivré et en extase :

— Oh ! montre-toi tout entière, que je puisse te voir dans ta complète beauté !

Alors une forte voix lui cria dans les oreilles :

— Sot, effronté, comment peux-tu, avec ton bleu et ton rose, avoir l’audace de te donner pour le prince Cornelio ? Va chez toi te coucher, maraud !

— Malhonnête ! s’écria Giglio.

Mais alors des flots de masques s’avancèrent et les séparèrent l’un de l’autre, et Pantalon disparut tout à coup avec sa bouteille.

II.


Des étranges circonstances dans lesquelles une fois engagé, on se blesse le pied au choc des pierres pointues ; on oublie de saluer les gens du grand monde, et l’on court la tête basse sur des portes fermées. — Influence d’un plat de macaroni sur l’amour et le délire amoureux. — Affreux tourments du comédien Enfer et Arlequin. — Comment Giglio ne retrouva pas sa demoiselle, mais fut saisi par des tailleurs et saigné. — Le prince dans une boîte de confitures et la bien-aimée perdue. — Comment Giglio voulut être le chevalier de la princesse Brambilla, parce qu’il lui était poussé une bannière dans le dos.


Ne te fâche pas, estimable lecteur, si celui qui a entrepris de te raconter les aventures de la princesse Brambilla, comme il les a trouvées tracées à la plume dans les hardis dessins de maître Callot, suppose que tu accepteras volontiers jusqu’à la fin du livre tout l’extraordinaire qui s’y trouve, et que tu y ajouteras parfois même un peu de créance. Pourtant déjà, peut-être au moment où le cortége fantastique disparaît dans le palais Pistoja, comme aussi à l’instant où la princesse sort de la vapeur bleue de la bouteille de vin, tu t’es écrié :

— Quelle folle baliverne !

Et tu as jeté le livre de côté, sans égard pour les charmantes gravures, et alors tout ce que j’ai encore à te dire pour te faire goûter les fantaisies singulières de ce caprice de Callot viendrait trop tard, et ce serait assez désagréable pour moi et aussi pour la princesse Brambilla. Mais peut-être as-tu espéré que l’auteur, effarouché par quelque fantôme insensé qui a tout à coup barré sa route, s’est frayé un chemin de côté dans les taillis sauvages, et qu’une fois rassuré, il a dû regagner le large et droit grand chemin, et tu as continué à lire.

— En avant donc !

Et maintenant je peux te dire, lecteur bienveillant, qu’il m’est déjà arrivé plusieurs fois de saisir des aventures fantastiques juste au moment où, images enfantées par la surexcitation de l’esprit, elles allaient rentrer dans le néant, et de leur donner une forme, de manière que tout œil doué du pouvoir de distinguer ces sortes de choses les regardait comme si elles étaient réellement douées de la vie, et par cela même croyait à elles.

Et ceci m’encourage assez pour continuer librement un agréable commerce avec toutes sortes d’apparitions aventureuses, et pour mettre plus tard en lumière des figures passablement folles, en invitant même les gens sérieux à cette société variée. Et toi, lecteur bien-aimé, tu ne prendras pas pour un fol orgueil ce qui n’est que le désir bien pardonnable de t’attirer au dehors du cercle étroit de tes habitudes journalières, et de t’offrir un plaisir inusité dans le royaume où l’esprit de l’homme, jouissant de sa véritable existence, commande en capricieux despote.

Si toutefois cela n’était pas suffisant, je puis encore, dans l’inquiétude qui m’assiége, m’appuyer sur l’exemple de livres sérieux, où l’on rencontre des choses de ce genre, contre l’authenticité desquelles il n’est pas permis d’élever le moindre doute. Ainsi, relativement au cortége de la princesse Brambilla, qui passe librement sous la porte étroite du palais Pistoja, avec toutes les licornes, les chevaux et même la voiture, il se trouve des choses plus étonnantes encore dans l’histoire merveilleuse de Pierre Schemil, dont nous devons la communication au célèbre navigateur Adalbert de Chamisso. Il est question en ce livre d’un certain homme gris, qui fit un tour qui écrasa d’étonnement tous les spectateurs, en tirant sans difficulté de sa poche, comme chacun sait, un tapis, une tente, et à la fin une voiture et des chevaux. Quant à la princesse…

Mais laissons ce sujet.

Je demanderai au lecteur s’il ne lui est pas survenu, une fois dans sa vie, un de ces songes dont on ne peut attribuer l’origine ni à un dérangement d’estomac, ni aux fumées du vin, ni au délire de la fièvre, mais où l’on pourrait croire que la douce et magique figure enchanteresse qui déjà, dans ses pressentiments, a conversé avec lui en mystérieuse liaison avec son esprit, s’est emparée de son cœur. Dans un timide désir d’amour, il aspirait à entourer de ses bras la douce fiancée apparue tout à coup dans les vagues fantaisies de son cerveau ; et il n’osait le faire ; mais elle s’avançait en pleine lumière, avec tout l’éclat d’une figure magique. Et tout désir, toute espérance, s’éveillaient avec des aspirations ardentes et lançaient de brûlants éclairs ; et il se sentait mourir dans une inexprimable douleur. Et le réveil même pouvait-il dissiper entièrement ce rêve ? ne restait-il pas cette ineffable extase qui, dans la vie réelle, bouleverse l’âme comme le fait une poignante douleur… ? Tout ne paraissait-il pas triste, pâle et désolé ? et croyait-il alors que ce songe qui était son être, ce qu’il avait toujours regardé comme sa vie, n’était qu’une erreur de ses sens troublés ? et toutes ses pensées ne se concentraient-elles pas dans un foyer qui, comme le calice de feu d’une suprême ardeur, tenait enfermé son doux secret et le préservait du brutal contact de l’aveugle société des hommes ordinaires… Hem !

Et dans une pareille disposition, on se blesse les pieds aux pierres aiguës, on oublie d’ôter son chapeau aux gens auxquels on doit le respect, et on court la tête basse dans la première porte, parce qu’on a oublié de l’ouvrir !

En un mot, l’esprit porte le corps comme un habit mal commode, trop large, trop long et peu convenable.

Le jeune comédien Giglio était justement dans cette manière d’être lorsqu’après plusieurs jours de suite d’attente vaine il se trouva avoir perdu jusqu’à la moindre trace de la princesse Brambilla. Tout ce qui lui était arrivé de merveilleux dans le Corso lui semblait une continuation de son rêve apporté par l’enfer, et dont la figure principale était sortie de la mer sans fond, des désirs où il voulait nager et disparaître. Son rêve était sa vie ; tout le reste était insignifiant pour lui, et l’on doit croire qu’il négligeait le comédien. Bien plus, au lieu de dire les mots de son rôle, il parlait en scène de son rêve de la princesse Brambilla ; il jurait, dans l’égarement de son esprit de s’emparer du prince assyrien, et puis il s’imaginait être lui-même ce prince, et il s’égarait dans un labyrinthe de phrases sans suite. Tout le monde le croyait fou, et avant tous l’impresario, qui finit par le chasser. Les quelques ducats que ce dernier lui donna par pure commisération au moment de son départ ne purent lui suffire que peu de temps. Il tomba dans la gêne la plus grande.

En tout autre temps le pauvre Giglio aurait été bourrelé d’inquiétudes ; mais maintenant il n’y pensait guère : il planait dans un ciel où les ducats terrestres ne sont pas nécessaires. Quant aux besoins ordinaires de la vie, Giglio n’était pas gourmand. Giglio avait l’habitude d’apaiser sa faim en passant devant les boutiques des frittoli qui tiennent, comme on sait, leur cuisine en pleine rue.

Il arriva un jour qu’il lui vint en idée de se procurer un bon plat de macaroni, dont l’attrayante fumée ondoyait vers lui en sortant d’une boutique.

Giglio fit un pas dans l’intérieur ; mais en tirant sa bourse pour payer son modeste dîner, il découvrit avec un certain désappointement qu’elle ne contenait plus un bajock.

Dans un moment pareil, le principe corporel, dont le spirituel, malgré ses fières manières, est l’humble esclave sur terre, se dresse actif et puissant. Giglio sentit (ce qui ne lui était pas encore arrivé, lorsque, rempli des pensées les plus sublimes, il dévorait un véritable plat de macaroni) qu’il avait horriblement faim ; et il assura au gargotier qu’ayant oublié son argent par hasard, il lui payerait certainement un autre jour le macaroni qu’il allait prendre.

Le gargotier lui rit au nez, et lui dit :

— Si vous n’avez pas d’argent, vous avez un moyen d’apaiser votre appétit, vous n’avez qu’à laisser vos beaux gants, votre chapeau ou votre manteau.

Alors Giglio sentit vivement la position où il se trouvait. Il vit bientôt un mendiant en guenilles, qui mangeait la soupe des couvents ; mais son cœur fut encore plus profondément déchiré lorsqu’il aperçut Celionati qui, à sa place habituelle devant l’église de San-Carlo, amusait le peuple de ses balivernes. Il crut voir qu’il lui jetait en passant un regard du plus profond dédain. Le beau rêve fut en un instant réduit au néant ; tous les pressentiments s’envolèrent ; il eut aussitôt la certitude que le malicieux Celionati l’avait séduit par ses artifices magiques de démon, et que, dans son désir de mal faire, il avait utilisé sa folle vanité pour se jouer indignement de lui avec le roman de la princesse Brambilla.

Il s’éloigna en courant de toutes ses forces ; il n’avait plus faim, il n’avait plus qu’une seule idée, il cherchait comment il pouvait se venger du sorcier. Un sentiment qu’il ne pouvait comprendre se fit jour en son âme à travers toute sa colère, toute sa fureur, et le força de s’arrêter court, comme si un charme magique l’eût cloué sur place.

— Giacinta ! s’écria-t-il. Il était devant la maison où demeurait la jeune fille, et dont il avait si souvent monté le roide escalier dans un douteux crépuscule. Alors il se rappela que son rêve avait éveillé la mauvaise humeur de la jeune fille ; il se souvint qu’il l’avait abandonnée alors pour ne plus la revoir, et qu’il l’avait depuis complétement oubliée ; et il vit que, grâce au jeu cruel de Celionati, il avait perdu sa bien-aimée, et se trouvait dans la misère.

Plein de douleur et de mélancolie, il ne savait quel parti prendre ; mais tout à coup il résolut de monter chez Giacinta et de regagner ses faveurs à tout prix. Aussitôt pensé, aussitôt fait ; mais lorsqu’il frappa à la porte de la chambre, tout à l’intérieur resta profondément muet. Il prêta l’oreille ; on n’entendait pas même le bruit de leur respiration. Alors il appela plusieurs fois d’une voix lamentable :

— Giacinta !

Pas de réponse.

Alors il commença à reconnaître ses torts de la manière la plus touchante ; il assura que le démon lui-même, sous la forme du maudit charlatan Celionati, l’avait séduit, et il fit les plus belles protestations de son repentir et de son ardent amour.

Alors une voix d’en bas cria :

— Je voudrais bien savoir quel est l’animal qui se lamente ainsi dans ma maison et hurle avant le temps, car nous sommes encore loin du mercredi des cendres.

C’était le signor Pasquale, l’épais propriétaire. Il monta lourdement les marches, et lorsqu’il aperçut le comédien, il lui cria :

— Ah ! c’est vous, signor Giglio ; quel mauvais esprit vous pousse à pleurnicher devant une chambre vide un rôle en oh ! et en ah ! d’une sotte tragédie ?

— Une chambre vide ! s’écria Giglio. Au nom du ciel ! signor Pasquale, dites-moi où est Giacinta, ma vie, mon tout !

Signor Pasquale regarda fixement Giglio, et lui dit tranquillement :

— Signor Giglio, je sais parfaitement où vous en êtes. Tout Rome sait que vous avez quitté le théâtre parce que vous avez reçu un coup de marteau. Allez chez le médecin, laissez-vous tirer quelques onces de sang, mettez-vous la tête dans l’eau froide.

— Je ne suis pas encore fou, s’écria Giglio avec violence, mais je le deviendrai sur l’heure si vous ne me dites pas où demeure Giancinta.

— Allons donc ! continua tranquillement le seigneur Pasquale, vous ne me ferez pas accroire que vous ne savez pas comment, il y a huit jours, Giacinta a quitté la maison, suivie de la vieille Béatrice.

— Où est Giacinta ? s’écria Giglio furieux en saisissant vigoureusement le propriétaire au collet.

— Au secours ! à l’assassin ! s’écria celui-ci.

Toute la maison fut aussitôt en rumeur ; un lourdaud de valet accourut, il saisit Giglio, lui fit descendre l’escalier avec lui, et le jeta aussi facilement dehors de la maison que s’il n’eût été qu’une simple poupée.

Giglio, sans s’embarrasser de sa chute, se releva et se mit à courir, réellement à moitié fou, à travers les rues de Rome. Un instinct éveillé par l’habitude, comme l’heure sonnait où d’ordinaire il se rendait en hâte au théâtre, l’y conduisit encore jusque dans la chambre où s’habillaient les comédiens. Une fois là, il s’aperçut seulement de sa démarche, et tomba dans un profond étonnement en voyant le lieu où autrefois les héros tragiques, roides d’argent et d’or, marchaient gravement en répétant les vers sonores à l’aide desquels ils comptaient mettre le public en extase ou in furore, rempli d’une foule composée de pantalons, d’arlequins, de trufaldins, de colombines, en un mot de tous les masques de la pantomime italienne. Il resta comme cloué au plancher, et regarda avec de grands yeux tout autour de lui, comme un homme qui, au sortir du sommeil, se trouverait entouré d’une société bizarre et inconnue.

L’aspect de Giglio décomposé, défiguré par le chagrin, éveilla chez l’impresario comme un remords de conscience, et il lui fit tout à coup une figure cordiale et compatissante.

Vous voilà bien étonné, n’est-ce pas, signor Fava, dit-il au jeune homme, de trouver le foyer si différent de ce qu’il était lorsque vous m’avez quitté ? mais je vous avouerai que toutes les actions pathétiques qui formaient le répertoire de mon théâtre commençaient à ennuyer le public, et cet ennui m’impressionnait d’autant plus que ma bourse tomba dans le plus misérable état d’épuisement. Maintenant j’ai congédié tout l’attirail tragique, et livré mon théâtre au libre badinage et aux gracieuses gentillesses de nos masques, et je m’en trouve très-bien.

— Ah ! s’écria Giglio les joues ardentes, ah ! signor impresario, avouez-le, ma perte a rendu vos tragédies impossibles ; avec la chute du héros, la masse que son souffle vivifiait est tombée dans le néant.

— Nous n’approfondirons pas cette affaire répondit en riant l’impresario mais comme vous ne me paraissez pas en grande gaieté, descendez au théâtre et regardez ma pantomime ; peut-être vous distraira-t-elle. Vous changerez probablement de manière de voir, et vous pourrez encore être des nôtres, bien que dans un autre genre ; car il serait bien possible que… Allez toujours voir. Voici un billet d’entrée, visitez mon théâtre aussi souvent qu’il vous plaira.

Giglio fit ce qu’il lui disait, plutôt par indifférence pour toute chose que par désir de voir la pantomime. À peu de distance de lui se trouvaient deux masques engagés dans une vive conversation. Giglio entendit son nom prononcé plusieurs fois, et cela le sortit de son état de stupeur ; il s’approcha davantage, sa figure entièrement cachée dans son manteau, pour tout entendre sans être reconnu.

— Vous avez raison, disait l’un, Fava est cause de ce que nous ne voyons plus de tragédies à ce théâtre ; mais je ne pense pas, comme vous, que ce soit parce qu’il a quitté la scène ; je crois, au contraire, et je vous le prouverai sans doute, que c’est parce qu’il y est monté.

— Comment entendez-vous cela ? dit l’autre.

— Eh bien ! reprit le premier interlocuteur, pour ma part, je regarde ce Fava, bien qu’il n’ait que trop souvent réussi à impressionner son public, comme le plus misérable comédien qui ait jamais existé. Des yeux brillants, une jambe bien faite, une mise élégante, des plumes diverses au chapeau, d’énormes rubans aux souliers, suffisent-ils pour faire un héros de tragédie ? Et, en effet, lorsque Fava s’avançait du fond du théâtre à l’avant-scène avec le pas mesuré d’un danseur ; lorsque, s’occupant fort peu de celui qui jouait avec lui, il lançait des œillades dans les loges, et, dans une pose maniérée, cherchait la place la plus favorable pour se faire admirer, il me faisait l’effet d’un jeune coq de basse-cour qui, bariolé, se pavane orgueilleusement au soleil. Et lorsque, roulant les yeux, sciant l’air de ses bras, tantôt s’élevant sur la pointe des pieds, tantôt frappant des mains comme un escamoteur, il récitait d’une voix creuse des vers auxquels il ôtait le sens tragique, quel est le cœur humain qui aurait pu se laisser véritablement entraîner ? Mais nous autres Italiens, nous sommes ainsi, nous voulons des effets exagérés, qui nous impressionnent avec force pendant quelques instants, et nous les méprisons lorsque nous nous apercevons que ce que nous avons pris un moment pour une figure réelle n’est qu’une poupée sans vie, mue par des fils invisibles agités du dehors, et qui nous a trompés par ses mouvements étranges. Il en a été de même de Fava, il se serait moralement tué peu à peu s’il n’avait lui-même hâté sa mort.

— Il me semble, reprit l’autre, que vous jugez le pauvre Fava bien défavorablement. Vous avez raison lorsque vous dites qu’il était vain, maniéré, qu’il se mettait en scène beaucoup plus que son rôle, et qu’il courait après les applaudissements d’une manière peu louable ; toutefois il avait un fort joli talent, et nous ne pouvons lui refuser notre compassion en songeant qu’il a été atteint de folie, dont la principale cause a été la fatigante exagération de son jeu.

— N’en croyez rien, reprit en riant le premier. Pourriez-vous vous imaginer que c’est un excès d’amour-propre qui l’a rendu fou ? Il s’imagine qu’une princesse est éprise de lui, et il court maintenant après elle par monts et par vaux. Et il est arrivé de cette fainéantise qu’il est devenu si pauvre qu’aujourd’hui même il a dû laisser ses gants et son chapeau chez un fritolo pour un plat de mauvais macaroni.

— Que dites-vous ? reprit l’autre ; est-il possible qu’il y ait de pareilles folies ? Mais on devrait, d’une manière ou d’une autre venir en aide au pauvre Giglio, qui nous a amusés bien des soirs. Le chien d’impresario, dans la poche duquel il a fait tomber bien des ducats, devrait s’occuper de lui, et ne pas le laisser au moins dans la nécessité.

— C’est inutile, reprit le premier personnage, car la princesse Brambilla connaît sa folie et sa misère et comme les femmes non-seulement pardonnent les folies d’amour, mais les trouvent encore charmantes et les prennent en grande pitié, elle vient à l’instant même de lui faire glisser dans la poche une petite bourse pleine de ducats.

Giglio, machinalement et sans le vouloir, porta la main à sa poche en entendant les paroles de l’étranger, et il y sentit en effet une bourse remplie de pièces d’or qui résonnaient. Elles devaient lui venir de la princesse Brambilla, déesse de ses rêves, et il sentit dans tous ses membres comme une commotion électrique.

La joie de ce prodige venu si bien à propos, et qui le sortait de sa déplorable position, ne put réprimer l’effroi qui souffla sur lui son frisson glacé. Il se vit le jouet de pouvoirs inconnus, il voulut se précipiter sur les masques étrangers, mais au même instant les deux personnages qui tenaient cette conversation mystérieuse avaient disparu.

Giglio n’osait tirer la bourse de sa poche pour se convaincre plus positivement de son existence, de peur que le mirage ne s’évanouit entre ses doigts. Mais à mesure qu’il s’abandonnait plus entièrement à ses pensées, il devenait aussi plus tranquille. Il se disait que tout ce qu’il avait attribué à un jeu des pouvoirs magiques pourrait bien n’être qu’une comédie railleuse que l’aventureux et capricieux Celionati conduisait devant ses yeux par des fils invisibles. Il pensait que l’étranger lui-même avait très-bien pu, dans le mouvement de la foule, glisser une bourse dans son habit, et que tout ce qu’il avait dit de la princesse Brambilla était la conséquence de la plaisanterie que le charlatan avait entreprise. Mais tandis que le prodige devenait une chose de plus en plus naturelle, et tendait à se terminer ainsi, il sentait aussi renaître la douleur des blessures que le rude critique lui avait faites sans ménagement. L’enfer des comédiens ne contient aucun supplice qui leur déchire si profondément le cœur que leur vanité. Et même leur côté attaquable sous ce point de vue (le sentiment de leur faible) augmente, dans une amertume toujours croissante, la douleur des coups, qui fait comprendre à celui qui est atteint, lors même qu’il cherche, par tous les moyens convenables, à la maîtriser ou à l’adoucir, qu’il est réellement blessé. Ainsi Giglio ne pouvait se délivrer de la fatale image du jeune coq bariolé qui se pavane complaisamment au soleil, et il s’en tourmentait et s’en agaçait d’autant plus fort qu’il sentait dans le fond que la caricature ne manquait pas d’une certaine vérité.

Il n’est pas étonnant que dans une pareille disposition d’esprit Giglio ne fit aucune attention au théâtre et à la pantomime, même lorsque la salle retentissait des rires, des applaudissements et des cris de joie des spectateurs.

La pantomime n’était autre chose qu’une des cent, des mille variations des aventures amoureuses de l’excellent Arlequin avec sa douce Colombine. Déjà la charmante fille du vieux et riche Pantalon avait refusé la main du chevalier poudré à blanc et du sage docteur, et déclaré à qui voulait l’entendre qu’elle n’aimerait et n’épouserait personne autre que le petit homme agile, au visage noir et au justaucorps aux cent morceaux de couleurs diverses ; déjà Arlequin avait pris la fuite avec sa bien-aimée, et évité par la protection d’un charme magique les poursuites de Pantalon, de Trufaldin, du chevalier et du docteur.

L’on en était au moment où enfin Arlequin, badinant avec sa bien-aimée, est arrêté par les sbires et traîné en prison avec elle. Mais lorsque Pantalon, avec son escorte, veut se moquer du pauvre couple, lorsque Colombine, tout en larmes, l’implore à genoux en faveur de son Arlequin, celui-ci agite sa batte, et de tous côtés, de la terre, de l’air, paraissent des gens habillés de blanc, très-parés et fort beaux à voir. Ils s’inclinent devant Arlequin, et l’emportent en triomphe avec Colombine.

Pantalon, muet d’étonnement, tombe tout épuisé sur un banc de pierre qui se trouve dans la prison, et il invite le chevalier et le docteur à y prendre aussi place pour conférer avec lui sur ce qu’il reste à faire. Trufaldin se place derrière, avance sa tête entre eux, et ne veut absolument pas s’en aller, malgré les soufflets qui lui pleuvent de toutes parts. Alors ils veulent s’élever, mais ils se trouvent, par un charme magique, cloués sur le banc, qui prend en un instant deux puissantes ailes.

Toute la société s’élève dans les airs sur un monstrueux vautour en criant : — À l’aide !

Alors la prison se change en une grande salle dont les colonnes sont ornées de guirlandes de fleurs. Au milieu est un trône élevé et couvert de riches ornements. On entend une musique délicieuse de tambours, de fifres et de cymbales. Un pompeux cortège s’avance ; Arlequin arrive porté par des Maures sur un palanquin, et Colombine vient derrière sur un magnifique char de triomphe. Tous deux sont conduits au trône par des ministres richement habillés, et Arlequin élève sa batte comme un sceptre.

Tous s’inclinent pour lui rendre hommage, et l’on aperçoit aussi dans la foule Pantalon et sa suite à genoux.

Arlequin, puissant empereur, règne avec Colombine sur un magnifique et brillant royaume.

Lorsque le cortège passa sur le devant du théâtre, Giglio y jeta les yeux, et sa stupéfaction ne lui permit plus d’en détacher ses regards, car il y reconnut toutes les personnes de la suite de la princesse Brambilla, les licornes, les Maures, les dames faisant du filet sur les mulets, etc., le respectable savant dans la tulipe brillante d’or qui, en passant, leva les yeux de dessus son livre et sembla lui faire un signe de tête amical. Seulement, en place du carrosse à glaces de la princesse, venait le char triomphal découvert qui portait Colombine.

Il s’élevait dans l’âme de Giglio comme l’obscur pressentiment que cette pantomime pouvait avoir un mystérieux rapport avec ses merveilleuses aventures ; mais comme l’homme qui rêve cherche en vain à retenir les images qui se lèvent de sa personne même, ainsi Giglio ne pouvait trouver aucun moyen raisonnable d’expliquer comment ce rapport pouvait avoir lieu.

Dans le café le plus voisin, Giglio fut à même de se convaincre que l’or de la princesse Brambilla n’était pas une chimère, mais qu’il était bien frappé et de bon aloi.

— Hem ! pensa-t-il, Celionati, par compassion ou par bienveillance, m’a fait arriver cette bourse ; mais je payerai cette avance aussitôt que je recommencerai à briller sur le théâtre Argentine, et il n’y a que l’envie la plus noire, la plus implacable cabale qui puissent me jeter l’épithète de mauvais comédien.

L’idée que l’argent venait de Celionati avait un fond de probabilité, car le vieillard l’avait plus d’une fois déjà secouru dans ses moments de gêne. Toutefois il ne put s’empêcher d’être étrangement impressionné lorsqu’il aperçut ces mots brodés sur la riche bourse !

« Souvenirs de l’image de ton rêve ! »

Il considérait cette inscription tout pensif, lorsqu’on lui cria dans l’oreille :

— Enfin, je te retrouve, traître ! perfide ! monstre d’ingratitude et de fausseté !

Un docteur informe s’était emparé de lui, et prenant sans façon place à ses côtés, il continua son bavardage.

— Que voulez-vous de moi ? Êtes-vous fou, enragé ? s’écria Giglio.

Mais alors le docteur ôta son affreux masque, et Giglio reconnut la vieille Béatrice.

— Au nom du ciel, s’écria Giglio tout hors de lui, est-ce vous, Béatrice ? Où est Giacinta ? où est-elle, la charmante enfant ? Mon cœur est déchiré d’amour et de désirs ! Où est Giacinta ?

— Oui, demandez, misérable fou ! répondit la vieille d’un ton grondeur ; elle est en prison, la pauvre Giacinta, et elle y flétrit sa jeune existence, et vous en êtes la cause ; car si elle n’avait pas eu la tête pleine de vous, si elle avait pu attendre l’heure du soir, elle ne se serait pas piqué le doigt en cousant la garniture de la robe de la princesse Brambilla, et alors elle n’y aurait pas fait une vilaine tache, et le digne maître Bescapi, que l’enfer le réclame ! n’aurait pas demandé le prix du dommage, et comme elle ne pouvait payer tant d’argent, ne l’eût pas fait mettre en prison. Vous auriez pu nous venir en aide, mais monsieur le vaurien d’acteur n’a plus montré le bout de son nez !

— Halte ! interrompit Giglio. La faute en est à toi, qui n’es pas accourue vers moi pour tout m’apprendre. Ma vie appartenait à ma belle. S’il n’était pas minuit, je courrais aussitôt chez cet abominable Bescapi ; — ces ducats, — et ma bien-aimée serait libre dans une heure. Et qu’importe qu’il soit minuit ? Courons la sauver.

Et Giglio s’élança impétueusement dehors.

La vieille ricana en le voyant partir.

Comme il arrive que dans une trop grande hâte de faire une chose on oublie justement l’objet principal, Giglio s’aperçut, après avoir couru à perte d’haleine à travers les rues de Rome, qu’il avait oublié de demander à la vieille l’adresse de Bescapi, dont la demeure lui était complétement inconnue. Le destin ou le hasard voulut cependant qu’une fois arrivé sur la place d’Espagne, il s’arrêtât justement devant la maison de Bescapi, et qu’il se mit à dire à voix haute :

— Où diable peut donc demeurer Bescapi ?

Alors un inconnu le prit sous le bras et le conduisit dans une maison, en lui disant que là demeurait Bescapi, et qu’il y trouverait encore chez lui le costume qu’il avait commandé.

Une fois arrivé dans la chambre, il le pria en l’absence de maître Bescapi, de lui indiquer le costume en question, peut-être un simple domino ou toute autre chose.

Giglio entreprit cet homme, qui n’était autre qu’un honnête compagnon tailleur, et lui parla d’une manière si confuse de taches de sang, de prison, de payement, de mise immédiate en liberté, que le compagnon, tout dérouté, finit par le regarder dans les yeux sans lui répondre une seule parole.

— Malheureux ! s’écria Giglio, tu ne veux pas me comprendre. Amène-moi sur l’heure ton maître, ce chien infernal !

Et ce disant, il le saisit au collet. Alors il en arriva là comme dans la maison du signor Pasquale.

Le compagnon se mit à crier de telle sorte, que tous les gens accoururent. Bescapi entra lui-même ; mais aussitôt qu’il aperçut Giglio :

— Au nom de tous les saints ! dit-il, c’est le comédien fou, le pauvre signor Fava ; emparez-vous de lui, emparez-vous de lui !

Alors tous se jetèrent sur l’acteur et s’en rendirent facilement maîtres. On lui lia les pieds et les mains, et on le mit dans un lit. Bescapi s’approcha de lui ; alors il lui fit mille reproches sur son avarice ; il lui parla de la robe de la princesse Brambilla, de gouttes de sang, de payement, etc.

— Tranquillisez-vous, mon cher signor Giglio, lui dit doucement Bescapi. Laissez aller tous les fantômes qui vous assiégent, tout à l’heure vous serez beaucoup mieux.

L’idée de Bescapi s’expliqua bientôt, car un chirurgien entra, et, malgré toute sa résistance, saigna le pauvre Giglio. Épuisé de toutes les aventures de la journée et de la perte de son sang, il tomba dans un évanouissement mêlé de sommeil. Lorsqu’il s’éveilla, tout était dans une nuit profonde, et il eut peine à se rappeler ce qui venait de lui arriver tout récemment. Il sentit qu’il était garrotté, mais sa faiblesse l’empêchait de se mouvoir.

À travers une fente qui se trouvait vraisemblablement sur une porte, une faible lueur pénétra dans la chambre, et il lui sembla distinguer le souffle d’une respiration pénible et puis un léger murmure qui formait enfin ces mots intelligibles :

— Est-ce vous, cher prince ? Et dans cet état, si petit, si petit que vous pourriez entrer dans ma boîte de confitures. Mais ne croyez pas que je vous estime, que je vous révère moins pour cela ? Ne sais-je pas que vous êtes un homme charmant et convenable, et qu’en ce moment je fais un rêve ? Ayez la bonté de vous montrer à moi demain, ne fût-ce que sous l’apparence d’une voix. Si vous jetez les yeux sur moi, votre pauvre servante, alors cela pourrait arriver, comme autrefois.

Et les mots s’éteignirent de nouveau dans un murmure indistinct.

La voix avait quelque chose de très-agréable et de très-doux. Giglio se sentit comme frissonner d’un secret effroi, et lorsqu’il s’appliquait à écouter attentivement, un bruit semblable au clapotement d’une source l’engourdit comme le balancement d’un berceau et le conduisit au sommeil.

Le soleil éclairait brillamment la chambre lorsque Giglio fut éveillé par une légère secousse. Maitre Bescapi était devant lui, et lui dit en lui prenant les mains :

— N’est-ce pas que vous vous trouvez mieux, mon cher signor ? Oui, grâce au ciel. Vous êtes toujours un peu pâle mais votre pouls est tranquille. Le ciel vous a conduit chez moi dans un mauvais paroxysme, et il m’a permis de pouvoir vous rendre un petit service, à vous, le meilleur comédien de Rome, dont la perte nous a tous profondément affligés.

Les derniers mots de Bescapi furent certainement un baume efficace pour ses récentes blessures. Toutefois Giglio répondit d’un ton sérieux et assez sombre :

— Signor Bescapi, je n’étais ni fou ni malade lorsque je suis entré dans votre maison. Vous avez eu le cœur assez dur pour faire jeter en prison la pauvre Giacinta Soardi, ma tendre fiancée, parce qu’elle vous a gâté une robe ; non, je veux dire parce qu’elle avait sanctifié une robe en l’arrosant de quelques gouttes de l’ichor d’or de ses doigts roses qu’une aiguille avait blessé, et qu’elle ne pouvait payer le vêtement. Dites-moi à l’instant même ce que vous exigez, je vous payerai de suite, et aussitôt nous irons ensemble tirer la charmante, la douce enfant de la prison où votre avarice la fait languir.

Alors Giglio se leva du lit aussi vite que ses forces le lui permirent, et tira de sa poche la bourse de ducats qu’il était prêt, s’il le fallait, à vider tout entière.

Bescapi le regardait avec de grands yeux.

— Signor Giglio, lui dit-il, comment pouvez-vous vous mettre de pareilles balivernes dans l’esprit ? Je ne comprends pas un mot à votre robe, à votre tache de sang et à votre histoire de prison.

Mais lorsque Giglio lui eut de nouveau raconté tout ce que Béatrice lui avait dit, et surtout lorsqu’il lui eut dépeint la robe qu’il avait vue chez Giacinta, alors Bescapi lui dit que la vieille s’était moquée de lui, qu’il avait en effet donné à faire à Giacinta une belle robe tout à fait semblable à celle que Giglio avait vue, mais qu’il n’y avait pas un seul mot de vrai dans toute l’histoire qu’il lui avait racontée.

Giglio ne put douter de ce que lui disait Bescapi, puisque celui-ci, à son grand étonnement, refusait l’or qu’il lui offrait ; mais il resta convaincu que c’était encore une conséquence de l’aventure magique dans laquelle il se trouvait enveloppé. Ce qu’il eut de mieux à faire fut de quitter maître Bescapi et d’attendre le moment heureux qui conduirait dans ses bras Giacinta, pour laquelle il était enflammé d’un nouvel amour.

Devant la porte de Bescapi se tenait une personne qu’il aurait désirée à cent lieues de là, c’est-à-dire le vieux Celionati.

— Eh ! vous êtes pourtant une bonne âme, lui dit celui-ci, de vouloir sacrifier les ducats que vous a jetés la faveur du sort pour une bien-aimée qui n’est plus votre bien-aimée.

— Vous êtes un homme terrible, épouvantable ! répondit Giglio. Pourquoi vous mêlez-vous dans ma vie ? Dans quel but voulez-vous vous emparer de mon être ? Vous faites parade d’une science qui coûte peut-être peu de peine à acquérir. Vous m’entourez d’espions qui épient toutes mes démarches. Vous me tourmentez de nouveau. Je dois à vos mille artifices la perte de Giacinta et de ma place.

— Voilà, dit en riant Celionati, qui récompense de l’intérêt que l’on prend à très-haut personnage, monsieur le comédien Giglio Fava. Pourtant, mon fils, tu as besoin d’un tuteur qui te guide dans le chemin qui doit te conduire au but.

— Je suis majeur, répondit Giglio, et je vous prie, monsieur le charlatan, de m’abandonner tout à fait à moi-même.

— Ho ! ho ! répondit Celionati, pas tant d’orgueil, s’il vous plaît ! Comment ? quand j’avais pour toi les meilleures intentions ; quand je voulais te donner le plus grand bonheur terrestre ; quand je voulais m’entremettre entre toi et la princesse Brambilla !

— Ô Giacinta ! Giacinta ! oh ! malheureux que je suis de t’avoir perdue ! s’écria Giglio hors de lui. Ai-je eu jamais dans ma vie une journée qui m’ait apporté autant d’infortunes que celle d’hier ?

— Bon ! bon ! dit Celionati en cherchant à le calmer ; mais ce jour ne fut pas aussi infortuné que vous voulez bien le dire. Les bons avis que vous avez reçus au théâtre pourront vous être très-salutaires lorsque vous les envisagerez plus tranquillement. Vous n’aviez véritablement pas encore laissé vos gants, votre chapeau et votre manteau en gage pour un plat de grossier macaroni. Vous vîtes la plus magnifique représentation, si magnifique qu’on la nommerait à juste titre la première du monde, parce qu’elle exprime, sans employer de paroles, les choses les plus profondes ; et puis vous avez trouvé dans votre poche les ducats dont vous aviez certainement besoin.

— Ils viennent de vous, je le sais, interrompit Giglio.

— Et quand cela serait, continua Celionati, cela ne changerait en rien la chose.

— En résumé, vous recevez de l’or, vous remettez votre estomac sur un bon pied, vous trouvez heureusement la maison de Bescapi, on vous fait une saignée qui vous était bien nécessaire, et vous vous endormez sous le même toit que votre bien-aimée.

— Que dites-vous ? s’écria Giglio ; ma bien-aimée… j’ai passé la nuit sous le même toit que ma bien-aimée ?

— C’est la vérité, répondit Celionati ; regardez en haut.

Giglio leva la tête, et il se sentit le cœur percé de mille traits lorsqu’il aperçut sur le balcon la belle Giacinta plus élégamment parée, plus jolie, plus ravissante que jamais il ne l’avait vue ; la vieille Béatrice était derrière elle.

— Giacinta ! ma Giacinta ! ma vie ! s’écria-t-il plein d’ardents désirs.

Mais Giacinta lui jeta un regard de mépris et quitta le balcon ; la vieille Béatrice suivit ses pas.

— Elle persévère dans sa maudite smorfiosita, dit tristement Giglio ; mais tout cela s’arrangera.

— Difficilement, interrompit Celionati ; mon bon Giglio, vous ne savez pas que, dans le même temps que vous aspiriez de la manière la plus hardie à la possession de la princesse Brambilla, un joli et charmant petit prince faisait la cour à votre donna, et selon toute apparence…

— Par tous les diables de l’enfer ! s’écria Giglio, le vieux satan, la Béatrice a vendu la pauvre petite. Mais j’empoisonnerai cette femme impie avec de la mort aux rats ; je plongerai un poignard dans le cœur du prince maudit.

— Laissez tout cela, mon bon Giglio, interrompit Celionati ; retournez tranquillement chez vous, et faites-vous encore un peu saigner quand ces mauvaises idées vous reviendront. Dieu vous conduise ! Nous nous reverrons au Corso.

Et Celionati s’éloigna rapidement à travers les rues voisines.

Giglio resta immobile et comme cloué à la même place, jeta des regards furieux vers le balcon, grinça les dents et murmura les malédictions les plus affreuses. Mais lorsque le maître Bescapi mit la tête à la fenêtre et l’invita poliment à monter chez lui pour se préparer contre la nouvelle crise qui semblait encore le menacer, il lui jeta, en le croyant d’intelligence avec la vieille dans le complot tramé contre lui les mots de :

— Accoupleur damné !

Et il s’éloigna en courant comme un furieux.

Dans le Corso il rencontra plusieurs de ses anciens camarades avec lesquels il entra dans un cabaret voisin pour noyer tout son dépit, tous ses chagrins d’amour inconsolables, dans les flots de feu du vin de Syracuse.

Une résolution de ce genre n’est pas de celles que l’on doit généralement conseiller, car cette ardeur qui étouffe le chagrin lance des flammes inextinguibles qui brûlent l’intérieur que l’on voudrait préserver ; mais cette fois elle réussit parfaitement à Giglio.

Dans les gaies causeries avec ses compagnons, dans leurs souvenirs de toutes sortes, leurs joyeuses aventures de théâtre, il oublia réellement ses ennuis nombreux. Ils résolurent en se séparant de venir le soir dans le Corso avec les déguisements les plus bizarres qu’ils pourraient imaginer.

Le costume que Giglio avait déjà porté lui sembla suffisamment excentrique ; cette fois seulement il ne rejeta pas le large pantalon et porta en outre son manteau par derrière comme embroché dans un bâton, de manière qu’il faisait l’effet d’un drapeau qui lui sortait du dos. Ainsi paré, il fendit le courant de la foule et s’abandonna tout entier à la gaieté, sans penser davantage ni à l’image de son rêve ni à sa bien aimée perdue.

Mais il resta comme enraciné à la même place lorsque, non loin du palais Pistoja, une haute et noble figure se trouva en face de lui, couverte du magnifique costume dans lequel il avait vu Giacinta. Pour mieux dire, il crut voir vivante devant lui l’apparition de son rêve. Une commotion semblable à un coup de foudre agita ses membres ; mais, sans qu’il sût trop comment, l’embarras, l’inquiétude causés par les désirs d’amour qui gênent ordinairement l’esprit lorsque l’on se trouve tout à coup en face de celle que l’on aime disparurent pour faire place à un badin courage, imprégné d’une joie comme jamais il ne s’en était senti dans le cœur.

Le pied droit en avant, la poitrine effacée, les épaules rentrées, il se mit dans la plus charmante des postures qu’il eût jamais trouvée dans ses rôles tragiques, ôta de dessus sa perruque roide son bonnet orné de longues plumes de coq pointues, et dit, en conservant le ton ronflant qui convenait à son déguisement, et en regardant fixement à travers ses lunettes la princesse de Brambilla (car c’était elle, à n’en pas douter) :

— La plus belle des fées, la plus majestueuse des déesses se promène sur la terre. Une cire envieuse cache sa beauté triomphante, mais mille éclairs s’élancent en gerbes de l’éclat qui l’entoure, et ils pénètrent le cœur du vieillard et le cœur du jeune homme, et tous, enflammés de ravissement et d’amour, rendent hommage à la femme venue des cieux.

— De quelle comédie sonore, reprit la princesse, avez-vous tiré toutes ces belles phrases, monsieur Pantalon ? capitano ou tout autre personnage qu’il vous plaira. Mais dites-moi, avant tout, quelle est la victoire fameuse annoncée par les trophées que vous portez si orgueilleusement sur le dos ?

— Ce ne sont pas des trophées, car je combats encore pour la victoire. C’est l’étendard de l’espérance, du désir langoureux pour celle à qui j’ai fait le serment de ma foi ! C’est le signe d’une capitulation sans conditions que j’ai dû arborer ! C’est le : Ayez pitié de moi que les airs doivent vous apporter en agitant ces plis. Prenez-moi pour votre chevalier, princesse, et alors je veux combattre, vaincre, et porter ces trophées pour la gloire de votre nom et de votre beauté !

— Si vous voulez être mon chevalier, dit la princesse, prenez les armes convenables, couvrez votre tête du menaçant casque des batailles, saisissez le large et fidèle glaive. Alors j’aurai confiance en vous.

Si vous voulez être ma dame, répondit Giglio, l’Armide de Renaud, soyez-la tout à fait ; quittez cette brillante parure qui me trouble et m’oppresse comme un charme dangereux. Cette brillante tache de sang…

— Vous êtes fou ! s’écria vivement la princesse ; et laissant là Giglio, elle s’éloigna rapidement.

Il semblait à Giglio que ce n’était pas lui qui avait parlé à la princesse, et qu’il avait dit sans le vouloir des paroles qu’il n’avait pas eues dans l’idée. Il fut sur le point de croire que les signori Pasquale et Bescapi avaient raison l’un et l’autre en le regardant comme un peu faible de cerveau. Mais comme au même instant un cortège de masques s’approchait, qui représentait dans les plus bizarres excentricités les plus affreuses créations de la fantaisie, et qu’il reconnut à l’instant ses camarades, il reprit toute sa gaieté.

Il se mêle aux danseurs et aux faiseurs de cabrioles en criant à voix haute :

— Approchez ! approchez fantômes moqueurs ! approchez esprits malins de la raillerie éhontée, je suis à vous, et vous pouvez me regarder comme des vôtres.

Giglio crut remarquer parmi ses camarades le vieillard de la bouteille duquel s’était élancée l’image de Brambilla. Avant qu’il eût le temps de se reconnaître, celui-ci le saisit, tourna avec lui en rond, et en lui criant en même temps dans tes oreilles :

— Je te tiens ! Je te tiens !


III.


Des blondes têtes qui osent trouver les polichinelles ennuyeux et de mauvais goût. — Divertissements allemands et italiens. — Comment Celionati, assis au café Grec, prétendit n’être pas au café Grec, mais sur les rives du Gange parisien, à la Râpée. — Étonnante histoire du roi Ophioch, qui régnait sur le pays d’Urdargarten et de la reine Eiris. — Comment le roi Caphetuov épousa une mendiante. — Comment une grande princesse courut après un mauvais comédien, et comment Giglio s’attacha au café un sabre de bois et courut le Corso avec cent masques, jusqu’à ce qu’enfin il restât tout à coup immobile, parce que son moi se mettait à danser.


— Vous, têtes blondes ! vous, yeux bleus ! vous, orgueilleux jeunes gens, dont le — Bonsoir, ma belle enfant ! — prononcé en voix de basse effraye la servante la plus effrontée, votre sang glacé par une éternelle gelée d’hiver peut-il bien reprendre son cours au tiède souffle de la tramontana, ou à l’ardeur d’un serment d’amour ? Pourquoi parlez-vous si haut de vos immenses jouissances de la vie, et de votre fraîche ardeur de l’existence lorsque vous ne trouvez en vous aucun sentiment pour le plus fou, le plus amusant amusement de tous les amusements que vous offre richement notre carnaval béni, lorsque vous osez trouver parfois notre brave polichinelle ennuyeux et de mauvais goût, et lorsque enfin vous flétrissez du nom de démence les plus réjouissantes monstruosités enfantées par la moquerie rieuse ?


Dans un clin d’œil l’impresario emporta l’amoroso comme un tourbillon.

Ces paroles étaient prononcées par maître Celionati, qui, selon son habitude, était venu prendre au café Greco son repas du soir, et s’était placé au milieu des artistes allemands qui ont l’habitude de fréquenter cet établissement, situé dans la rue des Condotti, et s’y permettent de violentes critiques sur les excentricités du carnaval.

— Comment pouvez-vous parler ainsi, maître Celionati ? reprit le peintre allemand Franz Reinhold ; cela s’accorde peu avec ce que vous dites parfois de flatteur sur la manière d’être et les idées des Allemands. Il est vrai que vous nous avez toujours fait un reproche d’exiger de toute plaisanterie qu’elle renferme une signification cachée sous la plaisanterie même.

Je veux vous donner raison, mais dans une manière de voir toute différente de la vôtre. Dieu vous préserve de croire que l’ironie ne peut exister chez nous que marchant de front avec l’allégorie ! vous seriez dans une grande erreur. Nous voyons parfaitement que chez vous autres Italiens la plaisanterie pure et simple est plus goûtée que chez nous, mais vous me permettrez d’établir bien clairement la différence que je trouve entre votre plaisanterie, ou, pour parler plus exactement, entre votre ironie et la nôtre.

Eh bien ! nous parlions tout à l’heure des masques drolatiques qui se promènent dans le Corso, et là je peux vous faire une espèce de parallèle.

Lorsque je vois un drôle de corps exciter les rires du peuple par d’affreuses grimaces, il me semble qu’une figure originale visible pour lui seul lui adresse des paroles, et que, n’en comprenant pas le sens, il se contente d’imiter les gestes de cette apparition, ce qui arrive dans la vie réelle quand on se fatigue à suivre, en cherchant à se l’expliquer, un discours incompréhensible ; seulement ces gestes reproduits deviennent exagérés par l’effet même de la fatigue que l’on éprouve.

Notre plaisanterie, à nous, c’est le langage de cette apparition qui s’entend dans notre cœur, et alors le geste se conforme nécessairement au principe profond de cette ironie, comme la roche profondément cachée sous les eaux force le torrent, lorsqu’il court au-dessus d’elle, à se rider à sa surface. Ne croyez pas, maître Celionati, que je n’aime pas la bouffonnerie, même lorsqu’elle n’a qu’une face extérieure et ne tire ses motifs que du dehors, et que je n’accorde pas à votre peuple une fougue surabondante pour donner une âme à ces mêmes bouffonneries. Mais pardonnez-moi, Celionati, si je prétends que pour rendre la bouffonnerie supportable, il faut qu’elle soit accompagnée d’une bonne humeur qui, selon moi, manque complétement à vos comiques romains. Cette bonne humeur, qui conserve pure notre raillerie, est étouffée chez vous par le principe d’obscénité que font soulever votre polichinelle et cent autres masques de ce genre, et alors tant de farces et de drôleries sont coudoyées par les affreuses furies de la colère, de la haine et du désespoir, qui vous portent au délire et à l’assassinat. Lorsque à ce jour du carnaval, où chacun porte une lumière et cherche à éteindre celle des autres, au milieu des cris de la joie la plus déréglée et des plus bruyants éclats de rire, tout le Corso tremble sous le cri sauvage de : — Ammazzato sià, chi non porta moccolo — (que l’on tue celui qui ne porte pas de lumière), — alors, croyez-moi, Celionati, dans le moment où moi-même, entraîné plus que tout autre peut-être par l’enivrante folie de ce peuple, je souffle tout autour de moi, et je crie : Ammazzato sià ! (que l’on tue ! ), un secret effroi me saisit, et devant lui s’efface la bonne et bienveillante humeur qui est le propre de notre caractère allemand.

— Bonne humeur ! s’écria Celionati en riant ; bienveillance ! dites-moi seulement, monsieur le bienveillant Allemand, ce que vous pensez des masques de notre théâtre, par exemple, de notre Pantalon, de notre Brighella, de notre Tartaglia.

— Eh ! répondit Reinhold, selon moi, ces masques offrent une mine inépuisable de la plus amusante raillerie, de l’ironie la plus directe, je pourrais presque dire du caprice le plus hardi ; mais je pense qu’ils s’adressent plutôt aux apparences extérieures de la vie humaine qu’à la nature humaine même ; ou pour parler plus clairement et en moins de mots, plutôt aux hommes qu’à l’homme. Au reste, je vous prie, Celionati, de ne pas me croire en démence si je doute un peu de trouver dans votre nation des hommes doués d’une humeur très-sérieuse. L’Église invisible ne connaît pas la différence des nations, elle a partout ses adeptes ; et je vous dirai, maître Celionati, que depuis longtemps votre manière d’être nous paraît particulièrement étrange : tantôt vous gesticulez devant le peuple comme un vrai charlatan, et tantôt, oubliant l’Italie, vous vous plaisez dans notre société et vous nous réjouissez par de singuliers récits qui captivent notre intérêt, et puis, tout en folâtrant, tout en contant, vous avez l’art de nous enlacer dans d’étranges liens magiques et de nous y retenir. Dans le fait le peuple a raison de dire de vous que vous êtes un maître sorcier. Moi, pour ma part, je pense que vous appartenez à l’Église invisible, qui compte de singuliers membres, bien que tous appartiennent au même corps.

— Que pensez-vous de moi, maître peintre ? répondit vivement Celionati. Savez-vous tous bien à coup sûr si, pendant que je jase inutilement ici, au milieu de vous, de choses où nul d’entre vous ne comprend rien, vous ne contemplez pas le clair miroir de la source de l’Urdar, et si Eiris ne jette pas sur vous un gracieux sourire ?

— Ho ! ho ! s’écrièrent-ils tous, le voilà lancé dans ses écarts ! allons, en avant, maître sorcier, en avant !

— L’intelligence ne se trouve-t-elle donc que dans le peuple ? s’écria Celionati en frappant si fortement sur la table, que tout le monde se tut tout d’un coup. L’intelligence ne se trouve-t-elle que dans le peuple ? continua-t-il plus tranquillement ; que parlez-vous d’écarts ? que parlez-vous de danses ? Je vous demande ce qui vous garantit que dans ce moment je suis véritablement assis au milieu de vous, vous tenant des conversations que vous croyez n’écouter qu’avec les oreilles, tandis qu’un malin esprit de l’air vous agace peut être en riant. Êtes-vous bien sûr que le Celionati auquel vous voulez prouver que les Italiens ne comprennent pas l’ironie ne se promène pas dans ce moment sur les bords du Gange, en cueillant des fleurs pour les arranger à la Râpée de Paris pour le nez de quelque mystique idole ? ou bien qu’il ne parcourt pas les sombres et effrayants tombeaux de Memphis pour demander au plus ancien des rois le pouce de son pied droit pour un usage pharmaceutique destiné à la plus fière princesse du théâtre Argentine ; ou bien encore qu’il n’est pas assis à la source de l’Urdar, échangeant de sérieuses paroles avec l’enchanteur Ruffiamonte, son plus ancien ami ?

Mais n’allons pas plus loin, je veux véritablement agir comme si Celionati était assis ici dans le café grec, et vous raconter les histoires du roi Ophioch, de la reine Eiris, du miroir des eaux de la source Urdar, si vous voulez entendre de semblables choses.

— Parlez, Celionati, dit un des jeunes artistes ; je vois d’ici que c’est un de vos récits assez fous, assez aventureux, mais après tout agréables à entendre.

— Que personne de vous, dit Celionati, ne s’imagine que je veuille étaler de folles divagations que l’on puisse mettre en doute. Croyez bien que tout s’est passé comme je vais vous le dire. Le moindre doute doit cesser d’ailleurs, lorsque je viens vous assurer que j’ai appris tout ceci de la bouche même de mon ami Ruffiamonte, qui y joue en quelque sorte le rôle principal. Il y a deux cents ans à peine que, parcourant ensemble les volcans de l’Islande pour y chercher un talisman né du feu et des eaux, nous parlâmes beaucoup de la source Urdar.


— Va chez toi te coucher, maraud.
— Malhonnête ! s’écria Giglio.——

Ainsi ouvrez vos oreilles et vos esprits.

Qu’il te plaise ici, bienveillant lecteur, d’écouter une histoire qui paraît tout à fait en dehors de notre sujet, mais que j’ai entrepris de te raconter comme un épisode que t’en pourrait passer au besoin. Mais comme on arrive quelquefois subitement au but que l’on avait déjà perdu des yeux en suivant un chemin qui paraissait devoir vous égarer, il pourrait bien aussi se faire que cet épisode, chemin trompeur en apparence, nous conduisit au beau milieu de notre histoire principale.

Veuillez donc agréer, ô mon lecteur, l’étonnante


histoire du roi ophioch et de la reine eiris

Il y a longtemps, bien longtemps, dans un temps qui suivait la création du monde comme le mercredi des Cendres suit le mardi gras, que le jeune roi Ophioch régnait sur le pays Urdargarten. Je ne sais si l’Allemand Busching a décrit le pays Urdargarten avec quelque exactitude géographique, mais toujours est-il que l’enchanteur Ruffiamonte m’a cent fois assuré qu’il appartenait aux pays les plus favorisés qui ont jamais existé et qui existeront jamais. Il y avait là de si beaux trèfles, de si magnifiques prairies que l’animal paissant le plus gourmet n’avait aucune envie de quitter cette chère patrie ; il s’y trouvait aussi d’immenses forêts ornées d’arbres et de plantes de gibier magnifique, et embaumées de parfums si doux, que les vents du matin et du soir ne pouvaient se lasser de les parcourir. Le pays fournissait du vin, de l’huile et des fruits en abondance et d’une parfaite qualité ; des eaux argentées sillonnaient les campagnes ; les montagnes donnaient de l’argent et de l’or, et, comme les hommes, véritablement riches, se vêtaient simplement d’une verdure rougeâtre et foncée ; et si l’on voulait se donner la moindre peine, on trouvait en grattant le sable les plus belles pierres précieuses, qui pouvaient, si l’on voulait les utiliser, fournir des boutons de chemise et de gilet ; si l’on n’y voyait pas des palais de marbre et d’albâtre, dans de belles villes bâties en briques, cela tenait à ce que la civilisation n’avait pas encore persuadé aux hommes qu’il est plus confortable d’être assis dans un fauteuil et protégé par d’épaisses murailles, que de demeurer sur le bord d’un ruisseau murmurant, dans une petite cabane entourée de bruyants ombrages, et de s’exposer au risque qu’un arbre effronté vienne fouetter la fenêtre de son feuillage et mêler son langage à tout, comme un hôte que l’on n’a pas invité, ou bien que la vigne et le lierre jouent chez vous le rôle de tapissier.

Il arriva aussi que les habitants du pays d’Urdargarten, qui étaient d’excellents patriotes, aimaient beaucoup leur roi, même quand ils ne le voyaient pas précisément, et qu’ils criaient, même dans les jours qui n’étaient pas son jour de naissance :

— Vive notre roi Ophioch ! qu’il soit le plus heureux monarque du monde !

Cela aurait pu être en effet, s’il n’avait été, ainsi que beaucoup de gens du pays, que l’on regardait comme les plus sages, attaqué d’un accès d’une tristesse particulière qui ne lui permettait de goûter aucun plaisir au milieu de toutes ses magnificences.


Le vieux Celionati.

Le roi Ophioch était un jeune homme d’esprit ; ses vues étaient pures, sa raison grande, et il avait même un sentiment poétique. Ceci paraîtra peut-être incroyable et inadmissible, mais il faut faire la part du temps où il vivait. Peut-être aussi l’âme du roi Ophioch répétait-elle comme un écho des accords de ce temps reculé de bonheur ineffable, où la nature, caressant l’homme comme son nourrisson bien-aimé, lui donnait l’intuition immédiate de tout être avec l’intelligence du plus haut idéal et de la plus pure harmonie. Ainsi ce roi croyait entendre des voix ravissantes lui parler dans le mystérieux frisson de la forêt, dans le murmure des ruisseaux et des sources ; il lui semblait que les nuages étendaient vers lui sur terre leurs grands bras blancs pour l’embrasser, et sa poitrine se gonflait d’un ardent désir.

Mais tout cela bientôt se mêlait comme un songe confus, et il sentait l’air froid du battement des ailes de fer du démon terrible qui l’avait mis en discorde avec sa mère, et il se voyait dans sa colère abandonné par elle sans retour. Les voix des forêts et des montagnes lointaines qui éveillaient naguère le désir et un doux pressentiment d’un bonheur passé, répétaient les railleries de ce noir démon. Mais le souffle brûlant de ces railleries enflammait dans le cœur du roi Ophioch l’idée que cette voix du démon était la voix de sa mère irritée, qui s’efforçait dans son inimitié d’anéantir son fils unique endurci.

Comme nous l’avons dit, plusieurs gens du pays comprenaient la mélancolie de leur roi, et en la comprenant ils l’éprouvaient aussi. Mais cette triste disposition d’esprit ne pénétrait pas le moins du monde dans le conseil d’État, qui, pour le bien du royaume, demeurait en pleine santé. Et dans les effets de cette pleine-santé, ce conseil crut comprendre que rien ne pourrait tirer le roi Ophioch de ses tristes accès, qu’un heureux mariage avec une épouse belle et surtout d’humeur très-gaie. On jeta les yeux sur la princesse Eiris, fille d’un roi voisin.

La princesse Eiris en effet était aussi belle que peut l’être la fille d’un roi. Bien que tout ce qui l’entourait, tout ce qu’elle voyait, tout ce qu’elle apprenait, passât dans son esprit sans laisser de trace, elle riait constamment, et comme dans le pays Hirdargarten (c’était le nom du royaume de son père) on trouvait aussi peu de motifs à sa gaieté, qu’on n’en trouvait à la tristesse du roi Ophioch dans le pays Hirdargarten, on en conclut, que ces deux âmes royales étaient spécialement créées l’une pour l’autre.

Au reste, le seul plaisir de la princesse, ce qu’elle regardait du moins comme son plus véritable plaisir, était de faire du filet, entourée de ses dames d’honneur, qui faisaient du filet comme elle, de même que le plaisir du roi Ophioch était, au sein de la plus sauvage solitude de tendre des pièges aux animaux de la forêt.

Le roi Ophioch n’avait absolument rien à objecter contre l’épouse qu’on lui proposait. Le mariage paraissait être pour lui une affaire d’État qui l’intéressait fort peu et dont il laissait le soin à ses ministres, qui s’en occupaient avec une activité extrême. Les préparatifs furent faits avec toute la pompe possible, et tout alla à souhait, à ce petit incident près, que le poëte de la cour, auquel le roi Ophioch jeta à la tête ses vers sur le mariage, tomba sur-le-champ, de colère et d’effroi, dans une malheureuse folie, et s’imagina qu’il était le sentiment poétique, qu’il lui défendait de rimer à tout jamais, et le rendait incapable de remplir à l’avenir sa place de poëte de la cour.

Des semaines, des lunes se passèrent, et aucune marque d’un changement d’humeur ne se faisait voir chez le roi Ophioch. Les ministres, auxquels la reine toujours riante plaisait beaucoup, consolèrent le peuple et se consolèrent eux-mêmes en disant :

— Cela viendra !

Mais cela ne vint pas car le roi Ophioch devint de jour en jour plus sombre et plus triste qu’il n’avait jamais été, et ce qu’il y eut de plus terrible, c’est qu’il se forma en lui une profonde aversion contre la souriante reine. Celle-ci au reste ne paraissait pas s’en apercevoir, et il était facile de voir qu’elle ne s’occupait de rien au monde si ce n’est des mailles de ses filets.

Un jour le roi Ophioch arriva à la chasse dans une sauvage partie de la forêt. Une tour de pierres noires, vieille comme l’origine du monde, semblait s’être lancée des rochers et s’élevait haut dans les airs. Un sourd mugissement courut dans les têtes des arbres, et du fond du précipice de rochers répondirent les hurlements d’une douleur qui déchirait l’âme.

Le cœur du roi Ophioch, dans cet endroit horrible, fut ému d’une manière étrange. Il lui semblait que, dans ces accents épouvantables de la plus profonde douleur brillait un espoir de réconciliation, et ce n’étaient plus pour lui les cris de la colère railleuse, mais bien la plainte touchante de la mère sur son fils endurci et perdu pour elle ; et cette plainte lui apportait l’idée consolante que sa mère cesserait d’être toujours irritée contre lui.

Tandis que le roi Ophioch était là, perdu dans ses pensées, un aigle fendit les airs avec bruit, et plana sur les créneaux de la tour. Le roi saisit involontairement son arbalète, et envoya une flèche à l’aigle ; mais le trait, au lieu de frapper l’oiseau, alla s’enfoncer dans la poitrine d’un vieillard vénérable, que le roi remarqua seulement alors sur les créneaux. Celui-ci fut saisi d’effroi lorsqu’il s’aperçut que la tour était l’observatoire des étoiles qui, ainsi que le disait une légende, était autrefois visité, dans les nuits pleines de mystère, par les anciens monarques du pays, d’où ils annonçaient au peuple, comme médiateurs entre lui et le maitre de toute chose, la volonté du Très-Haut.

Le roi Ophioch remarqua donc qu’il se trouvait dans ce lieu évité de tous parce que l’on prétendait que le vieux Magnus restait plongé depuis mille ans dans le sommeil au sommet de la tour, et que lorsqu’il se réveillerait, les éléments en courroux entreraient dans une lutte qui causerait la destruction du monde.

Le roi Ophioch, dans son trouble, était sur le point de défaillir, lorsqu’il sentit qu’on le touchait légèrement.

Le grand Magnus était devant lui.

Il tenait à la main la flèche qui avait traversé sa poitrine, et il dit, tandis qu’un doux sourire illuminait les traits sévères de sa figure vénérable :

– Tu m’as tiré d’un long sommeil, roi Ophioch ! je t’en remercie ; cela est arrivé au bon moment, car c’est justement l’heure où je me rends dans l’Atlantide pour recevoir des mains d’une reine puissante le présent qu’elle m’a promis comme un gage de réconciliation, et ce présent enlèvera de ton cœur l’aiguillon destructeur qui le déchire. La pensée troublait l’intuition, mais l’intuition nouvellement née, ce fœtus même de la pensée, sort rayonnante du prisme de cristal vers lequel s’est élancé le fleuve de feu enlacé dans son intime lutte avec le poison ennemi.

Adieu, roi Ophioch, dans treize fois treize lunes tu me reverras ; je t’apporterai le beau don de ta mère apaisée qui doit changer en immense plaisir tes amères douleurs et devant ces transports de joie se fondront, comme devant une fournaise, les grilles de fer de la prison où les démons les plus acharnés tiennent enfermée depuis si longtemps la reine Eiris.

Adieu, roi Ophioch !

Le vieux Magnus s’éloigna du jeune roi en prononçant ces mystérieuses paroles, et il disparut dans l’épaisseur de la forêt.

La tristesse et la mélancolie du roi disparurent à partir de ce jour. Les paroles du vieux Hermod s’étaient profondément gravées dans son âme. Il les répéta à l’astrologue de la cour, pour qu’il lui en expliquât le sens, qu’il ne pouvait comprendre. L’astrologue lui dit qu’il n’y avait là aucune signification cachée qu’il n’existait ni prisme ni cristal, ou que pour le moins de telles choses ne pouvaient, et chaque pharmacien saurait le lui dire, être formées par le fleuve de feu et par le poison ennemi, et que quant à la pensée et à l’intuition nouvellement créée, dont il était question dans les discours embrouillés d’Hermod, c’étaient de ces choses qui devaient forcément rester incomprises, par la raison qu’il n’y avait ni astrologue ni philosophe un peu comme il faut qui s’adonnât à l’étude de l’idiome insignifiant du rude moyen âge, employé par Magnus Hermod.

Le roi Ophioch fut très-mécontent de ce discours, et il entra dans une grande colère contre l’astrologue, et il fut heureux pour celui-ci qu’il ne trouvât rien à lui jeter à la tête, comme le recueil de vers qu’il avait lancé au malheureux poëte de la cour.

Ruffiamonte prétend, mais la chronique garde le silence à ce sujet, que le roi Ophioch qualifia l’astrologue du nom d’âne.

Mais comme les paroles mystiques de Magnus Hermod ne pouvaient sortir de la mémoire du jeune prince toujours pensif, il résolut d’en trouver par lui-même, et à tout prix, la signification. Il fit graver en lettres d’or sur une table de marbre : « La pensée trouble l’intuition » et les autres paroles prononcées par Magnus, et il fit sceller cette table dans le mur d’une salle sombre et retirée de son palais. Il s’assit devant cette table, sur un lit de repos bien mollement rembourré, s’appuya la tête dans ses deux mains et se livra, tout en considérant l’inscription, à des méditations profondes.

Il arriva que la reine Eiris passa, par un grand hasard, dans la salle où se trouvait le roi méditant devant l’inscription. Bien que, selon son habitude, elle se mît à rire si fort que les murs en tremblèrent, le roi ne parut pas remarquer le moins du monde sa chère épouse si gaie, et il ne détourna pas les yeux de la table de marbre.

La reine Eiris y attacha enfin aussi son regard. À peine eut-elle lu les mots mystérieux, qu’elle cessa de rire et qu’elle tomba silencieuse sur le lit de repos, auprès du roi ; et, après que tous deux eurent fixé l’inscription pendant un certain temps, ils commencèrent à bâiller de plus fort en plus fort, fermèrent les yeux, et tombèrent dans un sommeil si profond que nul art humain ne fut capable de les en tirer. On les eût pris pour des gens privés de la vie, et on les eût portés avec les cérémonies d’usage dans les sépultures royales du pays d’Urdargarten, si le léger souffle de leur respiration, le battement de leur pouls et la couleur de leur visage n’eussent donné des preuves certaines de leur existence. Mais, comme ils n’avaient pas encore de postérité, le conseil d’État prit la détermination de régner au lieu et place du roi Ophioch, et il s’y prit avec tant d’adresse, que personne ne soupçonna même la léthargie du roi.

Treize fois treize mois étaient écoulés depuis le jour où le roi avait eu avec Magnus Hermod son important entretien, lorsque les habitants du pays Urdargarten virent le plus magnifique spectacle qui pût exister.

Le grand Magnus Hermod descendit sur un nuage de feu, entouré d’esprits des éléments de chaque sorte, et alla mettre pied à terre, (tandis que dans les airs les accents pleins de la nature entière résonnaient en accords mystérieux) sur le tapis vert et émaillé d’une belle et odorante prairie. Une étoile brillante semblait planer au-dessus de sa tête, et son éclat était si grand que les yeux ne pouvaient le supporter. C’était un prisme de cristal étincelant qui, lorsque Magnus le jeta haut dans les airs, retomba en pluie dans la terre pour en jaillir aussitôt avec un joyeux murmure et sous la forme d’une magnifique source argentée.

Alors tous se rassemblèrent autour de Magnus.

Tandis que les esprits de la terre pénétraient dans les profondeurs souterraines et en jetaient d’éblouissantes fleurs de métal, les esprits du feu et des eaux se balançaient dans les puissants rayons de leurs éléments. Les esprits des airs soufflaient et mugissaient entre eux, comme s’ils combattaient dans un tournoi amical.

Magnus se leva de nouveau et étendit son immense manteau. Alors tout se couvrit d’un brouillard subit, et, lorsque ce brouillard se dissipa, un magnifique lac reflétant la clarté des cieux s’était formé à la place même où les esprits avaient combattu, et le lac était entouré de roches brillantes, de plantes et de fleurs admirables, et la source scintillait gaiement au milieu, et, comme dans un jeu badin, elle écartait tout autour d’elle les vagues ondulantes.

À l’instant même où le prisme mystérieux de Magnus Hermod jaillit sous la forme d’une fontaine, les deux époux royaux sortirent de leur sommeil enchanté, et ils s’élancèrent remplis d’un irrésistible désir. Ils furent les premiers qui regardèrent dans ces eaux. Mais lorsqu’ils plongèrent leurs regards dans les profondeurs infinies, le reflet brillant du ciel bleu, les bois, les arbres, leur personne, leur apparaissaient, mais il leur semblait que de sombres voiles se repliaient sur eux-mêmes, et qu’un monde nouveau, plein de vie et de plaisir, se présentait à leurs yeux, et avec la vue de ce monde s’élevait dans leur âme un ravissement qu’ils n’avaient ni connu ni soupçonné.

Ils étaient déjà depuis longtemps dans cette contemplation, et lorsqu’ils relevèrent la tête, ils se regardèrent mutuellement et se mirent à rire, si l’on peut appeler rire moins encore l’expression physique d’un bien-être intérieur que la joie de la victoire des forces de l’esprit.

Si l’expression lucide qui illumina le visage de la reine Eiris et vint donner à ses beaux traits une véritable existence, un charme réellement céleste, n’eût déjà annoncé le changement de son esprit, cette manière de rire seule eût suffi pour en témoigner. Car ce sourire était si loin de celui dont elle avait l’habitude de tourmenter le roi, que bien des gens d’esprit prétendirent que ce n’était pas elle, mais un autre être étrange caché en elle-même, qui riait ainsi.

Et tous les deux, le roi Ophioch et la reine Eiris, s’écrièrent alors en même temps :

— Oh ! nous étions en rêve dans un pays inhospitalier, et nous nous réveillons dans notre patrie ! Nous nous reconnaissons et ne sommes plus des orphelins.

Et puis ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre avec l’expression du plus ardent amour.

Pendant cet embrassement, tous les spectateurs regardèrent dans l’eau, et, en regardant ainsi, ceux qui avaient pris part à la tristesse du roi éprouvèrent les mêmes effets que le couple royal ; ceux qui étaient déjà naturellement gais restèrent dans la même disposition.

Beaucoup de médecins trouvèrent l’eau ordinaire, sans qualités minéralogiques, comme aussi plusieurs philosophes conseillèrent de ne pas regarder dans l’eau, parce que tout homme qui se voit à l’envers, et le monde entier avec lui, peut facilement perdre la tête. Il se trouva aussi quelques savants en grande réputation dans le royaume, qui prétendirent qu’il n’existait pas de source d’Urdar.

Toutefois, la source d’Urdar fut nommée par le roi et par tout son peuple l’eau merveilleuse sortie du prisme mystérieux d’Hermod.

Le roi et la reine se précipitèrent aux pieds d’Hermod, qui leur avait apporté le bonheur et la santé, et ils le remercièrent avec les plus beaux mots et les plus belles paroles qui leur vinrent en idée.

Magnus Hermod les releva, embrassa d’abord la reine et ensuite le roi, et les assura qu’il prenait un grand intérêt au peuple du pays Urdargarten, et il leur promit, dans des occasions critiques, de se laisser voir sur la tour de l’Observatoire.

Le roi Ophioch voulait absolument lui baiser la main, mais Magnus ne voulut point y consentir. Il se leva et laissa tomber ces mots, d’une voix qui résonnait comme le son de cloches métalliques.

— La pensée trouble l’intuition, et, arraché du sein de sa mère, l’homme sans patrie parcourt d’un pas chancelant un chemin trompeur, jusqu’à ce que le reflet de la pensée apprenne à la pensée véritable qu’il existe et qu’il commande en roi dans le profond et riche empire que sa mère lui a ouvert, mais qu’il doit aussi obéir en vassal.


fin de l’histoire du roi ophioch et de la reine eiris.


Celionati se tut, et les jeunes gens demeurèrent plongés dans le silence méditatif où les avait jetés le conte étrange du vieux charlatan.

— Maître Celionati, dit enfin Franz Reinhold en rompant le silence, votre conte a un arrière-goût d’Edda, de Voluspa, tirés du sanskrit, ou de tout autre vieux livre mystique ; mais si je ne me trompe, la source dont furent favorisés les habitants du pays d’Urdar n’est pas autre chose que ce que nous autres Allemands nous appelons humor, c’est-à-dire l’étrange force de la pensée née de la plus intime contemplation de la nature.

Mais dans le fait, maître Celionati, vous avez montré, en créant ce mythe, que vous vous entendez très-bien à d’autres plaisanteries qu’à celles de votre carnaval. Je vous range dès aujourd’hui parmi les adeptes de l’église invisible, et fléchis le genou devant vous comme le roi Ophioch devant le grand Magnus Hermod ; car vous êtes aussi un puissant sorcier.

— Que parlez-vous de mythe, de conte ? s’écria Celionati ; ai-je donc voulu vous raconter autre chose qu’une anecdote de la vie de mon ami Ruffiamonte ? Sachez donc que cet ami intime n’est autre que le grand Magnus Hermod qui délivra Ophioch de sa tristesse. Si vous ne me croyez pas, allez le lui demander à lui-même, car il est ici et habite le palais Pistoja.

À peine Celionati eut-il prononcé ce nom, que tous se rappelèrent le fantastique cortége de masques qui étaient entrés dans ce palais même quelques jours auparavant, et ils accablèrent l’étrange charlatan de cent questions pour savoir quels étaient ses rapports avec tout ce monde, en ajoutant que lui, l’aventurier par excellence, devait être au fait de toutes les choses aventureuses bien mieux que n’importe qui.

— Certainement, s’écria Reinhold en riant, le beau vieillard placé dans la tulipe des sciences n’était autre que votre intime, le grand Magnus Hermod, ou le magicien Ruffiamonte.

— Sans aucun doute, mon cher fils ! s’écrira froidement Celionati. Toutefois nous ne sommes pas encore arrivés au moment où il conviendra de parler en détail de ce qui se passe au palais Pistoja. Eh bien ! si le roi Cophetna épousa la fille d’un mendiant, la grande et puissante princesse Brambilla peut bien courir après un mauvais comédien.

Et en disant ces mots, Celionati quitta le café, et personne ne sut ou ne pressentit ce qu’il avait voulu dire avec ses dernières paroles ; mais comme il en était très-souvent de même de tous ses récits, personne ne se fatigua à en étudier le sens.

Pendant que ceci se passait au café grec, Giglio, dans son costume bizarre, parcourait le Corso dans tous les sens. Il n’avait pas oubli, comme le lui avait demandé la princesse Brambilla, de se coiffer d’un chapeau qui, par son haut retranché, prenait la forme d’un singulier casque, et de s’armer d’un large sabre de bois. Son cœur était rempli de l’image de la dame de sa pensée ; mais il ne savait lui-même comment il se faisait qu’il ne regardât pas comme une chose impossible, comme un rêve heureux, la conquête du cœur de la princesse. Dans son fol orgueil, il était convaincu qu’elle devait lui appartenir et qu’il était impossible qu’il en fût autrement. Et cette pensée allumait en lui une gaieté folle qui se faisait jour par des grimaces outrées, dont il s’effrayait lui-même en secret.

La princesse Brambilla n’apparaissait pas, et Giglio s’écrirait hors de lui :

— Princesse, douce colombe, enfant de mon cœur, je te trouverai, je te trouverai à la fin !

Et il courait, examinant les masques par centaine, jusqu’au moment où un couple dansant captiva toute son attention.

Un drôle comique, portant un costume semblable à celui de Giglio, avec la plus scrupuleuse exactitude d’imitation de sa taille, de sa tournure, etc., son second lui-même enfin, dansait en pinçant de la guitare avec une femme très élégamment costumée, qui jouait des castagnettes. Si la vue de son sosie dansant causait à Giglio un secret effroi, son cœur brûlait, par contre, en examinant la jeune fille. Jamais il n’avait admiré tant de grâce et de beauté réunies. Chacun de ses mouvements révélait l’entraînement d’un plaisir tout particulier, et c’était cet entraînement même qui prêtait au sauvage désordre de sa danse un charme inexprimable.

Le singulier contraste du couple dansant excitait involontairement le rire, malgré l’admiration que l’on éprouvait pour la jeune fille ; mais ce sentiment, composé de deux éléments contraires, était le reflet sincère du plaisir indicible qui remplissait l’âme des danseurs. Un pressentiment semblait indiquer à Giglio qui la danseuse pouvait être, lorsqu’un masque dit près de lui :

— C’est la princesse Brambilla qui danse avec son bien-aimé, le prince assyrien Cornelio Chiapperi.


IV.


De l’utile invention du sommeil et du rêve. — Manière de voir de Sancho Pança à ce sujet. — Comment un employé wurtembergeois tomba en bas d’un escalier, et comment Giglio ne put apercevoir son second lui-même. — Écrans, rhétorique, double galimatias, et le Maure blanc. — Comment le vieux prince Bastaniello sema des pépins de pommes de Chine de Pistoja, dans le Corso, et prit les masques sous sa protection. — Le beau jour des filles laides. — Nouvelles de la célèbre magicienne Circé, qui enlace des rubans, comme aussi de la charmante herbe des Serpents, qui croît dans la florissante Arcadie. — Comment Giglio se poignarda par désespoir, s’assit sur la table, et souhaita à la princesse une bonne nuit.


Il ne te paraîtra pas étrange, ô lecteur bien-aimé, qu’il soit question d’apparitions surnaturelles et de pensées rêveuses comme l’esprit des hommes en crée quelquefois, dans un ouvrage qui s’appelle caprice et qui ressemble par conséquent à un conte, à l’épaisseur d’un cheveu près ; et tu ne seras pas non plus surpris si, allant plus loin encore, le lieu de la scène se trouve placé dans le cœur même des personnages mis en action, N’est-ce pas là, en effet, que peut-être le véritable théâtre ?

Peut-être, ô mon lecteur, es-tu comme moi d’avis que l’esprit humain est lui-même la plus merveilleuse fable que l’on puisse trouver ? Quel admirable monde est enfermé dans notre âme ! Aucun cercle solaire ne le circonscrit. Ses trésors dépassent les richesses incommensurables de toute la création visible. Combien notre vie serait morte, pauvre et aveugle, si l’esprit du monde n’avait mis dans l’âme des pauvres sujets de la nature que nous sommes, cette mine ouverte de diamants, de laquelle rayonne, environné d’éclat et de lumière, le royaume magnifique devenu notre bien. Heureux ceux qui ont apprécié toute la valeur de ces richesses ! Plus heureux encore ceux qui, non contents de contempler les pierres précieuses de leur Pérou intérieur, savent les en tirer, les polir, et se parer de leur feu resplendissant !

Eh bien !

Sancho prétendait que Dieu devait aimer celui qui a inventé le sommeil ; selon lui, ce devait être un fameux homme. Mais un homme bien plus vénérable encore, ajoutait-il, c’était celui qui avait inventé le rêve ! Non pas le rêve qui s’élève de notre âme lorsque nous reposons sous le léger toit du sommeil ; non pas ! non ! mais le rêve que nous continuons pendant notre vie entière, qui emporte souvent sur ses ailes le poids écrasant des choses terrestres, devant lequel se tait chaque douleur amère, chaque plainte inconsolable d’un espoir déçu, parce que lui-même, rayon du ciel allumé dans notre âme par nos immenses désirs, nous en promet l’accomplissement.

Ces pensées se sont présentées, ô bien-aimé lecteur ! à celui qui a entrepris de mettre sous tes yeux l’étrange caprice de la princesse Brambilla, au moment où il se disposait à te décrire la remarquable disposition d’esprit où se trouva Giglio Fava lorsque ces mots lui furent prononcés :

— C’est la princesse Brambilla qui danse avec son bien-aimé le prince assyrien Cornelio Chiapperi.

En entendant ces mots, la seule idée qui vint à Giglio fut qu’il crut être lui-même le prince assyrien Cornelio Chiapperi, qui dansait avec la princesse Brambilla.

Chaque solide philosophe, doué d’une expérience tant soit peu vigoureuse, expliquera facilement bel et bien que les quintanes doivent comprendre l’expérimentation de l’esprit intérieur.

Le susdit philosophe n’aura rien de mieux à faire que d’en appeler à l’histoire de l’employé wurtembergeois tirée du répertoire de la psychologie empirique de Manchard, lequel employé wurtembergeois, étant tombé dans un état d’ivresse du haut de l’escalier en bas, plaignait beaucoup son secrétaire, qui l’accompagnait, d’avoir fait une chute aussi rude.

— Après tout, ajoutera le philologue, d’après ce que nous entendons raconter de Giglio, il se trouve dans un état que l’on peut comparer complétement à l’ivresse, c’est-à-dire dans un enivrement d’esprit causé par la violente irritation nerveuse de certaines idées excentriques de son moi, et comme les spectateurs sont principalement disposés à se laisser enivrer de cette même manière, etc., etc.

Ainsi Giglio croyait donc être le prince assyrien Cornelio Chiapperi ; et si cela n’avait en soi-même rien de bien surprenant, il pouvait être toutefois plus difficile d’expliquer d’où provenait la joie étrange et inconnue jusqu’alors qui pénétra son cœur d’une ardeur de feu.

Il faisait vibrer de plus en plus fort les cordes de la guitare, et les grimaces et les cabrioles de la danse sauvage devenaient de plus en plus excentriques et exagérées ; mais son sosie était devant lui, et, tout en imitant ses grimaces, portait dans l’air, avec son large sabre de bois, des coups dirigés vers lui. Brambilla avait disparu.

— Ho ! ho ! pensa Giglio, c’est mon moi qui est cause que je ne vois plus la princesse ; je ne peux pas voir à travers de lui, et il veut m’attaquer avec des armes plus dangereuses ; mais je veux jouer et danser à mort, et alors je redeviendrai tout à fait moi et la princesse m’appartiendra.

Avec toutes ces pensées confuses, les sauts de Giglio devenaient de plus en plus incroyables ; mais tout à coup le sabre de bois de son moi atteignit si violemment la guitare, qu’elle éclata en mille morceaux, et que Giglio tomba assez rudement sur le dos. Le rire mugissant de la foule, qui faisait cercle autour des danseurs, tira Giglio de son rêve. Dans sa chute, son masque et ses lunettes étaient tombés on le reconnut, et mille voix s’écrièrent :

— Bravo ! bravo ! signor Giglio !

Giglio se releva vivement. L’idée lui vint tout à coup qu’il était peu convenable à un acteur tragique de donner au peuple un spectacle grotesque, et il s’éloigna rapidement. Arrivé chez lui, il se débarrassa de son ridicule costume, se couvrit d’un domino et retourna dans le Corso.

À force d’aller et de venir, il se trouva enfin devant le palais Pistoja ; là il se sentit tout d’un coup saisi par derrière, et une voix lui murmura :

— Je ne crois pas me tromper : à votre démarche, à votre tournure, je vous reconnais, signor Giglio Fava.

Giglio reconnut l’abbé Antonio Chiari.

En le voyant, tout le beau temps passé lui revint en mémoire, temps où il jouait encore les héros tragiques, et où, après avoir déchaussé le cothurne, il montait les escaliers étroits qui conduisaient à la chambre de la charmante Giacinta.

L’abbé Chiari (peut-être un parent de l’aïeul du fameux Chiari qui combattit contre le comte Gozzi, et dut à la fin déposer les armes), l’abbé Chiari, disons-nous, avait, dès sa plus tendre jeunesse, dirigé à grand’peine son esprit et son talent vers la composition de tragédies qui brillaient par l’invention, et étaient en même temps conduites d’une manière aimable et charmante. Il s’appliquait à ne rien mettre d’épouvantable sous les yeux des spectateurs sans en atténuer l’horreur par des circonstances intermédiaires, et tout l’épouvantable d’un fait affreux était si doucement enfariné de beaux mots et de phrases délicieuses, que les spectateurs avalaient la bouillie sans s’apercevoir de l’amertume de la graine. Il savait même utiliser les flammes de l’enfer pour éclairer d’agréables transparents, dont l’écran huilé s’ornait de sa rhétorique, et il versait dans les flots du tumultueux Achéron l’eau de rose de ses vers harmonieusement cadencés, de sorte que le fleuve de l’enfer coulait doux et tranquille, et se transformait en un fleuve de poésie.

Ceci plaît généralement, et nous ne devons pas nous étonner d’apprendre que l’abbé Antonio Chiari était un poëte bien-aimé.

Et comme il joignait à cela un talent particulier pour écrire de beaux rôles à effet, il était tout naturellement l’idole des comédiens.

Un Français de beaucoup d’esprit a dit quelque part qu’il y a deux espèces de galimatias : un que le lecteur et le spectateur ne comprennent pas, et un autre que le créateur (soit littérateur ou poëte) ne comprend pas lui-même. Le galimatias dramatique appartient à cette seconde catégorie, et c’est lui qui fait en grande partie les frais des rôles que l’on appelle à effet dans la tragédie. Les phrases remplies de paroles sonores que ne comprennent ni le spectateur ni l’auditeur, et que l’auteur n’a jamais comprises, sont celles que l’on applaudit le plus.

L’abbé Chiari s’entendait parfaitement à faire un galimatias de ce genre, et Giglio Fava possédait tous les poumons suffisants pour le débiter ; il savait en même temps donner à sa figure une telle expression et prendre des poses si terriblement frénétiques, qu’il arrachait aux spectateurs des cris de tragique enthousiasme. Et à cause de tout ceci Giglio et Chiari avaient entre eux des rapports très-agréables ; ils s’accordaient mutuellement la plus grande estime, et il ne pouvait guère en être autrement.

— Je suis enchanté, dit l’abbé, de vous rencontrer enfin, signor Giglio. Maintenant je peux apprendre de vous ce que je dois penser de tous les bruits qu’on a fait courir çà et là sur votre compte, et qui sont assez ridicules. On a mal agi avec vous, n’est-ce pas ? Cet âne d’impresario ne vous a-t-il pas chassé de son théâtre parce qu’il a pris pour des accès de folie l’enthousiasme où vous jetaient mes tragédies, et parce que vous ne vouliez plus dire que mes vers ? C’est fort. Vous le savez, l’imbécile à tout à fait abandonné les tragédies, et ne laisse plus représenter sur son théâtre que de sottes pantomimes à costume, qui me sont odieuses. Aussi le plus inepte de tous les imprésarios a tout à fait abandonné mes pièces, bien que je puisse vous jurer sur ma foi d’honnête homme, monsieur Giglio, que j’ai montré aux Italiens dans mes travaux ce qu’on appelle la belle tragédie…

Quant aux anciens tragiques, comme Eschyle, Sophocle, etc., vous aurez entendu dire d’eux, et cela se conçoit, que leur nature rude est tout à fait contraire à l’esthétique, et n’est excusable qu’eu égard à l’enfance de l’art à leur époque. Ces pièces sont pour nous complétement indigestes. Pour ce qui est de la Sophronisbe de Trissino, du Canace de Speroni, leurs œuvres, regardées par ignorance comme les chefs-d’œuvre de la période de nos plus anciens poëtes, seront complétement oubliées lorsque mes pièces auront appris au peuple à discerner la véritable tragédie. La fatalité veut pour le moment qu’aucun théâtre ne consente à se charger de mes pièces depuis que votre ancien imprésario, le scélérat, a changé de selle. Mais attendez un peu, el trotto d’asino dura poco (le trot de l’âne dure peu). Bientôt votre impresario tombera à plat sur le nez avec son Arlequin, son Pantalon, sa Brighella. Votre départ du théâtre, signor Giglio, m’a donné un coup de poignard dans le cœur, car nul acteur sur la terre entière n’a rendu comme vous, monsieur Giglio, mes pensées, si incroyablement originales. Mais sortons de cette foule qui nous étouffe ; venez un moment chez moi, je vous lirai ma nouvelle tragédie, et vous éprouverez un étonnement qui n’aura jamais eu d’égal. Je l’ai intitulée le Maure blanc. Ne vous choquez pas de l’étrangeté du titre il répond tout à fait à l’originalité, à la marche même de la pièce.

Chaque mot de l’abbé bavard tirait de plus en plus Giglio de l’état de surexcitation nerveuse dans lequel il se trouvait. Tout son cœur s’ouvrait à la joie lorsqu’il se retrouvait encore, héros tragique, déclamant les vers incomparables de M. l’abbé Antonio Chiari. Il demanda au docteur avec empressement s’il se trouvait dans le Maure blanc un beau rôle remarquable qui convint à ses moyens.

— Ai-je jamais, en quelque pièce que ce soit, fait d’autres rôles que des rôles remarquables ? répliqua l’abbé un peu piqué. C’est un malheur que mes pièces ne soient pas jouées jusqu’au dernier par des acteurs de talent.

Dans le Maure blanc vient un esclave, et cela justement au moment de la catastrophe, et il dit ces vers :

Ah ! giorno di dolori ! crudel inganno !
Ah ! signore Infelice, la tua morte
Mi fa piangere, e subito partire.

(Ah ! jour de douleurs, jour de tromperie cruelle, ah ! femme malheureuse, ta mort me fait pleurer et partir à l’instant ! )

Et il part aussitôt en effet et pour ne plus revenir. Le rôle est de peu d’importance, je l’avoue ; mais vous pouvez m’en croire, signor Giglio, il faudrait presqu’un siècle au meilleur comédien pour dire ces vers comme je les ai conçus, comme je les ai rimés pour qu’ils entraînent le peuple jusqu’au délire.

Tout en parlant ainsi, ils étaient arrivés dans la rue Babuino, où l’abbé demeurait. Les escaliers qu’ils montèrent étaient si roides, que Giglio, pour la seconde fois, pensa vivement à Giacinta, et désira dans son cœur la trouver à la place du Maure blanc que lui annonçait l’abbé. Celui-ci alluma deux bougies, avança à Giglio un fauteuil devant la table, sortit un manuscrit assez volumineux, prit lui-même place devant Giglio, et commença avec une grande solennité :

« Il Moro bianco, tragedia, etc. »

La première scène commençait par un long monologue d’un personnage assez important de la pièce, qui parla du temps, de l’espoir probable d’une bonne vendange, et puis fit quelques réflexions sur l’impossibilité du meurtre d’un frère.

Giglio ne pouvait comprendre comment les vers de l’abbé, qui l’avaient autrefois tant charmé, lui paraissaient aujourd’hui mal faits, lourds et ennuyeux. Bien que celui-ci lût avec la voix la plus tonnante du plus extravagant pathos, de manière à en faire trembler les murs, Giglio tomba dans un état de somnolence pendant lequel il lui revint en mémoire toutes les choses étranges qui lui étaient arrivées le jour où le palais Pistoja reçut dans ses murs le plus singulier de tous les cortéges. S’abandonnant entièrement à ces pensées, il s’accouda commodément dans les bras d’un fauteuil, croisa ses bras l’un sur l’autre et laissa sa tête s’abaisser de plus en plus sur sa poitrine.

Un grand coup frappé sur son épaule le tira de ses pensées rêveuses.

— Comment ! s’écria l’abbé en colère, je crois que vous dormez ! Ne voulez-vous pas entendre la lecture de mon Maure blanc ?

Ah ! je comprends tout. Votre impresario a eu raison de vous chasser, car vous êtes devenu un pauvre gaillard, sans goût, sans intelligence pour la poésie la plus sublime. Votre sort est accompli ; jamais vous ne sortirez de ce bourbier. Vous vous êtes endormi à la lecture de mon Maure blanc, c’est un crime impardonnable, un péché contre la sainte intelligence. Allez au diable !

Giglio fut effrayé de la colère de l’abbé. Il lui exposa humblement et avec un vif chagrin qu’il fallait pour suivre ses tragédies un esprit fort et sévère ; mais que, pour lui, son âme était brisée, écrasée par les aventures tantôt étrangement fantastiques, tantôt remplies de calamités, dans lesquelles il se trouvait enveloppé depuis les derniers jours.

— Croyez-moi, signor abbé, dit Giglio, une destinée mystérieuse s’est emparée de moi. Je ressemble à un luth brisé, également incapable de recevoir ou de rendre un son pur. Ne comprenez-vous pas que si je me suis endormi en entendant vos vers magnifiques, c’est parce qu’il n’est que trop certain que l’ivresse d’un sommeil maladif et irrésistible s’est emparée de moi avec une telle violence, que même les plus beaux discours de votre inimitable Maure blanc m’ont paru fades et ennuyeux.

— Êtes-vous enragé ? s’écria l’abbé.

— Ne vous fâchez donc pas si fort, continua Giglio, je vous honore comme le maître sublime auquel je dois mon talent, et je viens chercher un conseil et une aide auprès de vous. Permettez-moi de vous raconter toutes mes aventures, et venez à mon secours dans cette horrible passe. Faites en sorte que je me trouve sous les rayons du soleil de gloire que votre Maure blanc va répandre, et guérissez-moi de la plus pernicieuse de toutes les fièvres.

L’abbé fut calmé par ces paroles de Giglio, et il écouta attentivement les histoires de Celionati, de la princesse Brambilla, etc.

Lorsque Giglio eut terminé son récit, l’abbé, après s’être un moment abandonné à des réflexions profondes, dit d’une voix sérieuse et solennelle :

— De tout ce que tu me racontes, mon fils, je conclus avec raison que tu n’es pas complétement innocent. Je te pardonne, et afin de prouver que ma grandeur d’âme ne cède en rien à la bonté de mon cœur, reçois de mes mains le plus grand bonheur qui puisse se rencontrer pour toi dans ta terrestre carrière. Prends le rôle du Moro bianco, et, lorsque tu le joueras, les plus violents désirs de ton âme vers l’infini se trouveront apaisés.

Pourtant, ô mon fils Giglio ! tu es enlacé dans les filets du démon. Une cabale infernale contre le sublime de la poésie, contre mes tragédies, contre moi, t’en donnera la preuve convaincante.

N’as-tu jamais entendu parler du prince Bastianello de Pistoja qui demeurait dans le palais où tu as vu entrer ces charlatans masqués, et qui, il y a quelques années, disparut de Rome sans laisser de traces ?

Eh bien ! ce vieux prince Bastianello était un hibou extravagant, excentrique dans toutes ses actions et toutes ses paroles. Il prétendait sortir d’une race de rois d’un pays éloigné, et être âgé de trois ou quatre cents ans, bien que je connusse moi-même le prêtre qui l’avait baptisé à Rome. Il parlait souvent de visites qu’il recevait de sa famille d’une manière toute mystérieuse, et en effet on voyait souvent tout d’un coup d’étranges figures dans sa maison, et ces figures disparaissaient comme elles étaient venues ; mais est-il rien de plus facile au monde que de costumer d’une manière étrange des laquais et des servantes ? Et ces personnages n’étaient rien de plus ; mais le peuple imbécile les regardait avec stupeur, et pour lui le prince fut un être à part et même un magicien.

Il fit une foule d’extravagances, et il est certain qu’il sema un jour dans le Corso des pépins d’oranges, d’où sortaient aussitôt de charmants petits polichinelles, aux grandes acclamations de joie de la foule ; et selon lui c’était les fruits les plus doux des Romains. Mais pourquoi vous ennuyer des folies du prince, et ne pas vous dire de suite ce qui peint l’homme de la manière la plus défavorable ? Croiriez-vous que ce malencontreux vieillard avait résolu d’anéantir le bon goût dans la littérature et dans les arts ? Croiriez-vous, quant à ce qui est du théâtre, qu’il accordait aux masques toute sa faveur, et qu’il ne voulait que d’anciennes tragédies ? et il parlait d’une sorte de tragédies qui ne pouvait sortir que d’un cerveau brûlé. Dans le fond, je n’ai jamais bien compris ce qu’il voulait, mais il me semble qu’il prétendait que le plus haut tragique doit être produit par une espèce de plaisanterie particulière. Et — cela est incroyable ! mes tragédies, — mes tragédies, entendez-vous bien ? il prétendait qu’elles étaient fort drôles, mais d’une autre façon, parce que le pathos tragique s’y parodiait involontairement lui-même.

Que pensez-vous de ces idées et de ces assertions ridicules ? Et encore si le prince s’en était contenté ; mais sa haine contre moi et mes œuvres se décela par des actes de cruauté ! il m’arriva avant que vous ne vinssiez à Rome une aventure épouvantable.

La meilleure de mes tragédies, j’en excepte le Moro bianco, c’était le Spettro fraterno vindicato (le Spectre fraternel vengé), fut représentée pour la première fois. Les comédiens se surpassèrent. Jamais ils n’avaient si bien compris le sens de mes mots, jamais ils n’avaient été si tragiques dans leurs gestes et dans leurs poses.

Permettez-moi de vous dire en cette occasion, signor Giglio que quant à vos gestes, mais surtout à vos poses vous n’êtes pas encore tout à fait à la hauteur convenable. Le signor Zechielli, mon ancien tragique, pouvait, les jambes écartées et les deux pieds comme enracinés sur le plancher, lever les bras en l’air, tourner le corps peu à peu, circulairement, de manière à pouvoir présenter son visage derrière son dos, et il apparaissait ainsi aux spectateurs comme une double tête de Janus. Ce jeu de scène, de l’effet le plus saisissant, ne doit cependant être employé que lorsque j’indique en marge : « il commence à se désespérer. »

Écrivez-vous cela derrière les oreilles, mon bon fils, et appliquez-vous à vous désespérer comme le signor Zechielli.

J’en reviens à mon Spettro fraterno. La mise en scène était la plus belle que j’eusse jamais vue, et cependant le public riait aux éclats à chaque phrase de mon héros. J’aperçus le prince Pistoja dans une loge, qui donnait le ton à ce concert ironique, et je restai convaincu que lui seul, Dieu sait par quel artifice, par quelle plaisanterie, m’avait fait ce tort immense.

Je fus enchanté lorsqu’il disparut de Rome ; mais son esprit vit encore dans le maudit charlatan, le fou Celionati, qui a tâché, mais sans succès, de ridiculiser mes tragédies sur un théâtre de marionnettes.

Il n’est que trop certain, toutefois, que le prince Bastianello fait dans Rome de fantastiques apparitions, et la folle mascarade qui est entrée dans son palais en est la preuve. Celionati vous poursuit pour me nuire. Déjà il a réussi à vous éloigner des planches et à ruiner le théâtre tragique de votre impresario. On vous a tout à fait détourné de votre art en vous mettant dans la tête tout un monde de fantômes, de princesses, de spectres grotesques. Suivez mon conseil, signor Giglio, restez gentiment chez vous, buvez plus d’eau que de vin, et étudiez avec la plus grande ardeur le rôle du Moro bianco, que je veux donner avec votre aide. Là seulement vous trouverez la consolation, le repos, le bonheur et aussi la gloire. Adieu, signor Giglio ; portez-vous bien.

Le jour suivant, Giglio voulut faire ce que l’abbé lui avait recommandé, c’est-à-dire étudier le Moro bianco ; mais il ne put le faire, parce que toutes les lettres des pages se fondaient ensemble, pour prendre ses yeux l’image de la charmante Giacinta Soardi.

— Non ! je ne puis combattre plus longtemps, s’écria-t-il enfin ; il faut que je la voie, la belle des belles ! Je sais qu’elle m’aime encore : elle doit m’aimer, et, en dépit de toute smorfia, elle ne pourra s’empêcher de le laisser voir en m’apercevant. Alors je serai guéri de la fièvre que m’a jetée le damné Celionati, et je sortirai de tout ce désordre de rêves et d’imaginations, régénéré par le Moro bianco, comme le phénix qui renaît de sa cendre. Sois béni, abbé Chiari, tu m’as remis dans le droit chemin.

Et puis il se para de son mieux pour se rendre dans la maison de Bescapi, où il croyait trouver la jeune fille. Sur le point de franchir le seuil de la porte pour s’en aller, il éprouva déjà les effets du Moro bianco qu’il avait voulu lire.

Le tragique pathos s’empara de lui comme un frisson de fièvre.

— Comment ! si elle ne m’aimait plus, s’écria-t-il. Et avançant au loin le pied droit, il jeta le corps en arrière et étendit les deux bras, les doigts écartés, comme s’il voûtait éloigner un spectre.

— Si séduite par les trompeuses et séduisantes images de l’Orcus du grand monde, enivrée de la boisson du Léthé de l’oubli, elle avait cessé de penser à moi, elle m’avait oublié. Si un rival ! — pensée affreuse que le noir Tartare enfanta dans ses gouffres mortels. — Ah ! désespoir ! meurtre et mort ! Viens avec moi, ami fidèle, qui lavant tout affront dans les gouttes d’un sang rose, donne le repos, la consolation et — la vengeance.

Giglio cria ces dernières paroles d’une voix qui fit trembler la maison ; et en même temps il saisit un poignard étincelant qui se trouvait sur la table et le mit dans sa poche ; mais ce n’était qu’un poignard de théâtre.

Maître Bescapi parut assez surpris quand Giglio s’informa de Giacinta auprès de lui. Il prétendait ignorer absolument qu’elle fût venue jamais habiter sa maison, et toutes les assurances que lui donna celui-ci de l’avoir vue à son balcon et d’avoir parlé avec elle, furent parfaitement inutiles. Bien plus, Bescapi interrompit la conversation en demandant à Giglio avec un sourire comment il se trouvait de sa dernière saignée.

Giglio, en entendant parler de saignée, s’élança de toutes ses forces au dehors. Lorsqu’il se trouva sur la place d’Espagne, il vit une vieille femme qui marchait devant lui, portant péniblement une corbeille couverte, et il reconnut la vieille Béatrice.

— Ah ! murmura-t-il, tu seras mon étoile conductrice ; je vais te suivre.

Il ne fut pas médiocrement surpris lorsqu’il s’aperçut qu’elle prenait les rues qui conduisaient à l’ancienne demeure de Giacinta, et qu’elle s’arrêta enfin à la porte de la maison du signor Pasquale, où elle déposa la corbeille. Au même instant, elle aperçut Giglio, qui l’avait suivie pas à pas.

– Eh ! monsieur le doux vaurien ! s’écria-t-elle, on vous revoit enfin. Vous êtes un beau et fidèle amant. Vous allez courir toutes les ruelles où vous n’avez que faire, et vous oubliez votre bien-aimée dans le beau temps de gaieté du carnaval. Eh bien, aidez-moi maintenant à monter ma lourde corbeille, et vous verrez si Giacinta vous a conservé quelques-uns de ces bons soufflets qui conviennent si bien à votre tête légère.

— Et pourquoi m’avez-vous menti avec vos histoires de prison ? répliqua Giglio ; ne devriez-vous pas rougir de pareilles turpitudes ?

La vieille regarda Giglio en branlant la tête.

— Vous avez rêvé, lui dit-elle ; je ne vous ai rencontré nulle part ; Giacinta n’a pas quitté la petite chambre de cette maison, et elle a été, ce carnaval, plus occupée que jamais.

Giglio se frotta le front, se pinça le nez, comme s’il voulait se réveiller lui-même.

— Il n’est que trop vrai, dit-il, ou je rêve maintenant, ou j’ai fait pendant ces derniers temps le plus embrouillé de tous les rêves.

— Eh bien ! alors, prenez ce paquet, dit la vieille, et au poids qui vous pèsera sur le dos vous verrez si vous rêvez oui ou non.

Giglio s’empara sans plus de façon de la corbeille, et monta l’escalier, en proie aux émotions les plus étranges.

— Que diable avez-vous dans cette corbeille ? demanda-t-il à la vieille, qui marchait devant lui.

— Belle demande ! répondit Béatrice ; est-ce la première fois que vous me voyez aller au marché pour faire des provisions pour ma petite Giacinta ? Et puis nous attendons aujourd’hui du monde.

— Du monde ? s’écria Giglio en faisant traîner sa voix.

Mais ils étaient arrivés sur le palier, et la vieille dit à Giglio de laisser là la corbeille et d’entrer dans la chambre, où il trouverait Giacinta.

Le cœur de Giglio battait d’une inquiète attente, d’une douce angoisse. Il frappa doucement et ouvrit la porte.

Giacinta était assise, travaillant à sa table couverte de fleurs, de rubans et d’autres objets.

— Eh ! s’écria-t-elle en regardant Giglio avec des yeux enflammés, comment se fait-il, signor Giglio, que vous reveniez ici ? Je croyais que vous aviez quitté Rome depuis longtemps.

Giglio trouva la jeune fille si belle, qu’il resta sur le seuil de la porte tout troublé et incapable de prononcer un seul mot. Et, en effet, une certaine grâce enchanteresse semblait s’être répandue sur toute sa personne ; ses joues brillaient d’un incarnat plus vif, et ses yeux étincelants, comme nous l’avons dit, pénétraient jusqu’au fond du cœur de Giglio. Elle était ce que l’on appelle dans son beau jour. Mais puisque cette locution française est passée de mode, nous ferons seulement remarquer en passant que le beau jour a aussi des circonstances particulières. Il suffit à chaque fille gentillette, de peu de beauté ou d’une laideur passable de se trouver portée, par des raisons intimes ou venues du dehors, à se dire plus vivement qu’à l’ordinaire : « Je suis pourtant une bien jolie fille ! » pour être sûre que cette charmante idée, appuyée d’une parfaite conviction intime, viendra tout naturellement la mettre dans son beau jour.

Enfin Giglio, tout hors de lui, accourut vers la jeune fille, se jeta à ses genoux, et saisit sa main avec un mouvement tragique :

— Ma Giacinta ma douce vie !

Mais il se sentit si profondément piqué au doigt par un coup d’épingle qu’il se releva aussitôt de douleur, et fut obligé de faire quelques bonds dans la chambre.

– Diable ! diable !

Giacinta poussa un grand éclat de rire, et puis elle dit froidement :

– Allez ! signor Giglio ! ceci est pour votre inconvenante et vilaine conduite… Du reste c’est très-aimable de votre part de me rendre visite aujourd’hui, car bientôt vous ne pourrez plus me voir avec si peu de cérémonie. Je vous permets de rester ici ; asseyez-vous sur cette chaise, là, devant moi, et racontez-moi ce que vous avez fait depuis si longtemps, quels nouveaux rôles éclatants vous avez remplis, et d’autres histoires pareilles ! Vous le savez, j’entends volontiers ces sortes de choses, et quand vous ne tombez pas dans ce lamentable pathos dont le signor abbé Chiari vous a ensorcelé, et Dieu veuille pour cela ne pas lui enlever sa part du paradis, on peut vous écouter d’une manière très-supportable.

— Ma Giacinta ! dit Giglio, dans la douleur de son amour et de la piqûre d’épingle, ma Giacinta oublions les chagrins de l’absence. Elles nous sont rendues, les douces heures du bonheur de l’amour.

— Je ne sais quelles sottises vous bavardez là interrompit Giacinta. Vous parlez des chagrins de l’absence, et pour ma part je peux vous assurer que je ne m’imaginais pas que vous vous sépariez de moi, et que je n’en ai pas éprouvé la moindre douleur. Si vous appelez heureuses les heures où vous vous donniez la peine de m’ennuyer, je ne crois pas qu’elles puissent jamais revenir. Cependant, en toute confiance, signor Giglio, vous avez en vous des choses qui me plaisent. Quelquefois vous ne m’avez pas été tout à fait désagréable, et à cause de cela je vous permettrai volontiers de me voir à l’avenir, autant toutefois qu’il sera convenable de le faire, bien que les circonstances qui empêchent toute intimité, et ordonnent entre nous une séparation, doivent vous imposer quelque contrainte.

— Giacinta ! Giacinta ! s’écria Giglio, quelles paroles singulières !

— Il n’y a rien de singulier ici, répondit Giacinta. Asseyez-vous tranquillement là, signor Giglio ; c’est peut-être la dernière fois que nous serons ainsi confidentiellement ensemble ; mais comptez toujours sur ma protection ; car, comme je vous l’ai dit, je ne vous retirerai jamais la bienveillance que je vous ai montrée.

Béatrice rentra, tenant en main quelques assiettes où se trouvaient les fruits les plus rares, et elle portait aussi sous son bras une assez grande fiole. L’intérieur de la corbeille se faisait jour. À travers la porte ouverte, Giglio aperçut un feu très-vif pétiller dans le foyer de la cuisine, et une foule de bons morceaux chargeaient la table, qu’ils couvraient en entier.

— Ma petite Giacinta, dit Béatrice d’un ton câlin, si vous voulez que notre repas soit digne de notre hôte, il me faudrait encore un peu d’argent.

— Prends ce qu’il te faudra, répondit Giacinta en tendant à la vieille une petite bourse, à travers les mailles de laquelle brillaient de beaux ducats d’or.

Giglio resta frappé de stupeur lorsqu’il reconnut dans cette bourse la sœur jumelle de celle que Celionati, et ce ne pouvait être que lui, lui avait fait glisser dans ses poches, et dont les ducats paraissaient frappés au même coin.

— C’est une illusion de l’enfer ! s’écria t-il. Il saisit violemment la bourse de la main de la vieille et la regarda de près ; puis il retomba sans force sur la chaise, lorsqu’il lut sur la bourse cette inscription : « Souviens-toi de ton rêve ! »

— Oh ! oh ! grommela la vieille en reprenant la bourse que Giglio tenait, le bras étendu loin du corps. Oh ! oh ! seigneur sans argent ! un spectacle de ce genre vous jette-t-il dans l’admiration et la stupeur ? Tenez ! écoutez cette jolie musique, et réjouissez-vous-en. Et alors elle agita la bourse, en fit sonner l’or, et quitta la chambre.

— Giacinta ! quel est cet épouvantable secret ? s’écria Giglio, écrasé de désespoir et de douleur, dites-le-moi, dites-le-moi sur ma vie !

— Vous êtes et serez toujours le même, répondit Giacinta en tenant devant la fenêtre son aiguille entre ses doigts pointus, et en y enfilant adroitement un bout de soie ; il vous est arrivé si souvent de tomber en extase, que vous errez çà et là comme une ennuyeuse tragédie, avec vos oh ! vos ah ! plus ennuyeux encore. Il n’est pas question le moins du monde de choses épouvantables, et si vous êtes capable d’être gentil et de ne pas gesticuler comme un homme à moitié fou, je pourrai vous raconter bien des choses.

— Parlez, donnez-moi la mort, murmura Giglio d’une voix éteinte et pour lui seul.

— Vous souvenez-vous, signor Giglio, de ce que vous me disiez, il n’y a pas bien longtemps encore, des prodiges opérés par un jeune comédien ? Vous le nommiez une aventure d’amour ambulante, un roman vivant sur deux jambes, et, que sais-je ? bien d’autres choses encore. Eh bien ! moi, je prétends de mon côté qu’une jeune modiste, à laquelle la bonté du ciel a accordé une charmante tournure, un joli visage, et surtout cette magique puissance intime au moyen de laquelle une jeune fille devient une vraie jeune fille, est un prodige bien plus grand encore. Un tel enfant gâté de la nature est une aventure d’amour planant dans l’air, et l’étroit sentier qui mène à elle est l’échelle céleste qui conduit dans le royaume des songes naïfs de l’amour. Elle est elle-même le tendre secret de la parure féminine, qui agit sur vous autres hommes tantôt dans l’éclat brillant de magnifiques nuances attrayantes, tantôt dans le doux reflet des blancs rayons de la lune, des nuées rosâtres ou de l’agréable magie des vapeurs bleues du soir. Séduit par l’ardent désir, vous vous approchez de ce secret merveilleux, vous apercevez la fée puissante au milieu de son arsenal de prodiges ; mais chaque dentelle touchée par son petit doigt blanc devient un lacet magnifique ; chaque ruban qu’elle arrange devient un serpent qui vous enlace, et dans ses yeux se reflète toute enivrante folie d’amour. Vous entendez vos soupirs répétés par le sein de la belle, mais discrets et, charmants, comme lorsque l’écho plein de désirs appelle la bien-aimée du sein des collines magiques. Il n’y a plus ni rang ni état. Pour le riche prince, pour le pauvre comédien, la petite chambre de la gracieuse Circé est l’Arcadie embaumée de fleurs fraîchement écloses au milieu, du désert de leur rude existence ; et c’est là qu’ils viennent chercher un refuge. Et si parmi les fleurs de cette belle Arcadie croît aussi l’herbe des serpents, qu’importe ? elle appartient à cette espèce séduisante qui étale de plus belles feuilles et jette de plus doux parfums.

— Oh ! oui ! dit Giglio en interrompant Giacinta ; et de la fleur même sort le petit animal dont la plante brillante et parfumée porte le nom, et il pique avec son dard pointu comme une aiguille à coudre.

— Oui, chaque fois, reprit Giacinta, qu’un homme étranger à l’Arcadie, et qui n’est pas fait pour y vivre, vient y fourrer son nez.

— Très-bien dit, ma belle Giacinta, continua Giglio plein d’amertume et de colère ; je dois avouer que pendant le temps que je ne t’ai pas vue tu es devenue singulièrement instruite. Tu philosophes sur toi-même, de façon à me causer le plus grand étonnement. Vraisemblablement tu te plais extrêmement dans l’attrayante Arcadie de ta chambre des toits, que le maître tailleur Bescapi ne cesse de fournir d’un arsenal suffisant de prodiges.

— Il peut m’être arrivé la même chose qu’à toi, continua froidement Giacinta, j’ai eu aussi quelques beaux songes. Pourtant, mon cher Giglio, ne prends que comme une-demi plaisanterie ou une agacerie malicieuse ce que je t’ai dit d’une jolie modiste ; cela peut d’autant moins s’appliquer à moi-même que ceci sera très-probablement mon dernier travail en ce genre. Ne t’effraye pas, mon bon Giglio ; mais il est très-possible qu’aux derniers jours du carnaval j’échange ce pauvre costume contre un manteau de pourpre, et ce petit escabeau contre un trône.

— Ciel et enfer ! mort et destruction ! s’écria Giglio en sautant vivement en l’air, les deux poings fermés sur son front ; ainsi ce que me disait à l’oreille ce scélérat hypocrite était donc une vérité. Ah ! ouvre-toi, abîme de flamme de l’Orcus : montez sur terre, esprits de l’Achéron aux ailes noires : c’en est assez. Et Giglio entama le plus affreux monologue de désespoir de quelque tragédie de l’abbé Chiari. Giacinta savait jusqu’au moindre vers de ce monologue, que Giglio avait cent fois déclamé devant elle, et, sans lever les yeux de dessus son ouvrage, elle soufflait à son amant désespéré chaque mot devant lequel celui-ci paraissait hésiter. Enfin il tira le poignard, s’en frappa la poitrine, tomba sur le plancher, de manière que toute la chambre en retentit, se releva, secoua la poussière de son habit, essuya la sueur de son front, et dit en riant : — N’est-ce pas, Giacinta, que cela est joué en maître ?

— À merveille, mon bon Giglio, répondit Giacinta ; mais il est temps, je pense, de nous mettre à table.

La vieille Béatrice avait mis le couvert, apporté quelques plats fumants, dressé la fiole mystérieuse, et posé près d’elle des verres de cristal étincelant.

Aussitôt que Giglio aperçut ces préparatifs, il s’écria hors de lui : — Ah ! le convive ! le prince ! où en suis-je, mon Dieu ! Je n’ai pas joué la comédie, mon désespoir était véritable. Oui, tu m’as précipité dans l’affreux-désespoir, traîtresse, infidèle, serpent, basilic, crocodile ! mais vengeance, vengeance ! Et en même temps il agita en l’air le poignard de théâtre qu’il avait ramassé.

Giacinta, qui avait jeté son ouvrage sur la table de travail et s’était levée, lui saisit le bras en disant : — Ne fais pas de niaiseries ; mon bon Giglio, donne cet instrument meurtrier à la vieille Béatrice pour en faire des cure-dents, et assieds-toi à table près de moi car tu es le seul convive que j’attendais.

Giglio, désarmé à l’instant, et devenu la patience en personne ; se laissa conduire à table et ne fit plus aucune façon.

Giacinta continua à lui parler tranquillement et à découvert du bonheur qui l’attendait. — Giglio, dit-elle, je te le jure, je ne suis pas aveuglée par un ridicule orgueil, et je n’ai nullement oublié ton visage ; et bien plus, si tu te montres seulement de loin en loin, je me souviendrai certainement de toi et je te ferai remettre maints ducats, de telle sorte que jamais tu ne manqueras de bas couleur de romarin et de gants parfumés.

Giglio, auquel quelques verres de vin avait remis en cervelle le roman merveilleux de la princesse Brambilla, lui répondit avec amitié :

— J’apprécie vos bonnes qualités, Giacinta ; mais quant à vos ducats, je ne pourrai en faire usage, puisque moi, Giglio, je suis sur le point de sauter à pieds joints dans la principauté, et il lui raconta comment la plus puissante et la plus riche princesse du monde l’avait choisi pour son chevalier, et comment il espérait, après le carnaval, dire, adieu, comme époux de la princesse, à la vie misérable qu’il avait menée jusqu’alors.

Giacinta parut très-charmée de l’heureuse aventure de Giglio, et tous deux jasèrent joyeusement de leur temps prochain de richesse et de plaisir.

— Je voudrais seulement, dit enfin Giglio, que les riches personnages que nous tiendrons bientôt sous nos lois eussent leurs frontières près les unes des autres, car nous ferions bon voisinage ; mais, si je ne me trompe, les possessions de ma princesse sont placées bien loin dans les Indes, à main gauche de la terre, vers la Perse.

— C’est terrible, dit Giacinta, je dois aussi aller très-loin, car les terres de mon époux princier doivent être situées près de Bergame ; mais il est possible qu’un jour nous devenions et restions voisins.

Enfin Giacinta et Giglio s’accordèrent à penser que leur royaume futur devait absolument être placé dans les environs de Frascati.

— Bonne nuit, chère princesse, dit Giglio.

— Bon repos, cher prince, répondit Giacinta ; et ils se séparèrent amicalement lorsque vint le soir.


V.


Comment Giglio, dans un temps de sécheresse complète d’esprit humain, trouva un sage expédient, empocha les sacs de Fortunatus et jeta un regard d’orgueil sur le plus humble des tailleurs. — Le palais Pistoja et ses prodiges. — Lectures du sage de la tulipe. — Le roi Salomon, le prince des esprits et la princesse Mystillis. — Comment un vieux Magnus se couvrit d’une robe de chambre noire, mit un bonnet de fourrure et dit des prophéties en mauvais vers avec une barbe non peignée. — Malheureux sort d’un bec jaune. — Comment le gracieux lecteur n’apprend pas dans ce chapitre ce qui se passa avec la belle inconnue pendant la danse de Giglio.


Chaque personne qui s’occupe d’une fantaisie doit, comme il est écrit dans un livre surchargé de sagesse, souffrir de quelque dérangement d’esprit qui monte et disparaît sans cesse, comme le flux et le reflux. Le temps du flux, où les vagues plus puissantes s’avancent avec un mugissement plus sonore, est celui de l’approche de la nuit ; comme aussi les heures du matin, aussitôt après le réveil, auprès de la tasse de café, peuvent être considérées comme le moment du reflux. C’est là, et le livre donne ce sage conseil, le moment de profiter de la magnifique lucidité donnée par le jeûne pour accomplir les choses les plus importantes de la vie.

C’est le matin seulement, par exemple, qu’il faut se marier, lire des critiques de journaux, faire son testament, battre ses domestiques, etc. etc.

Ce fut dans ce beau moment de reflux, où l’esprit de l’homme peut se carrer à son aise dans sa sécheresse complète, que Giglio Fava fut effrayé de sa folie, et ne comprit pas lui-même comment il n’avait pas fait depuis longtemps une chose qui, pour ainsi dire, lui crevait les yeux.

— Il n’est que trop certain, se dit-il, dans la joyeuse conscience de la lucidité de sa raison, que le vieux Celionati est à moitié fou, et que non-seulement il se complaît dans cet état de désordre d’esprit, mais qu’il veut encore y jeter les autres. Il est tout aussi certain que la plus belle, la plus riche de toutes les princesses, la divine Brambilla, est entrée dans le palais Pistoja ; et — ô ciel et terre ! — et si cet espoir, confirmé par des pressentiments, des rêves, par la bouche, de rose même de la plus attrayante des femmes masquées, n’est pas trompeur, elle a jeté sur mon trop heureux personnage un doux rayon d’amour de ses yeux célestes. Inconnue, voilée, derrière la grille fermée d’une loge, elle m’a vu lorsque je jouais le rôle du prince, et j’ai fait sa conquête. Peut-elle donc venir directement vers moi ? N’a-t-elle pas besoin, cette divine créature, de personnes tierces, de confidents qui trament le fil qui se rassemblera à la fin pour former le lien le plus doux. En dépit de tout ce qui est arrivé, Celionati est celui qui doit me conduire dans les bras de la princesse ; mais, au lieu de me mener par un chemin tranquille, et commode, il me jette dans une mer de folie et de moqueries ; il me persuade d’aller, enveloppé dans un costume grotesque, à la recherche de la belle princesse dans le Corso, et me parle de prince d’Assyrie, de magie, que sais-je ? Au diable toutes ces momeries ! au diable l’insensé Celionati ! Qui m’empêche de m’habiller galamment, d’entrer tout droit dans le palais de Pistoja et de me jeter aux pieds de Son Excellence ? Ô Dieu ! pourquoi n’ai-je pas fait cela hier, avant-hier ?

Mais une chose qui parut désagréable à Giglio, fut qu’en examinant en grande hâte sa garde-robe, il ne put s’empêcher de s’avouer à lui-même que son chapeau à plumes ressemblait, à s’y méprendre, à un coq de basse-cour plumé ; que son pourpoint, reteint trois fois, reflétait toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; que le manteau laissait trop apercevoir l’art du tailleur, qui avait par de hardis points de couture nargué les efforts du temps rongeur ; que ses culottes de soie bleue bien connues et ses bas roses avaient pris les teintes passées de l’automne. Il saisit tristement sa bourse, qu’il croyait trouver à peu près vide, et il la vit prête à rompre de plénitude.

— Divine Brambilla ! oui, je pense à toi, à ton beau rêve, s’écria-t-il transporté de joie.

On peut croire que Giglio, tenant en poche l’agréable bourse, qu’il regardait comme une espèce de sac de Fortunatus, courut toutes les boutiques de brocanteurs et de tailleurs pour se procurer un habillement plus beau que n’en eut jamais prince de théâtre. Tout ce que l’on montrait n’était pas assez riche, pas assez magnifique. Enfin il se rappela qu’il ne trouverait de costume satisfaisant que taillé par les mains habiles de Bescapi, et se rendit aussitôt chez lui.

Lorsque celui-ci connut le désir de Giglio, il s’écria, le visage tout illuminé :

— Ô mon cher signor Giglio, j’ai là ce qu’il vous faut.

Et il conduisit sa pratique, avide d’acheter, dans un autre cabinet. Mais Giglio ne fut pas médiocrement surpris en ne trouvant là que des costumes de la comédie italienne et d’autres masques des plus excentriques. Il crut n’avoir pas été compris de Bescapi, et lui fit une description assez vive du riche costume qu’il désirait.


— Accoupleur damné !


— Ah, Dieu ! qu’y a-t-il encore ? s’écria tristement Bescapi. Mon bon signor, je ne crois pourtant pas que de nouvelles attaques…

— Voulez-vous, maître tailleur, me vendre un habillement comme je le désire ? c’est bien, sinon gardez-le ! interrompit Giglio impatienté et faisant en même temps sonner les ducats de sa bourse.

— Bien ! bien ! signor Giglio, répondit Bescapi à demi-voix, ne vous emportez pas. Vous ne savez combien je vous estime. Ah ! si vous aviez un peu, seulement un peu de bon sens…

— Qu’osez-vous dire, monsieur le maître tailleur ? s’écria Giglio furieux.

— Eh ! continua Bescapi, puisque je suis un maître tailleur, je voudrais pouvoir vous prendre convenablement mesure de l’habit, afin qu’il vous allât parfaitement. Vous courez à votre perte, signor Giglio, et je regrette de ne pouvoir vous répéter tout ce que m’a raconté le sage Celionati sur vous et sur le sort qui vous attend.

— Oh ! oh ! dit Giglio, le sage Celionati, le fameux charlatan, qui me poursuit de toutes les manières, qui veut me ravir mon plus grand bonheur, parce qu’il hait mon talent, qu’il me hait moi-même, parce qu’il se révolte contre le sérieux des natures supérieures, parce qu’il voudrait tourner tout en ridicule dans ses sottes momeries, dans ses plaisanteries misérables. Ô mon bon monsieur Bescapi ! je sais tout ; le digne abbé Chiari m’a mis au courant de toutes ses intrigues. L’abbé est un homme admirable, la nature la plus poétique que l’on puisse trouver ; car il a écrit pour moi le Maure blanc, et personne sur vaste terre ne peut jouer le Maure blanc que moi seul.

— Que dites-vous ? s’écria maître Bescapi riant aux éclats ; le digne abbé, que Dieu veuille bientôt appeler à lui pour ajouter à sa collection des natures supérieures, a-t-il donc blanchi un Maure avec les larmes qu’il laisse si torrentiellement tomber de ses yeux ?

— Je vous demande encore une fois si, pour mes bons ducats, vous voulez me vendre, oui ou non, l’habillement que je désire ! répliqua Giglio, contenant avec peine sa colère.

— Avec plaisir, mon bon monsieur Giglio, répondit Bescapi tout joyeux.

Et alors le maître tailleur ouvrit un cabinet où se trouvaient accrochés les plus magnifiques costumes. Giglio en remarqua de suite un qui joignait à une grande richesse une couleur qui attirait ses yeux. Maître Bescapi laissa comprendre que cet habillement serait d’un prix trop élevé, et par conséquent au-dessus des moyens de Giglio.

— Donnez toujours, et faites le prix qu’il vous plaira, dit Giglio en tirant sa bourse.

— Mais je ne peux pas vous le donner, dit Bescapi, il est destiné à un prince étranger, le prince Cornelio Chiapperi.

— Comment ? que dites-vous ? s’écria Giglio ravi jusqu’à l’extase, Eh bien ! cet habit est fait pour moi, et pour nul autre. Heureux Bescapi ! c’est le prince Cornelio Chiapperi lui-même qui est devant vos yeux, et qui a retrouvé chez vous son moi, son être intérieur.

Lorsque Giglio prononça ces paroles, maître Bescapi décrocha les habits, appela un de ses garçons, et lui ordonna, tout en les empaquetant dans une corbeille, de les porter à la suite de Sa Grâce le prince ici présent.

— Gardez votre argent, mon très-gracieux prince, s’écria Bescapi à Giglio, qui voulait le payer. Vous vous pressez trop. Votre très-humble serviteur le recevra toujours assez à temps. Le Maure blanc vous remboursera peut-être cette petite dépense. Dieu vous protége, mon excellent prince !

Giglio jeta au maître tailleur, qui se confondait en révérences plus profondes l’une que l’autre, un regard d’orgueil ; il remit en poche le sac de Fortunatus, et sortit avec le bel habit du prince.


Ils l’entouraient complétement et le regardaient avec des yeux ardents.

Il lui allait à ravir ! Giglio, dans les transports de sa joie, mit un brillant ducat dans la main du garçon tailleur qui l’avait aidé à se déshabiller.

Le garçon tailleur le pria de lui donner en place quelques bons paolis, parce qu’il avait entendu dire que l’or des princes de théâtre n’avait pas cours, et que leurs ducats étaient des boutons ou des liards.

Giglio jeta à la porte le trop sage garçon tailleur ; et après qu’il eut longtemps essayé devant le miroir les gestes les plus gracieux, après qu’il se fut rappelé les plus fantastiques phrases des héros ivres d’amour, et qu’il se fut suffisamment convaincu qu’il était tout à fait irrésistible, il se dirigea hardiment, comme déjà le crépuscule commençait à descendre, vers le palais de Pistoja.

La porte, non cadenassée, céda à la pression de sa main, et il se trouva dans un vestibule garni de colonnes, où régnait le silence de la mort. Tout en regardant avec étonnement autour de lui, de sombres images du passé s’élevèrent du fond de son âme. Il lui semblait qu’il était déjà venu en ce lieu ; mais, comme rien ne pouvait prendre une forme précise en lui-même, comme toute sa peine, en fixant ses yeux sur ces images, était vaine, il se sentit saisi d’une inquiétude, d’une oppression, qui lui étaient le courage de pousser plus loin son aventure.

Au moment de sortir du palais, il fut sur le point de tomber à terre, glacé d’effroi, lorsqu’il vit en face de lui son moi comme enveloppé d’un brouillard. Bientôt il s’aperçut que ce qu’il avait pris pour son double lui-même n’était que son reflet que lui jetait une sombre glace placée devant lui. Mais au même instant il lui sembla que cent douces voix murmuraient :

— Ô signor Giglio ! comme vous êtes beau, comme vous êtes magnifique !

Giglio se posa devant un miroir en buste, leva la tête, mit la main gauche sur le côté, et s’écria pathétiquement en élevant la droite :

— Courage, Giglio, courage ! ton bonheur est certain, cours le saisir !


Le parrain Drosselmeir.

Et alors il commença à marcher du haut en bas, d’un pas toujours plus assuré. Il toussa : le silence continuait, nul être vivant ne se faisait voir. Alors il essaya d’ouvrir tantôt une porte, tantôt une autre : toutes étaient fermées.

Que lui restait-il à faire, sinon de monter le large escalier de marbre qui se déployait magnifiquement des deux côtés du vestibule ?

Arrivé sur un corridor supérieur, dont l’ornementation correspondait à la simple magnificence de l’ensemble, Giglio crut entendre venir des lointains le son bizarre d’un instrument inconnu. Il s’approcha avec précaution, et remarqua bientôt une éblouissante lumière, qui tombait sur les murs du corridor par le trou de la serrure. Puis il s’aperçut que ce qu’il avait pris pour le son d’un instrument inconnu était la voix d’un homme qui résonnait en effet d’une manière étrange. Tantôt on aurait dit que l’on frappait des cymbales, tantôt on aurait cru entendre une flûte d’un son bas et sourd.

Lorsque Giglio se trouva devant la porte, elle s’ouvrit d’elle-même ; il entra et resta immobile d’étonnement. Il se trouvait dans une salle énorme, dont les murs étaient revêtus de marbres tigrés de pourpre ; d’une haute coupole descendait un lustre dont le feu brillant recouvrait tous les objets d’un reflet d’or. Dans le fond, une riche draperie d’étoffe d’or formait le baldaquin d’un trône sous lequel, placé sur une estrade de cinq marches, se trouvait un fauteuil à bras, doré, foulant des tapis de couleurs variées. Et sur ce fauteuil était assis un homme vieux et petit, avec une longue barbe blanche, habillé d’une robe d’étoffe d’argent, qu’il avait déjà portée au cortége de la princesse Brambilla, dans la tulipe brillante d’or. Comme autrefois, il portait sur sa tête vénérable une espèce d’entonnoir d’argent ; comme autrefois, il portait sur le nez d’immenses lunettes ; comme autrefois aussi, il lisait à voix haute (et c’était cette voix que Giglio avait entendue de loin) dans un grand livre ouvert et placé sur le dos d’un petit Maure agenouillé devant lui.

Des deux côtés se trouvaient les autruches, comme de puissants satellites, et l’une après l’autre elles tournaient avec leurs becs les feuilles du livre à mesure que le vieillard les avait lues.

Tout autour, placées en demi-cercle, étaient assises une centaine de dames admirablement belles ; on aurait pu les prendre pour des fées, car elles portaient le costume qu’on leur prête. Toutes faisaient du filet avec ardeur. Au milieu du demi-cercle, devant le vieux, deux petites poupées étranges, la tête ornée d’une couronne royale, étaient assises sur un petit autel de porphyre. Elles paraissaient dormir.

Lorsque Giglio se fut un peu remis de son étonnement, il voulut annoncer sa présence. Mais à peine avait-il rassemblé ses idées pour parler, qu’il reçut un violent coup de poing par derrière. À son grand effroi, il aperçut une rangée de Maures armés de longues piques et de petits sabres. Ils l’entouraient complétement, et le regardaient avec des yeux ardents et en montrant leurs dents d’ivoire.

Giglio vit que le meilleur parti à prendre était la patience.

Ce que le vieillard lisait aux dames disait à peu près ceci :

Le signe de feu de l’homme des eaux est au-dessus de nous. Le dauphin nage sur les vagues mugissantes vers l’ouest, et jette de ses naseaux le pur cristal dans le fleuve brumeux.

Il est temps que je vous parle des grands mystères qui s’accomplirent, de l’étonnante énigme dont l’explication vous sauvera d’une perte terrible. Sur les créneaux de la tour était Magnus Hermod, et il observait le cours des astres. Alors quatre hommes âgés, enveloppés dans des tuniques dont la couleur ressemblait à celle du feuillage, s’avancèrent vers la tour et montèrent le sentier qui y conduisait. Quand ils furent au pied de cette tour, ce fut un grand cri de détresse.

— Écoute-nous, écoute-nous, grand Hermod, disaient-ils, ne sois pas sourd à nos plaintes ; sors de ton profond sommeil. Si nous avions la force de tendre l’arc du roi Ophioch, nous te percerions le cœur d’une flèche, comme il l’a fait, et tu serais forcé de descendre, et tu ne resterais pas là-haut, assailli par les vents impétueux comme une souche de bois insensible. Mais, vénérable vieillard, si tu ne veux pas t’éveiller, nous avons préparé des objets propres à être lancés vers toi, et nous voulons atteindre ta poitrine avec de lourdes pierres, afin que le sentiment humain qui y est renfermé s’éveille.

Éveille-toi, beau vieillard !

Magnus Hermod regarda en bas, s’appuya sur la balustrade, et dit d’une voix qui ressemblait au sourd mugissement de la mer, aux plaintes de la tempête qui s’approche :

— Vous, gens qui parlez en bas, ne soyez pas des ânes. Je ne dors pas et ne dois pas être éveillé par des flèches et des débris de rocher. Je sais à peu près ce que vous voulez, mes chers amis ; attendez un peu, je vais descendre. Cueillez quelques fraises en attendant, ou cherchez une distraction assis sur ces grandes pierres. Je viens à l’instant.

Lorsque Hermod fut descendu et qu’il eut pris place sur un grand rocher couvert du moelleux et bariolé tapis de la mousse la plus belle, celui des hommes qui paraissait le plus âgé, et dont la barbe blanche descendait jusqu’à la ceinture, s’exprima en ces termes :

— Grand Hermod, tu sais certainement d’avance tout ce que je vais te dire, et mieux que moi-même ; mais pour te montrer que je le sais aussi, je dois en parler.

— Parle, jeune homme, répondit Hermod, je t’écouterai volontiers, car ce que tu viens d’avancer m’annonce que ton intelligence est grande, si ce n’est point encore la profonde sagesse, bien que tu aies quitté à peine les chaussures de l’enfance.

-Vous savez, grand Magnus, continua l’orateur, que le roi Ophioch parla ainsi un jour dans le conseil, lorsqu’il y était question que chaque vassal serait tenu d’apporter chaque année une certaine quantité d’esprit au magasin de tout plaisir dans le royaume, au profit des pauvres :

— Le moment où l’homme tombe est le premier où se dresse son moi véritable.

Vous savez qu’il tomba, après avoir à peine prononcé ces paroles, pour ne plus se relever, car il était mort. Et comme il arriva que la reine Eiris ferma au même instant les yeux pour ne plus les rouvrir, alors le conseil d’État se trouva dans un grand embarras pour la succession au trône ; car les époux royaux étaient restés sans enfants.

L’astrologue de la cour, un homme de beaucoup de bon sens, trouva un moyen de conserver encore au pays pendant un an la sage administration du roi Ophioch. Il proposa de faire ce qu’on avait fait avec un prince des esprits bien connu (le roi Salomon), auquel ceux-ci obéirent encore longtemps après sa mort. Le tabletier de la cour fut, en conséquence de ce projet, appelé dans le conseil d’État. Il fit un joli petit piédestal de buis, sur lequel on a placé le corps embaumé du roi Ophioch. Il était assis d’une manière convenable ; au moyen d’un cordon dont l’extrémité descendait comme la corde d’une horloge dans la chambre des conférences du grand conseil, son bras fut dirigé de manière à pouvoir mouvoir son sceptre de tous côtés. Personne ne douta que le roi Ophioch vécût et gouvernât. Seulement la source de l’Urdar présenta de singuliers prodiges. L’eau de la mer qui l’avait formée resta pure et claire ; mais, au lieu de procurer à tous ceux qui s’y miraient une joie indicible, plusieurs de ceux-là, en s’y voyant reflétés avec les objets de la nature, se trouvaient profondément irrités, parce qu’il était contraire à la dignité, à l’intelligence humaine, à toute sagesse péniblement acquise, de voir les objets et soi-même reflétés à l’envers. Et il se trouvait aussi une foule de gens qui s’augmentaient chaque jour et qui prétendaient que les vapeurs du lac pur troublaient les sens et changeaient en folie le sérieux convenable. Plusieurs, dans leur mauvaise humeur, souillaient à plaisir les eaux du lac, si bien qu’il perdit son limpide cristal, devint de plus en plus troublé, et prit enfin l’aspect d’un vilain marais.

Ceci, ô sage Magnus, a attiré sur le pays beaucoup de malheurs, car les gens les plus considérables se frappent le visage et prétendent que c’est la véritable ironie des sages.

Le plus grand malheur est qu’il en a été du roi Ophioch comme d’un certain prince des esprits. Le maudit ver de bois a rongé le siége, et tout à coup Sa Majesté est tombée au beau milieu de ses actes de gouvernement, devant les yeux d’une foule de peuple qui s’était pressée dans la salle du trône, de sorte qu’il a été impossible de cacher plus longtemps sa mort.

Ô sage Hermod, tu as toujours protégé le pays d’Urdargarten, dis, que devons-nous faire pour qu’un digne successeur monte sur le trône, et pour que le lac d’Urdar devienne de nouveau clair et pur ?

Magnus Hermod resta quelque temps dans des méditations profondes, et puis il parla ainsi :

— Attendez neuf fois neuf nuits, et la reine du pays s’épanouira du lac d’Urdar ; d’ici là, gouvernez-vous comme vous pourrez.

Et il arriva que des rayons de feu s’élevèrent sur le marais qui avait été autrefois la source de l’Urdar. C’étaient des esprits du feu qui plongeaient dans les eaux leurs regards brûlants, et des profondeurs se précipitaient en foule au dehors les esprits de la terre. Mais une belle fleur de lotus s’éleva du terrain qui s’était desséché, et, dans le calice de la fleur se trouvait un bel enfant endormi.

C’était la princesse Mystilis !

Quatre des ministres qui avaient été demander les conseils de Magnus Hermod l’enlevèrent avec précaution de son beau berceau. Les quatre mêmes ministres se chargèrent de la tutelle de la princesse, et ils cherchèrent à entourer le jeune enfant de tous les soins qu’ils étaient capables de lui donner. Mais ils tombèrent dans un grand chagrin lorsque la princesse, devenue assez grande pour parler convenablement, commença à employer un langage inintelligible pour tous. On écrivit de tous les côtés à des polyglottes pour reconnaître l’idiome que parlait la princesse ; mais un malin sort voulait que plus ces polyglottes étaient instruits et moins ils comprenaient les paroles que l’enfant prononçait très-clairement et avec une évidente intelligence.

La fleur de lotus avait de nouveau fermé son calice, mais autour d’elle jaillissait en petites sources le cristal de l’eau la plus pure. Les ministres en éprouvèrent une grande joie, car ils ne pouvaient s’empêcher de croire que le miroir de la source de l’Urdar brillerait bientôt à la place du bourbier.

Les sages ministres résolurent de faire, au sujet du langage parlé par la princesse, ce qu’ils auraient dû faire depuis longtemps : d’aller demander les conseils de Magnus Hermod.

Lorsqu’ils pénétrèrent sous les noirs ombrages de la forêt mystérieuse et aperçurent à travers le feuillage épais les massives tours, ils rencontrèrent un vieillard qui lisait attentivement dans un gros livre, assis sur un quartier de roche, et ils reconnurent en lui Magnus Hermod.

À cause de la fraîcheur du soir, Hermod s’était couvert d’une robe de chambre noire, et il avait sur la tête un bonnet garni de zibeline ; ce qui lui seyait bien, mais lui donnait une apparence étrange et un peu triste. Il sembla aussi aux ministres que la barbe d’Hermod était assez en désordre, car elle ressemblait à un buisson d’épines.

Lorsque les ministres lui eurent humblement exposé l’objet de leurs demandes, Hermod se leva et leur jeta un regard d’un éclat si terrible, qu’ils furent sur le point de tomber à genoux, et il se mit à rire si fort, que toute la forêt en trembla et en retentit, de telle sorte que les animaux effrayés se sauvèrent avec grand bruit à travers les bois, et les oiseaux s’élevèrent, en poussant des cris désespérés des épaisseurs des bocages. Les ministres, qui n’avaient jamais vu Magnus Hermod dans cette disposition d’esprit sauvage, ne se sentaient pas très à l’aise. Mais Magnus se rassit sur la grosse pierre, ouvrit le livre, et lut d’une voix solennelle :

— Une pierre noire se trouve dans les sombres salles où autrefois les époux royaux, saisis par le sommeil, la pâle mort sur le front et les joues, ont attendu le son puissant de l’heure magique.

Et sous cette pierre se trouve profondément enseveli ce qui doit donner à tous le bonheur de la vie, formé de boutons et de fleurs c’est pour Mystilis que cet objet doit resplendir ; pour elle, c’est le plus précieux des biens.

L’oiseau aux plumes variées se prend dans le filet que les fées ont fait de leurs mains. L’accomplissement s’approche, les nuages sont dissipés, et l’ennemi lui-même doit se donner la mort.

Pour mieux entendre ouvrez vos oreilles, pour mieux voir prenez des lunettes, si vous voulez être des ministres de quelque valeur mais si vous êtes des ânes, vous êtes tous perdus.

Et alors Magnus ferma son livre avec tant de force qu’il se fit un bruit comme un fort coup de tonnerre, et que tous les ministres tombèrent renversés sur le dos. Lorsqu’ils se relevèrent Magnus avait disparu.

Arrivés à Urdargarten, ils se rendirent aussitôt dans la salle où le roi Ophioch et la reine Eiris avaient passé endormis treize fois treize lunes ; ils levèrent la pierre noire et trouvèrent, profondément enfouie dans la terre, une petite cassette merveilleusement travaillée et du plus bel ivoire. Ils la mirent dans la main de la princesse Mystilis, qui pressa aussitôt un ressort : le couvercle s’ouvrit et lui laissa prendre le joli appareil à faire du filet qui se trouvait dans la boîte. À peine eut-elle cet objet dans les mains qu’elle se mit à rire tout haut de joie, et dit distinctement :

— Ma petite grand’mère l’avait placé dans mon berceau ; mais vous, fripons, vous me l’aviez dérobé, et vous ne me l’auriez pas rendu si vous n’étiez pas tombés sur le nez dans la forêt.

Et la princesse se mit aussitôt à faire du filet avec ardeur.

Les ministres se préparaient à faire tous ensemble des sauts de joie, lorsque la princesse tout d’un coup se roidit et se rassembla en une jolie petite poupée de porcelaine.

Si la joie des ministres avait d’abord été excessive, leur chagrin fut encore plus grand. Ils pleurèrent et sanglotèrent tellement qu’on les entendait de tout le palais, jusqu’à ce que tout à coup l’un d’eux se mit à réfléchir, s’essuya les yeux avec sa tunique et parla de la sorte :

— Ministres, — collègues, — camarades, — je crois que le grand Magnus a raison, et que nous sommes, — nous sommes ce que nous voulons être. L’énigme est-elle devinée ? L’oiseau aux plumes variées est-il pris ? Le filet, c’est le lacet qui doit le prendre.

Sur l’ordre des ministres, les plus belles femmes du royaume, de vraies fées pour la figure et les manières, furent rassemblées dans le palais et couvertes des robes les plus riches. Elles devaient faire incessamment du filet. Mais cela fut inutile. L’oiseau ne se montra pas ; la princesse Mystilis resta une petite poupée de porcelaine, les eaux ruisselantes de l’Urdar se desséchèrent de plus en plus, et tous les vassaux du royaume tombèrent dans le mécontentement le plus amer.

Il arriva de là que les quatre ministres, presque réduits au désespoir, allèrent s’asseoir près du marais qui avait été autrefois leur beau lac miroitant ; ils laissèrent éclater leurs plaintes et supplièrent Magnus, avec les phrases les plus touchantes, d’avoir pitié d’eux et des pauvres habitants de l’Urdar.

Un sourd gémissement monta du fond des eaux, la fleur du lotus ouvrit son calice, et il en sortit le grand Magnus, qui dit d’une voix courroucée :

— Malheureux aveugles ! ce n’est pas à moi que vous avez parlé dans la forêt, c’est au noir démon Typhon lui-même, qui vous a enveloppés d’un charme maudit et vous a livré le maudit secret de la boîte de filet. Mais, par malheur pour lui, il a dit plus de vérités qu’il ne voulait le faire. Si les mains tendres des dames fées peuvent faire le filet, l’oiseau peut aussi être pris ; mais écoutez l’énigme véritable dont l’explication délivrera la princesse de son enchantement.

Le vieillard avait lu jusque-là ; il s’arrêta, s’éleva de son siége et parla ainsi à la petite poupée qui se trouvait au milieu du cercle, sur l’autel de porphyre :

— Bons, excellents époux royaux, cher Ophioch, Eiris vénérée, ne dédaignez pas de nous suivre dans notre pèlerinage, dans le costume commode de voyage que je vous ai donné. Moi, votre ami Ruffiamonte, je tiendrai mes promesses.

Alors Ruffiamonte parcourut des yeux le cercle des dames et dit :

— Il est temps pour vous de déposer votre ouvrage et de réciter les mystérieuses paroles que le grand Magnus Hermod dit du calice de la merveilleuse fleur de lotus.

Et, pendant que Ruffiamonte battait fortement la mesure avec un petit bâton d’argent sur le livre ouvert, les dames, après avoir quitté leurs siéges, dirent en chœur, en formant un cercle épais autour de Magnus et récitèrent les paroles mystérieuses.

Alors les autruches et les Maures poussèrent des cris confus, et on entendait aussi la voix de beaucoup d’autres oiseaux. Mais Giglio, qui s’était remis de sa stupeur et avait repris tout son sang-froid, et auquel ceci paraissait une burlesque comédie, s’écria plus fort que tous les autres :

— Au nom de Dieu ! qu’est-ce ? Aurez-vous bientôt fini toutes vos folies ? Soyez donc raisonnables. Dites-moi où je pourrai trouver la princesse, Sa Grâce l’admirable Brambilla !

Je suis Giglio Fava, le plus fameux comédien du monde, que la princesse Brambilla aime et qu’elle veut élever aux plus grands honneurs. Ainsi écoutez-moi donc, dames, Maures, autruches ; je sais cela mieux que le vieux qui est là, car je suis le Maure blanc, et aucun autre…

Aussitôt que les dames aperçurent Fava, elles poussèrent un perçant éclat de rire et coururent vers lui. Giglio ne put se dire pourquoi il ressentait tout d’un coup une crainte terrible, et il fit tout son possible pour les éviter. Il n’aurait pas pu y parvenir s’il n’eût réussi, en étendant son manteau, à s’envoler jusqu’à la coupole de la salle. Alors les dames coururent çà et là et jetèrent de grands draps vers lui, jusqu’à ce qu’il tombât épuisé. Alors elles lui lancèrent un filet sur la tête, et les autruches apportèrent une jolie cage d’or où on l’enferma sans pitié. Au même moment le lustre s’éteignit, et tout disparut comme par un coup de baguette.

Comme la cage était près d’une grande fenêtre, Giglio put regarder dans la rue, qui se trouvait silencieuse et déserte, parce que tout le monde était alors dans les maisons de jeu et les tavernes, de sorte que le pauvre Giglio, mal à l’aise dans son étroite prison, se trouva dans la solitude la plus complète.

— Est-ce donc là mon rêve de bonheur ? s’écria-t-il avec un accent douloureux. Est-ce là le tendre secret enfermé dans le palais Pistoja ? J’ai vu les Maures, les dames, le petit bonhomme de la tulipe, les autruches et tout ce qui est entré par la porte étroite ; il n’y manquait que les mulets et les pages emplumés ; mais Brambilla ne s’y trouvait pas. Non, ce n’est pas ici que demeure la charmante image de mon ardent désir, de ma passion si vive ! Ô Brambilla ! Brambilla ! et il faut que je languisse dans une vile prison, et je ne jouerai jamais le Maure blanc ! Oh ! oh ! oh !

— Qui se lamente si fort ? s’écria quelqu’un dans la rue.

Giglio reconnut à l’instant la voix du vieux Celionati, et un rayon d’espoir descendit dans son âme inquiète.

— Celionati ! cher monsieur Celionati ! s’écria-t-il avec un accent fait pour émouvoir, est-ce donc vous que j’aperçois au clair de lune ? Je suis ici dans une vilaine position. Ils m’ont enfermé dans une cage, comme un oiseau ! Ô Dieu ! seigneur Celionati, vous êtes un homme vertueux et incapable d’abandonner son prochain dans la détresse. Vous avez à votre disposition des forces puissantes, sauvez-moi, sauvez-moi ! Ô liberté ! douce liberté ! personne ne t’estime plus que celui qui se trouve dans une cage, même lorsque les grilles en sont d’or.

Celionati se mit à rire violemment ; puis il ajouta :

— Vous voyez, Giglio, voilà où vous ont conduit votre maudite folie et vos rêves insensés ! Qui vous a dit d’entrer, dans une mascarade de mauvais goût, dans le palais de Pistoja ? Comment pouvez-vous vous glisser dans une réunion où je ne suis même pas invité ?

— Comment ! s’écria Giglio, vous appelez mascarade de mauvais goût le plus beau de tous les costumes, le seul sous lequel je pouvais décemment me montrer à la princesse adorée.

— C’est votre beau costume même qui est cause de ce qui vous est arrivé, répliqua Celionati.

— Mais suis-je donc un oiseau ? s’écria Giglio plein d’impatience et de colère.

— Les dames vous ont certainement pris pour un oiseau, et précisement pour un de ceux qui leur plaît le plus pour un bec jaune.

— Ô Dieu ! s’écria Giglio hors de lui. Moi ! Giglio Fava, le célèbre héros tragique, le Maure blanc, pris pour un bec jaune !

— Eh bien, signor Giglio ! dit Celionati, prenez patience ; dormez doucement et paisiblement si cela vous est possible. Qui sait si le jour qui va venir ne vous apportera pas quelque agrément ?

— Ayez pitié, signor Celionati, s’écria Giglio ; délivrez-moi de cette prison maudite ! Je n’entrerai jamais plus dans le palais de Pistoja.

— Vous n’avez en aucune façon mérité que je m’intéresse à vous, répondit Celionati. Vous avez méprisé mes bons avis, et vous voulez vous jeter dans les bras de mon ennemi mortel, l’abbé Chiari, qui, il est bon que vous le sachiez, vous a précipité dans ce malheur par ses vers bas et absurdes, pleins de mensonges et d’erreurs. Pourtant vous êtes dans le fond une bonne créature, et j’ai souvent prouvé que je suis un vieux fou facile à attendrir ; c’est pourquoi je veux vous sauver. J’espère que vous m’achèterez demain de nouvelles lunettes et un exemplaire de la dent du prince africain.

— Je vous achèterai tout ce que vous voudrez ; mais délivrez-moi, délivrez-moi ; je suis étouffé à moitié.

Giglio parla ainsi, et Celionati monta vers lui au moyen d’une échelle invisible ; il ouvrit la grande porte de la cage, et le malheureux bec jaune passa avec grande peine par cette ouverture. Mais dans le même moment un grand bruit confus s’éleva dans le palais, et des voix confuses et désagréables se mirent à caqueter et à crier.

— On remarque votre fuite, dit Celionati. Giglio, tâchez de vous sauver.

Avec l’énergie du désespoir, Giglio se fit un passage, s’élança dans la rue comme un insensé, bousculant ceux qui ne lui avaient fait aucun mal, et s’en alla courant avec furie.

— Oui, dit-il, le monstre qui est là sans corps, lorsque, de retour dans sa chambre, il examina son ridicule accoutrement dans lequel il avait combattu son moi, c’est mon moi, et ces habits de prince, le noir démon les a volés au bec jaune et me les a procurés pour me vexer, afin que les admirables dames, dans une malheureuse erreur, me prissent moi-même pour le bec jaune.

Je radote, je le sais, mais c’est juste ; car je suis devenu fou, parce que le moi n’a pas de corps.

Ho ! ho ! du courage ! en avant, mon cher aimable moi.

Là-dessus il s’arracha en furieux les beaux habits de dessus le corps, endossa la plus folle des mascarades et courut au Corso. Tous les plaisirs du ciel l’inondaient ; mais une charmante jeune fille à l’angélique tournure l’invita à la danse, un tambourin à la main.

Le lecteur apprendra dans le chapitre suivant ce qui arriva ensuite.


VI.


Comment un danseur devint un prince, tomba évanoui dans les bras d’un charlatan, et le soir au souper douta du talent de son cuisinier. — Liqueur anodine, et grand bruit sans cause. — Combat chevaleresque de deux amis saisis d’amour et de tristesse, et son issue tragique. — Désavantage et inconvenance du tabac à priser. — Franc-maçonnerie d’une jeune fille, et nouvel appareil pour voler en l’air. — Comment la vieille Béatrice se mit une lunette sur le nez et l’ôta.


Elle. — Tourne, tourne plus fort, tourbillonne sans repos, gaie, folle danse ! Ah ! comme tu fuis plus rapide que l’éclair ! Pas de repos ! pas de halte ! Des fantômes divers pétillent en passant comme les étincelles ardentes d’un feu d’artifice, et s’effacent dans la nuit noire. Le plaisir poursuit le plaisir, ne peut l’atteindre, et de là renaît le plaisir. Rien d’ennuyeux comme d’arrêter, cloué au plancher, chaque mot, chaque regard ! Je ne voudrais pas, pour cela même, être une fleur. J’aime mieux être le scarabée doré qui murmure et bourdonne autour de ta tête, si bien qu’à son bruit tu n’entends plus la voix de ta raison. Et, d’ailleurs, où reste-t-elle, la raison, quand les tourbillons du sauvage plaisir l’entraînent ? Tantôt trop lourde, elle brise ses faibles liens et tombe dans l’abîme ; tantôt trop légère, elle monte dans les espaces brumeux du ciel. Impossible de conserver en doutant un esprit qui raisonne. Laissons-la, tant que dureront nos passes et nos tours ! Aussi je ne te ferai pas de phrases, beau, agile compagnon ! Vois, comme en tournant autour de toi, je t’échappe au moment où, en me poursuivant, tu croyais me tenir ; et maintenant ! et maintenant encore !

Lui. — Et pourtant ! ah ! non ! c’est manqué ! Mais cela vient seulement de ce que, dans la danse, il faut faire attention à son équilibre. Pour cela il faut que chaque danseur tienne quelque chose à la main, comme un balancier ; et pour cela aussi je veux tirer mon large sabre et l’agiter dans l’air. Voilà ! que penses-tu de cette cabriole, de cette pose dans laquelle je confie à la pointe de mon pied gauche tout le poids de mon moi ? Tu nommes cela de la folie ? Mais c’est de la raison, dont tu fais si peu de cas, quoique sans elle on ne comprenne rien, pas même l’équilibre, qui sert à bien des choses. Mais comment ! entourée de rubans de mille couleurs, planant comme moi sur la pointe du pied, le tambourin haut en l’air, tu veux que j’abandonne toute raison, tout équilibre ? Je vais te jeter la pointe de mon manteau pour que tu tombes étourdie dans mes bras ! Et pourtant non ! Aussitôt que je t’aurais touché tu ne serais plus : tu rentrerais dans le néant. Qui es-tu donc, être mystérieux, qui, formé d’air et de feu, appartiens à la terre, et regarde, séductrice, du sein des eaux ? Tu ne peux pas m’échapper. Pourtant tu veux descendre ; j’essaye de te saisir, et tu planes déjà dans les airs. Es-tu vraiment l’esprit des éléments qui enflamme la vie pour la vie ? Es-tu la mélancolie, le désir du cœur, l’extase, le plaisir céleste de l’existence ?

Mais encore cette même passe, — ce même tour ! Et pourtant, belle des belles, ta danse est éternelle, et c’est en toi ce qui étonne le plus.

Le tambourin. — Quand tu m’entends, ô danseur ! claquer, bruire, résonner, tu penses ou que je veux te dire quelque sage parole au milieu d’un flot de vain bavardage, ou que je suis une chose sotte, incapable de comprendre le ton et le tact de tes mélodies, et pourtant c’est moi qui te tiens dans le tact et le ton. Aussi écoute ! écoute ! écoute-moi !

Le sabre. — Tu crois, ô danseuse ! que, fait de bois, sourd et massif, sans ton ni sans tact, je te suis inutile ; mais sache que ce sont mes mouvements dans l’air qui dirigent le tact et le ton de ta danse. Je suis sabre et luth, et peux blesser les airs par le chant, par le bruit, par le tranchant et la pointe, et je te conserve le ton et le tact. Écoute ! écoute ! écoute-moi !

Elle. — Comme l’harmonie de notre danse va s’augmentant toujours ! Ah ! quels pas ! quels sons ! toujours plus hardis, toujours plus hardis ; et pourtant ils réussissent, parce nous comprenons la danse de mieux en mieux.

Lui. — Ah ! comme mille cercles de feu nous ceignent ! quel plaisir. Beau feu d’artifice, tu ne cesseras jamais, car ton matériel est éternel comme le temps ; pourtant, arrêtez, arrêtez, je brûle, je tombe dans le feu.

Le tambourin et le sabre. — Retenez-vous ferme ; retenez-vous ferme ; à nous, danseurs.

Elle et lui. — Ah ! malheur ! la tête me tourne. Tourbillon ! soutenez-nous ! nous tombons

Ainsi se faisait mot pour mot la merveilleuse danse, où Giglio Fava déployait sa souplesse et ses grâces avec l’admirable belle qui ne pouvait être autre que la princesse Brambilla, jusqu’à ce qu’ils furent sur le point de tomber évanouis dans l’enivrement de leur bruyant plaisir. Mais cela n’eut pas lieu. Bien plus, Giglio, encouragé encore une fois par le sabre et le tambourin à se tenir ferme, crut tomber dans les bras de la belle ; mais cela ne se fit pas non plus, car il ne se trouva pas dans les bras de la princesse, mais bien dans ceux du vieux Celionati.

— Je ne sais pas, cher prince, dit Celionati (car, malgré votre déguisement particulier, je vous ai reconnu au premier coup d’œil), comment vous pouvez vous laisser abusez si grossièrement, avec une intelligence comme la vôtre. Il est heureux pour vous que je me sois trouvé là pour vous recevoir dans mes bras, lorsque la drôlesse, profitant de votre évanouissement, allait vous enlever.

— Je vous remercie de votre bon vouloir, mon cher monsieur Celionati, répondit Giglio, mais je ne comprends pas pourquoi vous parlez de grossière erreur, et je suis au désespoir que ce fatal étourdissement m’empêche de terminer, avec la princesse la plus gracieuse et la plus belle, une danse qui me faisait tant de plaisir.

— Que dites-vous ? repris Celionati, croyez-vous réellement que vous dansiez avec la princesse Brambilla ? Pas le moins de monde ! là est justement l’ignoble tromperie. La princesse vous a envoyé une personne de basse condition pour poursuivre, sans être troublée, un autre commerce d’amour.

— Serait-il possible que j’eusse été trompé ? s’écria Giglio.

— Pensez, continua Celionati, que si votre danseuse eût été réellement la princesse, le grand Magnus Hermod vous serait apparu aussitôt que vous auriez eu terminé votre heureuse danse, pour vous conduire dans votre royaume avec votre noble fiancée.

— C’est vrai, dit Giglio ; mais dites-moi comment tout cela s’est passé, et avec qui dansais-je ?

— Vous saurez tout, repris Celionati, c’est votre droit ; je vais vous accompagner jusque dans votre palais, pour parler plus librement avec vous, mon prince.

— Ayez donc alors la bonté de m’y conduire, répliqua Giglio, car je dois vous avouer que la danse avec la princesse supposée m’a fait un effet si étrange que je trébuche entre le songe et la vérité, et que pour le moment je ne sais réellement pas où mon palais est situé.

— Venez avec moi, Excellence, s’écria Celionati en lui prenant le bras, et ils partirent ensemble.

Il alla droit au palais Pistoja. Déjà sur les marches de marbre du palais, Giglio regarda l’édifice du haut en bas, et dit à Celionati :

— Si c’est là vraiment mon palais, ce dont je ne doute certainement pas, alors j’ai donné l’hospitalité à de singuliers hôtes, qui mènent là-haut, dans la plus belle salle, une folle existence, et se comportent comme si la maison leur appartenait plus qu’à moi. Des femmes effrontées, étrangement costumés, y retiennent les gens d’esprit, et (que les saints me protégent !) il m’est, je crois, arrivé à moi, le maître de la maison, d’être pris pour l’oiseau rare qu’elles doivent prendre dans les filets que l’art des fées a tissés de leurs mains tendres, et cela a causé assez de trouble et de désordre.

J’ai une idée vague d’avoir été enfermé ici dans une vile cage, et j’aimerais mieux ne pas y entrer. S’il pouvait se faire, mon cher Celionati, que mon palais, pour aujourd’hui, fût placé ailleurs, je le préférerais de beaucoup.

— Votre palais, Excellence, répliqua Celionati ne peut être placé nulle part ailleurs qu’ici même, et il serait contraire à toute étiquette d’aller dans une maison étrangère. Vous pensez bien, mon prince, que tout ce que nous faisons, et ce que l’on fait ici, n’a rien de réel et n’est qu’un caprice menteur ; et vous n’éprouverez plus le moindre désagrément du peuple fantasque qui fait des siennes là-haut. Entrez sans crainte.

— Mais, dites-moi, reprit Giglio en retenant Celionati, qui voulait ouvrir la porte, la princesse Brambilla n’est-elle pas entrée ici en compagnie de l’enchanteur Ruffiamonte, avec un nombreux cortége de dames, de pages, d’ânes et d’autruches ?

— Sans doute, répondit Celionati ; mais cela ne doit en rien vous empêcher d’y rentrer, vous le maître du palais, avec la princesse ; vous y serez dorénavant parfaitement en repos. Et bientôt vous vous

y trouverez tout à fait à votre aise.

En disant ces paroles, Celionati ouvrit la porte du palais et poussa Giglio devant lui. Tout dans l’antichambre était silencieux et tranquille ; mais lorsque Celionati frappa à une porte, un petit Polichinelle très-agréable apparut une bougie allumée à la main.

— Si je ne me trompe, dit Giglio à ce petit être, j’ai déjà eu l’honneur de vous apercevoir, mon cher monsieur, sur l’impériale de la voiture de la princesse Brambilla.

— C’est la vérité, répondit celui-ci, j’étais autrefois au service de la princesse, et j’y suis encore maintenant, mais comme étant spécialement attaché à votre gracieuse personne, mon cher prince !

Polichinelle éclaira les arrivants, les introduisit dans une chambre magnifique et se retira discrètement, tout en ayant soin de prévenir son prince qu’à son ordre donné, où et quand il le désirerait, il apparaîtrait aussitôt qu’il lui plairait de presser un ressort qu’il lui montra.

— Je suis seul laquais des salles d’en bas, ajoutait-il, mais je supplée à tout par mon activité.

— Ah ! s’écria Giglio en s’admirant dans le riche et somptueux palais ; ah ! je vois maintenant que je suis réellement chez moi, dans ma chambre princière ; mon impresario l’a fait peindre, il s’est trouvé redevoir de l’argent et a donné un soufflet au peintre qui lui en demandait, ce qui fit que le machiniste roua l’impresario de coups avec une torche de furies. Oui, je suis dans mon habitation de prince ! Mais, mon cher signor Celionati, vous vouliez, au sujet de ma danse, me tirer d’une grossière erreur. Parlez, je vous en prie, parlez, mais avant tout asseyons-nous.

Lorsqu’ils furent placés l’un et l’autre sur de moelleux coussins, Celionati commença ainsi :

— Croiriez-vous, mon prince, que la personne qui dansait avec vous n’est autre qu’une jolie modiste, Giacinta Soardi.

— Est-il possible ? s’écria Giglio ; mais il me semble que cette fille a pour amant un misérable pauvre diable de comédien, Giglio Fava.

— En effet, repris Celionati ; mais pourriez-vous vous imaginer que la princesse Brambilla court par monts et par vaux après ce misérable pauvre diable de comédien, ce prince de théâtre, et que c’est pour cela même qu’elle vous envoie cette modiste, dans l’espoir que vous deviendrez éperdûment amoureux d’elle, et que vous en débarrasserez le prince de théâtre ?

— Quelle pensée criminelle ! s’écria Giglio ; mais, croyez-vous Celionati, c’est un charme diabolique qui embrouille et dérange tout. Je romprai ce charme avec ce sabre de bois que je manie d’une main habile, et j’anéantirai ce misérable qui a la hardiesse de souffrir que ma princesse l’aime.

— Faites-le, cher prince, répondit Celionati avec un malicieux sourire. J’attache moi-même une grande importance à ce que ce sot animal soit écarté.

Ici Giglio pensa à Polichinelle et au service qu’il devait faire auprès de lui ; il pressa le ressort caché, Polichinelle sauta à l’instant dans la chambre, et comme il l’avait promis, il sut suppléer à une quantité de domestique. Il fut tout à la fois cuisinier, sommelier, laquais et échanson ; et en quelques secondes un délicieux repas fut préparé.

Dans le très-remarquable caprice original qui a servi de guide à l’éditeur, il se trouve ici une lacune.

Il est dit que le prince (ce ne peut être que Giglio Fava qui faisait contre Giglio Fava des menaces de mort) fut attaqué tout à coup de violentes coliques, qu’il attribua à la cuisine de Polichinelle ; mais que, lorsque Celionati lui eut fait prendre une liquor anodynus, il s’était endormi et qu’un grand bruit s’était élevé. Et l’on n’apprend ni ce que signifie ce bruit, ni si Giglio Fava et Celionati ont quitté le palais Pistoja.

Le manuscrit continue ainsi plus loin :

Aussitôt que le jour commença à baisser, un masque attira dans le Corso l’attention générale par son excentricité et sa folie. Il portait sur la tête un bonnet singulier orné de deux grandes plumes de coq et un masque avec un nez ayant la forme d’une trompe d’éléphant sur lequel était placé d’immenses lunettes, un pourpoint avec de gros boutons, et avec cela de charmantes culottes de soir bleu de ciel, avec des rubans d’un rouge sombre, des souliers blancs avec des rubans rouges, et à son côté un beau sabre pointu.

Le bienveillant lecteur connaît déjà ce costume depuis le premier chapitre de ce livre, et sait d’avance qu’il ne peut être porté que par Giglio Fava.

À peine ce masque avait-il deux fois parcouru le Corso, qu’un capitan, Pantalon Brighella, qui se montre aussi souvent dans ce volume, apparut tout à coup et s’écria, en jetant sur le masque des yeux enflammés de courroux :

— Je te joins donc enfin, sot héros de théâtre, vil Maure blanc ! Tire ton sabre, lâche, défends-toi, ou je te traverse avec cette épée de bois.

Et en même temps, l’aventureux capitan Pantalon brandit son large sabre dans les airs ; Giglio ne fut pas le moins du monde déconcerté de cette attaque, mais il dit d’une voix calme :

— Quel est ce drôle brutal qui veut se battre en duel avec moi, sans savoir le moins du monde ce que sont les véritables coutumes chevaleresques ? Écoutez, mon ami, si vous me reconnaissez réellement pour le Maure blanc, vous devriez savoir que je suis un héros et un chevalier comme un autre, et que la seule courtoisie me porte à me promener en culottes bleu de ciel, des bas roses et des souliers blancs. C’est un costume de bal dans le genre du roi Arthur. Mon bon sabre brille à mon côté, et je me mettrai en garde en face de vous en vrai chevalier, lorsque vous m’attaquerez comme un chevalier, et quand vous serez quelque chose de plus convenable qu’un paillasse transformé en Romain.

— Pardonnez, ô Maure blanc ! dit le masque, d’avoir un moment oublié ce que je dois au héros et au chevalier ! mais, aussi vrai que le sang d’un prince coule dans mes veines, je vous montrerai que j’ai lu comme vous d’excellents livres de chevalerie.

Et alors le capitan Pantalon fit quelques pas en arrière, et dit avec l’expression de la plus intime politesse :

— Vous plaira-t-il ?

Giglio tira son épée en saluant élégamment son adversaire, et le combat commença.

L’on comprit aussitôt que tous deux s’entendaient parfaitement à de pareils exercices chevaleresques. Ils cramponnèrent leur pied gauche sur le terrain, tandis que le pied droit tantôt s’avançait en frappant la terre pour une attaque hardie, tantôt se retirait en arrière pour prendre une position de défense. Les lames brillantes se rencontraient, les bottes se suivaient avec la rapidité de l’éclair. Après une série chaude et menaçante les combattants se reposèrent. Ils se regardèrent, et il leur vint, avec le combat, une telle affection mutuelle qu’ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et pleurèrent abondamment. Puis le combat recommença avec une double force et une double adresse. Mais comme Giglio voulait parer une botte bien dirigée de son adversaire, l’épée de ce dernier fut rabattue sur les rubans de la culotte, qui tombèrent en gémissant.

— Halte ! s’écria le Capitan Pantalon.

On visita la blessure, que l’on trouva insignifiante. Quelques épingles suffirent pour remettre les rubans en place.

— Je vais prendre de ma main gauche mon glaive, dont la pesanteur fatigue mon bras, s’écria alors le capitan Pantalon ; tu peux continuer à tenir de la droite ton épée plus légère.

— Dieu me préserve d’accepter un tel avantage ! s’écria Giglio ; moi aussi je vais changer de main, et ainsi cela n’en voudra que mieux, et mes coups en seront plus sûrs.

— Viens sur mon cœur, bon et noble camarade ! s’écria le capitan Pantalon.

Les combattants s’embrassèrent de nouveau, et se mirent à sangloter de la noblesse de leur conduite, et ils s’attaquèrent avec une nouvelle furie.

— Halte ! s’écria à son tour Giglio, sentant son épée engagée dans le rebord du chapeau de son adversaire.

Celui-ci voulait d’abord nier cette atteinte ; mais comme le bord lui tomba sur le nez, il dut accepter les offres de service de Giglio.

La blessure était insignifiante. Le chapeau, après que Giglio l’eut arrangé, n’en resta pas moins un noble feutre.

Les combattants se regardèrent de nouveau avec une affection plus grande ; chacun avait reconnu la valeur éprouvée de l’autre. Ils s’embrassèrent, pleurèrent, et l’ardeur du combat renouvelé flamba plus violente encore. Giglio se découvrit, l’épée de son adversaire retentit sur sa poitrine, et il tomba en arrière sur le terrain, privé de sentiment.

Malgré ce dénoûment tragique, le peuple, lorsqu’on emporta le cadavre de Giglio, poussa un long éclat de rire, qui fit trembler tout le Corso, tandis que capitan Pantalon mit froidement dans le fourreau son large sabre de bois, et se promena d’un pas fier dans le Corso.

— Oui ! c’est résolu, dit la vieille Béatrice, je renverrai le vieux et laid charlatan Celionati, lorsqu’il se laissera voir de nouveau pour tourner la tête de ma douce belle enfant. Maître Bescapi s’est aussi entendu avec lui pour toutes ces folies.

La vieille Béatrice pouvait voir juste en une certaine façon, car depuis le temps où Celionati commença à rendre visite à la charmante modiste Giacinta Soardi, son cœur parut complétement changé. Elle était comme plongée dans un songe continuel, et disait de temps en temps des choses si extraordinairement obscures, que la vieille était inquiète pour sa raison.

L’idée fixe de Giacinta, autour de laquelle se groupaient toutes les autres, était (et le lecteur a déjà pu le présumer) que le magnifique et riche prince Cornelio Chiapperi l’aimait et demanderait sa main. Béatrice pensait que Celionati, le ciel savait dans quel dessein, troublait la raison de Giacinta ; car, si l’amour du prince était réel alors, il était incompréhensible qu’il n’eût pas depuis longtemps rendu visite à sa bien-aimée dans sa demeure, car les princes ne sont ordinairement pas timides, et les quelques ducats que Celionati leur avait remis n’avaient rien qui fût digne de la libéralité d’une excellence. En résumé, il n’existait pas de prince Cornelio Chiapperi, ou, s’il y en avait un, le vieux Celionati lui-même avait annoncé, du haut de ses tréteaux que le prince assyrien Cornelio Chiapperi, après s’être fait arracher une dent, avait disparu, et que sa fiancée, la princesse Brambilla, le faisait chercher.

— Vous le voyez, s’écria Giacinta les yeux brillants, ceci est la clef de tout le secret ; voilà la cause qui oblige le bon et noble prince à se cacher avec tant de soin. Enflammé qu’il est de son amour pour moi, il redoute la princesse Brambilla et ses prétentions à sa main, et ne peut cependant se décider à quitter Rome. Il ne se hasarde à se montrer dans le Corso que sous les costumes les plus étranges, et c’est justement dans le Corso qu’il m’a donné les preuves les moins douteuses de son tendre amour. Bientôt brillera pour le cher prince et pour moi l’étoile d’or du bonheur dans toute sa pureté. Vous souvenez-vous encore d’un comédien dégoûtant qui me faisait autrefois la cour, un certain Giglio Fava ?

— Je n’ai pas besoin pour cela de grands efforts de mémoire, répliqua la vieille, puisque le pauvre Giglio, que j’aime beaucoup plus qu’un prince imaginaire, est venu ici avant-hier, et s’est parfaitement régalé de l’excellent dîner que j’avais préparé.

— Pourriez-vous croire, continua Giacinta, que la princesse Brambilla court après ce misérable drôle ? c’est Celionati qui me l’a assuré. Mais, de même que le prince hésite à se déclarer publiquement pour moi, la princesse, de son côté, ne peut se décider qu’avec peine à rompre son premier amour, et à élever sur le trône le comédien Giglio Fava. Mais au même instant que la princesse donnera sa main à Giglio, le prince enchanté m’offrira la sienne.

— Giacinta ! s’écria la vieille, quelles folies ! quels rêves !

— Et lorsque vous prétendez, ajouta Giacinta, que le prince a rougi de visiter la bien-aimée dans sa chambrette, vous dites un affreux mensonge. Vous ne pourriez vous imaginer quels ingénieux artifices le prince met en œuvre pour me voir à la dérobée ; car vous devez savoir qu’outre ses autres qualités et ses connaissances louables, c’est aussi un grand magicien. Je ne veux pas me rappeler qu’il vint une fois me rendre visite la nuit, mais si petit, si délicat, si gentil, que j’aurais pu le croquer. Mais il m’apparaît souvent tout à coup dans cette chambre, même lorsque vous êtes là, et il ne tiendrait qu’à vous de voir non-seulement le prince, mais toutes les magnifiques choses qui s’opèrent alors. Mais je trouve moins de plaisir à voir notre étroite chambre prendre les grandes proportions d’une salle magnifique, aux murs plaqués de marbre, aux tapis brochés d’or, aux lits drapés en damas, aux tables, aux chaises d’ébène et d’ivoire, que lorsque, la main dans la main, j’erre avec le bien-aimé dans les plus beaux jardins que l’on puisse imaginer. Je ne suis nullement étonnée, ma bonne vieille, que tu ne puisses pas respirer les senteurs célestes qui parfument ce paradis, puisque tu as la mauvaise habitude de te bourrer le nez de tabac, et que tu ne cesses, même en présence du prince, de tirer ta petite tabatière. Et tu devrais pour le moins déranger un peu ton serre-tête pour entendre le chant des oiseaux du parc, qui s’empare des sens et dissipe toute douleur terrestre, et même le mal de dents ! Et puisque je le souffre, tu ne peux pas trouver peu convenable que le prince m’embrasse sur les deux épaules, car tu vois, n’est-ce pas ? comme au même instant les plus belles, les plus resplendissantes ailes de papillon me viennent tout à coup, et comme je m’élève haut, bien haut dans les airs : ah ! quel plaisir, quand je plane à côté du prince dans l’azur du ciel ! tout ce que la terre et le firmament ont de splendide, toutes les richesses, tous les trésors cachés dans le sein de la création, et dont on n’a qu’une vague idée, se présentent à mon regard enivré, et tout cela, tout cela est à moi !

Et tu dis, vieille, que le prince est avare et me laisse dans la pauvreté, en dépit de son amour ; et tu penses peut-être que je ne serai riche que lorsque le prince sera là, et tu es dans l’erreur. Vois, vieille, vois comme, dans ce moment même où je parle du prince et de sa magnificence, comme notre chambre s’est véritablement ornée. Vois ces rideaux, ces tapis, ces glaces, et avant tout cette précieuse armoire dont l’extérieur est digne des richesses qu’elle renferme, car tu n’as qu’à l’ouvrir, et les rouleaux d’or tomberont dans ton tablier. Et que penses-tu de ces belles dames, de ces femmes de chambre, de ces pages que le prince a mis à mon service avant qu’une cour brillante environne mon trône ?

En parlant ainsi, Giacinta s’avança vers l’armoire que l’aimable lecteur a déjà vue dans le premier chapitre, et dans laquelle de riches, mais étranges costumes étaient accrochés, et que Giacinta avait montés d’après la commande de Bescapi, et elle commença à s’entretenir avec eux à voix basse.

La vieille regarda, en secouant la tête, toutes les démarches de Giacinta, et elle dit :

— Dieu vous protége, Giacinta ; mais vous êtes tombée dans un état de démence, et je veux aller chercher le confesseur pour qu’il chasse le diable qui apparaît ici. Mais, je vous le dis, tout ceci est causé par cet horrible charlatan, qui vous a mis un prince en cervelle, et par ce sot tailleur qui vous a donné ces costumes à confectionner. Mais je ne veux pas gronder ! Reviens à la raison, ma douce enfant, ma chère petite Giacinta ; reviens à toi, sois gentille comme avant !

Giacinta s’assit sans rien répondre sur sa chaise, appuya sa petite tête sur sa main, et pensive regarda fixement le plancher.

— Et si notre bon Giglio cessait ses écarts, continua la vieille ; mais, attends donc ! mais en te regardant ainsi, ma petite Giacinta, ce qu’il nous a lu un jour de son petit livre me revient à l’esprit ; attends, attends, attends, tout cela va fort bien ensemble !

La vieille alla chercher dans une petite corbeille, entre des rubans, des dentelles, des lambeaux de soie et d’autres objets de toilette, un petit livre proprement relié ; elle mit ses lunettes sur son nez, s’accroupit par terre devant Giacinta, et lut :

« Était-ce sur la rive solitaire d’un ruisseau de la forêt ? était-ce dans un bocage de jasmins odorants ?

» Non ! je me rappelle, c’était dans une petite chambre gaie, illuminée par les rayons du soleil, que je l’aperçus. Elle était assise dans un fauteuil à bras un peu bas, la tête appuyée sur sa main droite, de sorte que les boucles de ses cheveux noirs ondoyaient capricieusement et s’élançaient comme une eau qui coule entre ses doigts blancs. Sa main gauche était placée sur ses genoux, et jouait avec les rubans de soie qui s’étaient dénoués de son corsage élancé qu’ils entouraient. Les mouvements de cette main semblaient suivre involontairement le pied, dont la pointe seule apparaissait parmi les plis nombreux de sa robe, et frappait doucement la terre en se levant et s’abaissant tour à tour.

Je vous le dis, tant de grâce, tant de charmes célestes étaient répandus sur toute sa personne, que mon cœur battait d’une extase indicible. J’aurais voulu posséder l’anneau de Gygès, elle ne m’aurait pas aperçu, car je craignais qu’à ma vue elle ne s’évanouît dans les airs comme l’image d’un rêve.

Un doux et bienveillant sourire jouait sur sa bouche et ses joues, de légers soupirs s’échappaient de ses lèvres d’un rouge de, rubis, et me frappaient comme de brûlantes flèches d’amour.

J’eus un moment d’effroi. Je crus dans l’éclair douloureux de ma brûlante joie avoir prononcé tout haut son nom. Mais elle ne faisait pas attention à moi, elle ne me voyait pas. Alors je me hasardai à regarder fixement ses yeux, qui semblaient dirigés sur moi, et dans le reflet de ce charmant miroir, s’ouvrit devant moi ce jardin magique dont l’image angélique était partie.

De brillants châteaux en l’air m’ouvrirent leurs portes, et de ces portes s’élançait un peuple joyeux et varié, qui dans ses cris de joie apportait les plus beaux, les plus riches dons. Mais ces dons c’étaient toutes les espérances, tous les désirs ardents qui venaient agiter son cœur, partis du plus profond de son âme. Toujours plus haut et plus violemment, se levaient, semblables à des vagues de la blancheur du lis, les dentelles qui couvraient sa poitrine éblouissante, et un incarnat pâle brillait sur ses joues ; alors seulement s’éveilla le secret de la musique et la belle des belles parla avec des accents célestes.

Croyez-moi, au reflet de cet admirable et étrange miroir, je me trouvais au milieu d’un parc enchanté.

— Tout cela est très-joli et très-bien dit, dit la vieille en fermant bruyamment le livre et en ôtant ses lunettes ; mais que de phrases diffuses, mon Dieu ! pour dire seulement que pour un homme de sens et d’esprit rien n’est plus gracieux et plus séduisant que de contempler une jeune fille qui est assise recueillie et bâtit des châteaux en l’air !

Et cela se rapporte admirablement à toi, ma chère Giacinta, comme je te le disais tout à l’heure, et tout ce que tu m’as bavardé du prince et de ses tours magiques n’est rien autre chose que le rêve dans lequel tu es tombée, raconté à voix haute.

— Et lors même que cela ne serait pas vrai, répondit Giacinta en se levant de son siége, et frappant dans ses mains comme un enfant joyeux, n’en serais-je pas d’autant plus ressemblante à la gracieuse et enchanteresse image dont parlait le livre que vous lisiez ?

Et sachez bien que c’étaient les paroles du prince qui s’échappaient involontairement de vos lèvres lorsque vous vouliez me lire un passage du volume de Giglio.


VII.


Comment d’affreuses choses furent exigées d’un charmant jeune homme au café Grec, comment un impresario eut du repentir, et comment un modèle des comédiens mourut des tragédies de l’abbé Chiari. — Dualisme chronique, et le double prince qui pensait de travers. — Comment quelqu’un, à cause d’un mal d’yeux, devint à moitié fou, perdit son pays et n’alla pas promener. — Dispute, combat et séparation.


Il est impossible que le bienveillant lecteur se plaigne de ce que l’auteur le fatigue dans cette histoire par de trop grands détours. Dans un petit espace de quelques centaines de pas à peine tout se trouve agréablement réuni. Le Corso, le palais Pistoja, le café Grec, etc., et en exceptant la petite excursion dans le pays d’Urdargarten, il reste toujours dans un cercle étroit et facile à parcourir. En quelques pas donc, le lecteur bienveillant se retrouve au café Grec où, il y a de cela quatre chapitres, le charlatan Celionati racontait l’histoire merveilleuse du roi Ophioch et de la reine Eiris.

Donc, dans le café Grec était assis à l’écart un jeune homme beau et bien mis, et il paraissait plongé dans des réflexions profondes, de sorte que lorsque deux personnes qui étaient entrées pendant ce temps et s’étaient approchées de lui l’eurent appelé deux ou trois fois de suite : — Signor ! mon cher signor ! il parut sortir d’un songe et demanda avec l’exquise politesse d’une personne du meilleur ton ce que lui voulaient ces messieurs.

L’abbé Chiari (il est bon que vous sachiez que ces deux hommes n’étaient autres que l’abbé Chiari, le fameux auteur du Maure blanc, plus fameux encore, et cet impresario qui mêlait la farce à la tragédie), l’abbé Chiari donc commença ainsi ;

— Mon excellent signor Giglio ! comment se fait-il que l’on ne vous voie plus nulle part, et qu’il faille vous chercher péniblement dans toute la ville de Rome ?

Vous voyez ici un pécheur repentant, que la force et la puissance de mes paroles ont converti, qui veut réparer tout le mal qu’il vous a fait, et vous payer richement de tout ce que vous avez souffert.

— Oui, signor Giglio, reprit l’impresario, j’avoue mon ineptie et mon aveuglement. Comment ai-je pu méconnaître votre génie et douter un seul moment que vous seul étiez mon plus puissant soutien ? Revenez à moi, venez retrouver sur mon théâtre l’admiration et les bruyants et impétueux bravos du monde.

— Je ne sais pas ce que vous demandez de moi, reprit le jeune homme charmant, tandis que l’abbé et l’impresario restaient frappés de stupeur. Vous me donnez un nom qui n’est pas le mien, vous me parlez de choses qui me sont pleinement inconnues. Vous agissez comme si vous me connaissiez, bien que je ne me rappelle pas vous avoir jamais vus dans ma vie.

— Tu as tort, mon cher Giglio de me recevoir aussi mal, et de feindre de ne pas me connaître, dit l’impresario, auquel des larmes vinrent dans les yeux. J’ai agi comme un niais en te renvoyant de mon théâtre. Pourtant, Giglio, ne sois pas implacable, mon enfant donne-moi ta main.

— Pensez à moi, au Maure blanc, bon seigneur Giglio, dit l’abbé en interrompant l’impresario, et pensez aussi que vous ne recueillera jamais d’une autre manière une aussi grande réputation, une aussi grande gloire, que sur le théâtre de ce brave homme, qui a envoyé, au diable les arlequins avec tout leur bel attirail, et a eu de nouveau le bonheur de recevoir des tragédies de moi, et de les monter.

— Signor Giglio, ajouta encore l’impresario, vous fixerez vous-même le chiffre de vos appointements ; vous serez même libre de régler à votre gré le costume du Maure blanc, et nous ne regarderons pas à quelques aunes de tresses, ou à quelques paquets de paillettes de plus ou de moins.

— Je vous répète, s’écria le jeune homme, que tout ce que vous me dites est et demeure pour moi une énigme inexplicable,

— Ah ! je vous comprends, signor Giglio Fava, s’écria l’impresario furieux, je vous comprends tout à fait ; maintenant je sais tout. Le damné satan de… (bon ! je ne veux pas dire son nom, pour qu’il ne me vienne pas de poison aux lèvres) vous a pris dans ses filets et vous tient dans ses griffes. Vous êtes engagé, vous êtes engagé ! Mais, ah ! ah ! ah ! vous vous en repentirez, mais trop tard, lorsque avec ce misérable, ce ridicule maître tailleur, qu’une folie enragée pousse dans une ridicule obscurité, lorsque avec ce…

— Je vous prie, mon cher monsieur, ne vous emportez pas ; restez calme, dit le jeune homme en interrompant l’impresario ; je devine votre méprise ; n’est-il pas vrai, vous me prenez pour un comédien nommé Giglio Fava, qui, d’après ce que j’en ai entendu dire, a brillé à Rome comme un excellent acteur, bien que dans le fond il ait toujours été détestable ?

L’abbé et l’impresario regardèrent le jeune homme les yeux effarés, comme s’ils eussent vu un spectre.

— Probablement, messieurs, continua le jeune homme, vous vous êtes absentés de Rome, et vous y rentrez en ce moment ; car autrement je serais grandement étonné que vous n’eussiez pas entendu parler de ce dont Rome tout entière s’occupe en ce moment. Je serais désolé d’être le premier à vous apprendre que ce comédien que vous appelez Giglio Fava, que vous cherchez et que vous paraissez avoir en si grande estime a été tué hier en duel dans le Corso. Je ne suis moi-même que trop certain de sa mort.

— Oh ! voilà qui surpasse ce que l’on peut imaginer de plus admirable, s’écria l’Tabbé ; ainsi c’était le célèbre comédien Giglio Fava qu’un fou déguisé a tué hier ? Vraiment, mon cher monsieur, vous devez être étranger à Rome ou bien peu au fait des plaisanteries de notre carnaval ; autrement vous sauriez que les gens, lorsqu’ils emportent ainsi un cadavre supposé, n’ont dans les mains qu’une belle poupée de carton, ce qui fait pousser au peuple d’immenses éclats de rire.

— Je ne sais, reprit le jeune homme, jusqu’à quel point l’acteur tragique Giglio Fava était formé de chair ou de sang, ou s’il n’était seulement fait que de carton ; il n’en est pas moins certain que l’intérieur de son corps, lorsqu’on l’ouvrit, fut trouvé plein de rôles des tragédies d’un certain abbé Chiari, et que le médecin a attribué l’effet mortel de la blessure que Giglio Fava avait reçue de son adversaire à un affreux désordre des principes digestifs du corps causé par l’usage immodéré de cette nourriture sans force et sans suc.

Ces paroles du jeune homme firent partir de tous les côtés de la salle un rire retentissant.

Le café Greco s’était insensiblement rempli, pendant ce merveilleux entretien, de ses habitués ordinaires, et les artistes allemands avaient formé un cercle spécial autour des interlocuteurs.

Si l’impresario s’était d’abord emporté, la colère de l’abbé fut encore bien plus forte.

— Ah ! Giglio Fava, s’écria-t-il, étaient-ce là vos desseins ? C’est à vous que je dois tout le scandale dans le Corso. Attendez, ma vengeance vous atteindra et saura vous écraser.

Mais comme le poëte offensé s’emportait en invectives insultantes, et faisait mine de se jeter, en compagnie de l’impresario, sur le jeune homme élégant, alors les artistes allemands les saisirent et les jetèrent à la porte assez durement tous les deux, de sorte qu’ils passèrent ainsi avec la rapidité de l’éclair devant le vieux Celionati, qui entrait dans le même moment, et leur cria : — Bon voyage !

Aussitôt que le gentil jeune homme aperçut le charlatan, il s’avança rapidement vers lui, le conduisit dans un coin de la chambre, et lui dit :

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt, mon cher monsieur Celionati, pour me délivrer de deux importuns qui me prenaient absolument pour le comédien Giglio Fava, que, vous le savez, dans mon malheureux paroxysme, je tuai hier sur le Corso ? Ces gens supposaient de moi les choses les plus affreuses. Dites-moi, suis-je donc en effet tellement semblable à ce Fava, que l’on puisse me prendre pour lui ?

— Ne doutez pas, Excellence répondit poliment Celionati en faisant un salut presque respectueux, que, quant à ce qui regarde les traits agréables de votre visage, vous ne ressembliez en effet beaucoup à ce comédien, et ce fut une chose sage que de vous débarrasser de votre double vous-même, ce que vous fîtes avec une grande adresse. Quant à ce qui est de l’abbé Chiari et de l’impresario, comptez sur moi, prince ; j’écarterai de vous toutes les attaques qui pourraient retarder votre guérison complète. Rien n’est plus facile que de souffler la discorde entre un poëte de théâtre et un directeur de troupe de comédiens, de telle façon qu’ils se jettent l’un sur l’autre, et se dévorent à belles dents dans leurs combats, semblables à ces deux lions dont les deux queues seules restèrent sur le champ de bataille, comme un monument terrible de leur meurtre mutuel. Ne vous attristez donc pas de votre ressemblance avec ce tragédien de carton ; car aussi bien je sais que ces jeunes gens qui vous délivrèrent des violences de ceux qui vous attaquaient sont aussi convaincus que vous n’êtes personne autre que Giglio Fava.

— Ô mon cher monsieur Celionati ! dit le jeune homme à voix basse, ne dites pas qui je suis, au nom du ciel ! Vous savez que je dois rester caché jusqu’à ce que je sois tout à fait guéri.

— Soyez sans inquiétude, mon prince, répondit le charlatan ; sans trahir votre incognito, je dirai de vous ce qui est strictement nécessaire pour vous gagner l’estime et l’amitié de ces jeunes gens, sans qu’il vienne à aucun d’eux l’idée de demander quel est votre nom et quelle est votre position dans le monde. Feignez d’abord de ne pas vous occuper de nous, regardez par la fenêtre, ou lisez des journaux, afin de pouvoir plus tard vous mêler à notre conversation. Pour que vous ne soyez pas gêné de ce que je dirai, je parlerai dans un langage qui convient aux choses mêmes qui se rapportent à vous et à votre maladie et que vous ne comprenez pas maintenant.

Celionati prit place, comme à l’ordinaire, parmi les jeunes Allemands, qui parlaient encore, avec de grands éclats de rire, de la manière dont ils avaient en toute hâte jeté à la porte l’abbé et l’impresario. Plusieurs d’entre eux demandèrent au vieillard si ce n’était véritablement pas le comédien connu, Giglio Fava, qui s’appuyait en ce moment sur le bord de la fenêtre.

— En aucune façon, répondit Celionati, c’est un jeune étranger d’une haute naissance.

— Je ne comprends pas, dit le peintre Franz Reinhold, que nos lecteurs commissent déjà, que l’on trouve une ressemblance aussi parfaite entre cet étranger et Giglio Fava. La bouche, le nez, le front, la taille, sont exactement semblables ; mais l’expression du visage, qui fait la ressemblance véritable et que la plupart des peintres de portraits ne peuvent saisir, est si différente chez ces deux jeunes gens, que moi, pour ma part, je n’ai jamais pris un seul instant ce jeune homme pour Giglio Fava. Ce dernier avait une figure tout à fait insignifiante tandis qu’il y a sur le visage de cet étranger quelque chose de singulier, dont moi-même je ne puis deviner la signification.

— Vous pensez, dit le charlatan, qu’en ce qui regarde la médecine, je vends, sans avoir fait d’études suffisantes, des remèdes de bonne femme comme une panacée universelle. Le temps est venu de vous désabuser.

Un jeune homme très distingué est venu d’un pays situé si loin qu’il faudrait à Pierre Schlemil courir une année avec ses bottes de sept lieues pour y arriver, et ce jeune homme est venu pour avoir recours à mes talents secourables, pour être guéri d’une maladie que l’on peut nommer à la fois la plus étrange et la plus dangereuse des maladies, et qui ne peut être guérie que par un spécifique dont la façon demande des préparations magiques. Le jeune homme est affecté d’un dualisme chronique.

— Comment ! que dites-vous là ? a-t-on jamais rien entendu de pareil ? s’écrièrent-ils tous en riant.

— Je vois, dit Reinhold, que vous allez nous raconter quelque chose d’extraordinaire et de fantasque que vous ne terminerez pas encore

— Eh ! mon fils Reinhold, ce n’est pas à toi surtout de me faire de semblables reproches, répondit le charlatan, car pour toi j’ai toujours suivi le droit chemin, et si tu as bien compris, comme je le crois, l’histoire du roi Ophioch, et si tu as jeté toi-même un regard dans le miroir des eaux de la source de l’Urdar, alors…

Mais, avant de vous en dire plus long sur la maladie, sachez, messieurs, que le malade dont j’ai entrepris la guérison est justement le jeune homme qui regarde en dehors de la fenêtre et que vous avez pris pour le comédien Giglio Fava.

Tous les regards curieux se portèrent sur l’étranger, et tous s’accordèrent à trouver qu’il y avait sur ses traits, d’ailleurs d’une expression très-spirituelle, cet état incertain et confus qui suit toute maladie dangereuse qui égare momentanément la raison.

— Je crois, dit Reinhold, que vous n’entendez rien autre chose, avec votre dualisme chronique, que cette singulière folie dans laquelle le moi se partage en deux, et dans laquelle aussi la personnalité doit succomber.

— Ce n’est pas mal tiré, mon fils, mais c’est manquer le but, répondit le charlatan. Toutefois, en cherchant à vous apprendre la maladie de mon patient, je crains de ne pouvoir être assez clair dans mes définitions, surtout parce que vous n’êtes pas médecin et que je devrai m’abstenir des termes scientifiques. Je vais l’essayer comme je pourrai.

Une princesse se trouva en couches. Le peuple espérait et attendait un prince. La princesse surpassa les espérances, elle les doubla, elle mit au monde deux princes charmants qui, bien que jumeaux, pouvaient ne faire qu’un seul être, parce qu’ils se trouvaient unis vers la partie du corps qui sert à s’asseoir. Malgré ce que put dire le poëte de la cour, qui prétendit que la nature n’avait pas trouvé assez d’espace dans un seul homme pour y contenir toutes les vertus qu’elle réservait à l’héritier du trône ; malgré l’avis des ministres, qui consolèrent le prince, un peu désolé de cette double bénédiction, en disant que quatre mains tiendraient plus fortement que deux le sceptre et l’épée, il se trouvait en ce fait assez de sujets de méditations sérieuses. Ce qui parut le plus embarrassant fut la complète différence de sentiments qui se faisait remarquer de jour en jour entre les deux jumeaux. Si un prince était triste, l’autre était gai ; si l’un voulait s’asseoir, l’autre voulait marcher ; en un mot, ils ne se trouvaient jamais d’accord. Et l’on ne pouvait pas dire que celui-ci eût tel caractère et celui-là tel autre, car le naturel de l’un semblait passer dans l’autre dans un changement continuel, ce qui devait venir de ce que leur esprit était aussi étroitement lié ensemble que leu corps. Et c’était une cause de discorde ; car, étant organisés de la sorte, aucun d’eux ne savait au juste si ce qu’il pensait était son idée à lui ou celle de son frère jumeau. Et si ce n’était pas là de la confusion, la confusion n’a jamais existé.

Admettez maintenant qu’un homme ait dans le corps un double prince qui partage sa pensée comme materia peccans, et vous connaissez la maladie dont je parle et dont l’effet consiste principalement en ce que le malade est incapable de raisonner lui-même.

Pendant ce temps le jeune homme s’était insensiblement rapproché de la société, et comme tout le monde regardait le charlatan en silence, attendant qu’il continuât, il salua poliment, et dit :

— Je ne sais, messieurs, si je vous suis agréable en me mêlant à votre société ; l’on me voit partout avec assez de plaisir lorsque je suis gai et bien portant. Mais certainement maître Celionati vous a raconté tant de choses étranges de ma maladie, que vous craignez que je ne vous cause quelque gêne.

— Vous êtes le bienvenu, et je parle ici au nom de tout le monde, répondit Reinhold, et le jeune homme prit place au milieu d’eux.

Le charlatan s’éloigna, après avoir recommandé à son malade d’observer la diète la plus rigide.

Il arriva ce qui arrive toujours, c’est-à-dire que l’on se mit à parler sur celui qui venait de quitter la chambre, et l’on questionna le jeune homme sur son médecin aventureux.

— Maître Celionati, répondit celui-ci, possède des connaissances très-étendues ; il a suivi les cours de Halle et de Jéna avec distinction, et l’on peut avoir en lui pleine confiance. Il a dû être dans son temps un fort bel homme. Je ne lui connais qu’un défaut, et il est grand à la vérité, c’est de tomber toujours dans l’allégorie, et il a dû raconter de ma maladie des choses bien singulières.

— Il prétend, répondit Reinhold, que vous avez dans le corps un double héritier présomptif.

— Vous le voyez, messieurs, dit l’étranger en souriant avec grâce, c’est encore une pure allégorie, et cependant maître Celionati connaît parfaitement ma maladie, et il sait que je souffre d’un mal d’yeux que je me suis causé en portant des lunettes de trop bonne heure. Il s’est dérangé quelque chose dans ma prunelle : car je vois assez ordinairement tout à l’envers, et de là vient que je trouve souvent plaisantes les choses les plus tristes, et tristes les choses les plus plaisantes. Mais cela me cause souvent un tel effroi et un si grand étourdissement, que je puis à peine me tenir debout. Maître Celionati me recommande principalement de faire de violents exercices ; mais, au nom du ciel ! par où commencer ?

— Eh bien ! cher signer, dit un jeune homme du cercle, puisque je vous vois bien portant sur vos jambes, je sais…

Au même moment entra une personne déjà connue du lecteur, le célèbre tailleur Bescapi.

Bescapi s’avança en hâte vers le jeune homme, et s’inclina fort bas en disant : – Cher prince !

— Prince ! s’écria la société tout entière en fixant sur le jeune homme des yeux étonnés.

Celui-ci répondit d’un ton calme :


Lorsque Celionati frappa, un petit Polichinelle très-agréable…

— Le hasard a malgré moi trahi mon secret ; oui, messieurs, je suis prince, et un prince malheureux, car j’aspire en ce moment au magnifique et puissant royaume qui est mon héritage. Je vous disais tout à l’heure qu’il ne m’était pas possible de faire l’exercice qu’il faudrait, et cela parce que c’est le pays qui me manque et l’espace pour y arriver. Et par cela même que je suis circonscrit dans de si étroites limites, toutes ces figures vont se mêlant si confusément entre elles dans une danse et des jeux bizarres, qu’il m’est impossible de rien concevoir de lucide. Par les soins de mon médecin, comme aussi par les efforts de ce ministre le plus digne de tous les ministres, retrouverai, je crois, dans une alliance avec la plus belle des princesses, la beauté et la puissance qui devraient être mon partage. Je vous invite tous solennellement, messieurs, à venir me rendre visite dans mes États et dans ma capitale. Vous serez là comme chez vous, et nous ne voudrez plus me quitter, parce que vous serez libre de mener auprès de moi une véritable existence d’artiste. Ne croyez pas messieurs, que je veuille seulement vous faire de belles phrases et de vaines promesses que je retrouve seulement la santé, et, quelle que soit votre manière d’être, vous verrez combien mes intentions sont bonnes à votre égard. Je vous tiendrai parole aussi vrai que je m’appelle le prince assyrien Cornelio Chiapperi. Vous apprendrez plus tard mon nom et ma patrie ; pour le moment je dois vous les taire. Maintenant il me faut m’entretenir un moment avec cet excellent ministre sur quelques questions d’État, et voir en me promenant dans la cour si quelques bons mots ont germé sur les couches.

— Que dites-vous de tout ceci, messieurs ? dit Reinhold ; on dirait qu’une folie féerique mascarade jette des apparitions diverses dans une danse en rond, qui tourne toujours de plus en plus fort, de telle sorte qu’il est impossible de rien distinguer et de rien reconnaitre. Toutefois masquons-nous et allons au Corso. Je pressens que le capitan Pantalon, qui soutint hier un si terrible combat singulier, se montrera encore aujourd’hui, et fera quelque nouvelle folie.

Reinhold avait raison. Le capitan Pantalon parcourait d’un pas grave le Corso, comme rayonnant encre de la gloire de sa victoire de la veille, mais sans entreprendre de nouvelles extravagances comme les autres jours, bien que son immense gravité lui donnât encore un aspect plus comique qu’il ne le pensait lui-même. Le bienveillant lecteur avait déjà deviné plus récemment, et sait maintenant avec certitude, que la personne qui est cachée sous le masque n’est autre que le prince Cornelio Chiapperi, l’heureux fiancé de la princesse Brambilla.

Et la princesse Brambilla était sans doute aussi la belle dame qui un asque de cire sur le visage, se promenait majestueusement dans le Corso sous les plus riches vêtements. La dame paraissait avoir des vues sur le capitan Pantalon, car elle sut si habillement diriger sa marche, qu’il lui sembla qu’il lui était impossible de l’éviter. Mais lui se détourna et continua gravement sa promenade. Mais à la fin, lorsqu’il s’apprêtait à marcher plus rapidement en avant, la dame le saisit par le bras, et lui dit d’une douce et aimable voix :

— C’est vous, mon prince ? votre tournure et votre costume digne de votre rang vous ont trahi. Dites-moi pourquoi vous me fuyez. Ne suis-je donc plus votre vie, votre espoir ?

— Je ne sais pas bien au juste qui vous êtes, belle dame, dit le capitan Pantalon, ou plutôt après avoir été le jouet de tant d’erreurs, je n’essayerai pas de le deviner. Des princesses, à mes yeux, se sont changées en modistes, des comédiens en poupées de carton, et par cela même, j’ai résolu de ne plus supporter aucune illusion, aucune apparition fantastique, mais de les anéantir les unes et les autres, partout où je les rencontrerai.

— Commencez donc par vous-même, s’écria la dame irritée. Car vous-même, estimable signor, vous n’êtes qu’une illusion ! et pourtant non ! Bien-aimé Cornelio, reprit-elle plus doucement et avec tendresse, tu sais quelle princesse t’aime, tu sais qu’elle est venue pour te chercher des plus lointains pays, et n’as-tu pas juré d’être mon chevalier ? Parle, bien-aimé de mon cœur !

La dame avait de nouveau saisi le bras de Pantalon, mais celui-ci étendit vers elle son chapeau pointu, tira son large sabre, et dit :

— Voyez ! j’ai abattu le signe ma chevalerie, j’ai jeté de mon casque les plumes de coq ; j’ai renoncé au service des dames, car toutes récompensent avec l’ingratitude et le manque de foi.

— Que dites-vous ? s’écria la dame en courroux, avez-vous perdu la raison ?

— Dirigez vers moi le feu du diamant de votre front, éventez-moi avec la plume que vous avez arrachée au plumage varié, reprit le capitan Pantalon. Je saurai résister à tous vos enchantements, et je sais, et j’en reste convaincu, que le vieillard en bonnet de zibeline a raison, lorsqu’il dit que mon ministre est un âne et que la princesse Brambilla court après un misérable comédien.

— Oh ! oh ! s’écria la dame, dont la colère augmentait ; osez-vous me parler ainsi ? Eh bien ! je vous dirai que, puisque vous voulez être un triste prince, ce comédien que vous appelez misérable me paraît beaucoup plus estimable que vous. Aller trouver votre modiste, la petite Giacinta Soardi, après laquelle vous avez été courir, et mettez-la sur votre trône quand vous aurez trouvé un coin de terre pour l’y placer. Pour le moment, adieu !

Et la dame s’éloigna d’un pas précipité, pendant que le capitan Pantalon lui criait d’une voix perçante :

— Orgueilleuse ! — Infidèle ! — Est-ce ainsi que tu récompenses mon ardent amour ? mais je saurai me consoler.


VIII.


Comment le prince Cornelio Chiapperi ne put se consoler et baisa la pantoufle de velours de la princesse Brambilla. — Comment tous deux furent pris dans un filet. — Nouveaux prodiges du palais Pistoja. — Comment deux enchanteurs caracolèrent sur deux autruches sur le lac Urdar, et prirent place dans la fleur de lotus. — La reine Mystilis. — Comment des gens connus se présentent de nouveau, et commet se termine gaiement le caprice nommé la princesse Brambilla.


Il paraît cependant que le Pantalon, notre ami, ne put se consoler. Le jour suivant, il remplit le Corso de ses plaintes, en disant qu’il avait perdu la plus belle des princesses, et que, s’il ne la retrouvait pas, il se passerait, de désespoir, son sabre de bois au travers du corps. Mais comme, au milieu de son immense douleur, ses gestes étaient des plus burlesques que l’on pût imaginer, il était immanquablement entouré des masques de toute espèce, qui s’amusaient beaucoup à le voir.

— Où est-elle, ma noble fiancée, ma douce vie ? s’écriait-il d’une voix lamentable. Ai-je donc fait arracher pour cela ma plus belle molaire par maître Celionati ? n’ai-je pas couru après moi d’un coin à l’autre pour me trouver moi-même, et me suis-je retrouvé véritablement pour mener une vie languissante, privé de mes biens en amour, en plaisir et en possessions territoriales ? Mes amis ! si l’un de vous sait où niche la princesse, qu’il ouvre la mâchoire et me le dise, sans me laisser lamenter inutilement ainsi, ou qu’il coure à cette belle, et qu’il lui dise que le plus fidèle des chevaliers, le plus charmant des fiancés est assez dévoré de désirs et d’aspirations du chœur, et que Rome, comme une seconde Troie, pourrait disparaître embrasée par la flamme avec les humides rayons de la lune de ses beaux yeux.

Le peuple poussa de violents éclats de rire ; mais une voie retentissante dit en dominant tout ce bruit :

— Croyez-vous donc que la princesse Brambilla doive courir à votre rencontre, et avez-vous oublié le palais Pistoja ?

— Oh ! oh ! s’écria le prince, taisez-vous bec jaune indiscret, réjouissez-vous de vous être sauvé de la cage. Regardez-moi bien, mes amis, et dites-moi si je ne suis pas l’oiseau au plumage varié, qui doit être pris dans le filet ?

Le peuple fit entendre une seconde fois des rires frénétiques, mais tout à coup le capitan Pantalon tomba à genoux comme hors de lui, car devant lui se tenait la belle des belles, dans tout l’éclat de sa grâce et de sa beauté et sous le même costume qu’elle avait eu la première fois dans le Corso. Seulement, sur son front un diamant magnifique, d’où partait un bouquet de plumes variées, avait remplacé le petit chapeau.

— Je me donne à toi tout entier, s’écria le prince plein de ravissement ; vois ces plumes sur mon casque, c’est le blanc étendard que j’ai déployé c’est le signe que j’arbore pour me rendre à toi sans conditions, être céleste.


C’est vous, mon prince !

— Cela devait être, répondit la princesse. Tu devais te soumettre à moi, ta reine ; car autrement tu n’aurais pas eu de patrie, et tu serais resté un prince misérable. Ainsi donc, jure-moi fidélité éternelle par ce symbole de ma domination absolue.

Et en même temps la princesse tira une charmante petite pantoufle et la présenta au prince, qui, après avoir fait le serment qu’on lui demandait, la baisa trois fois.

Aussitôt un bruit de voix perçantes s’écria :

— Brambure bil bal. — Alamonsa kiki burra son-ton !

Et le couple fut entouré des dames voilées que l’on a vues au premier chapitre entrer dans le palais Pistoja, et derrière lesquelles se tenaient onze Maures brillamment costumés qui, en place de leurs longues piques, tenaient dans les mains des plumes de paon d’un éblouissant éclat et qui se balançaient çà et là dans les airs. Les dames jetèrent sur le couple des voiles-filets qui, devenant de plus en plus épais et serrés, l’enveloppèrent d’une obscurité profonde.

Mais au bruit retentissant des cors, des cymbales et des petites cloches argentines, les nuages des filets tombèrent, et le couple se trouva dans le palais Pistoja dans la salle même dans laquelle l’imprudent comédien Giglio Fava était entré.

Mais cette salle était plus resplendissante, beaucoup plus resplendissante qu’elle n’avait été. Car, à la place de l’unique lustre qui l’éclairait, plus d’une centaine de lustres pareils se trouvaient suspendus de tous côtés, et donnaient une lumière qui égalait l’éclat du feu.

Les colonnes de marbre qui supportaient la coupole étaient entourées de ravissantes couronnes de fleurs. On ne savait, en regardant le feuillage étrange qui courait sur le plafond, si c’étaient tantôt des enfants gracieux, tantôt des oiseaux au riche plumage, tantôt des figures d’animaux bizarres, qui se trouvaient comme mêlés dans les tresses de verdure, et qui paraissaient s’y mouvoir, et entre les plis des draperies d’or du baldaquin du trône, brillaient, tantôt ici, tantôt là, des visages riants de belles jeunes filles. Les dames étaient là encore, mais plus splendidement vêtues, elles formaient un cercle ; elles ne faisaient plus de filet ; mais tantôt elles répandaient dans la salle des fleurs contenues dans des vases d’or, et tantôt agitaient des encensoirs, d’où s’élançaient des flots de parfums odorants.

Et sur le trône se tenaient tendrement embrassés l’enchanteur Ruffiamonte et le prince Bastianello de Pistoja.

Il est inutile de dire que celui-ci n’était nul autre que le charlatan Celionati. Derrière le couple princier, c’est-à-dire derrière Cornelio Chiapperi et la princesse Brambilla, était un petit homme entouré d’une tunique de diverses couleurs, et il tenait dans les mains une charmante petite boîte d’ivoire, dont le couvercle était ouvert, et qui ne renfermait qu’une étincelante aiguille, et qu’il regardait fixement avec un joyeux sourire.

L’enchanteur Ruffiamonte et le prince Bastianello cessèrent leurs embrassements et se tinrent seulement les mains entrelacées ; mais le prince cria aux autruches d’une voix forte :

— Eh da ! bonnes gens, apportez ici le grand livre, pour que mon bon ami, l’honorable Raffiamonte, lise ce qui reste à lire.

Les autruches s’éloignèrent en battant des ailes et rapportèrent le gros livre qu’elles posèrent sur le dos d’un Maure agenouillé, et elles l’ouvrirent.

Magnus, qui, malgré sa longue barbe blanche, paraissait jeune et beau, s’avança, toussa un peu, et lut les vers suivants :


Béatrice.

« Italie ! pays dont le gai ciel rayonnant de lumière allume les plaisirs de la terre dans sa plus riche fleur ! Ô belle Rome, où le joyeux tourbillon des masques détache le sérieux du sérieux ! les fantômes de la fantaisie badinent joyeux sur la scène variée, petite et ronde comme l’œuf. C’est le monde, empire des revenants gracieux. Le Génie peut enfanter de son moi le non-moi ; il peut se déchirer lui-même son propre sein. La douleur de l’existence est changée en un vif plaisir. Le pays, la ville, le monde, le moi, tout est trouvé maintenant. Déjà se répandent les flots d’une douce harmonie, tout se tait pour l’écouter. Les sources et les bois soupirent et murmurent dans les lointains : « Ouvre-toi ! pays enchanté, embelli par mille joies ! Ouvre-toi pour changer un désir contre un nouveau désir, quand il se contemple lui-même dans les fontaines d’amour ! Les vagues s’élèvent : partez, jetez-vous dans les flots avec le courant ; bientôt vous atteindrez la rive, et une immense extase brillera dans les ardeurs du feu. »


Magnus ferma le livre avec bruit, et au même instant une vapeur ardente s’éleva de l’entonnoir d’argent qu’il portait sur la tête, et remplit la salle de plus en plus. Et au son harmonieux des cloches et des harpes, et au bruit des trompettes, tout commença à se mouvoir et à flotter en se séparant l’un de l’autre.

La coupole s’éleva et forma un bel arc-en-ciel, les colonnes s’élevèrent et devinrent de grands palmiers, l’étoffe d’or tomba et forma un tapis de fleurs brillantes, et le grand miroir de cristal se fondit en un lac brillant.

La vapeur ardente qui s’était élevée de la coiffure de Magnus s’était entièrement dissipée, et de fraîches brises balsamiques parcouraient l’immense jardin enchanté, rempli des buissons et des arbres les plus gracieux et les plus magnifiques. La musique résonnait plus fort ; on entendait de joyeux cris de joie, et mille voix chantaient :

« Sois béni, sois béni, beau pays de l’Urdar ! Ses sources sont épurées et brillent comme le cristal. Les chaînes des démons sont brisées. »

Alors tout se tut : musique, chants et cris joyeux.

Au milieu d’un profond silence, Magnus Ruffiamonte et le prince Bastianello de Pistoja montèrent sur deux autruches, et nagèrent vers la fleur de lotus, qui s’élevait du milieu du lac comme une île éblouissante. Ils montèrent dans le calice de la fleur, et les gens doués d’une bonne vue, parmi les personnes qui se trouvaient autour du lac, remarquèrent très-distinctement que les enchanteurs tiraient d’une petite cassette une très-petite mais très-jolie poupée de porcelaine, et la posaient dans le calice de la fleur.

Il arriva que le couple sortit de l’état de torpeur dans lequel il était plongé, et se mira involontairement dans les eaux du lac, au bord duquel ils se trouvaient ; et lorsqu’ils virent leur reflet, ils se reconnurent eux-mêmes, s’envisagèrent l’un l’autre, poussèrent un grand éclat de rire, qui, par son étrangeté même, ressemblait au rire du roi Ophioch et de la reine Eiris, et, transportés de ravissement, tombèrent dans les bras l’un de l’autre ; et comme ils riaient ainsi, alors, ô prodige admirable, une céleste figure de femme s’éleva de la fleur du lotus et grandit toujours de plus en plus jusqu’à ce que sa tête atteignit le bleu du ciel, tandis que ses pieds s’enracinaient dans les plus grandes profondeurs du lac.

Sur la couronne étincelante qui ornait sa tête étaient assis Magnus et le prince, et de là ils jetaient des regards sur le peuple assemblé, qui, ivre d’enthousiasme, criait avec l’accent de la joie :

« Vive notre reine Mystilis ! »

Et pendant ce temps, la musique du jardin enchanté faisait entendre de puissants accords.

Et mille voix chantaient encore :

« Oui des profondeurs s’élèvent d’ineffables joies, et elles volent en éclairant les espaces des cieux. La reine qui nous est donnée apparaît ! de doux songes environnent sa tête divine ; les plus riches mines s’ouvrent sous ses pas.

Ceux qui se reconnaissaient comprenaient la véritable existence dans le plus beau germe de la vie, et ils riaient.

Minuit était passé, le peuple se précipitait des théâtres ; la vieille Béatrice ferma la fenêtre d’où elle venait de jeter un coup d’œil au dehors, et elle dit :

— Il est temps que je prépare tout maintenant, car bientôt les maîtres vent venir, et ils nous amèneront le bon M. Bescapi.

La vieille avait apporté de quoi composer un dîner délicat, comme au jour où Giglio avait porté sa corbeille chargée de mets choisis. Mais elle n’avait plus à se tourmenter du coin étroit qui devait représenter une cuisine dans la misérable petite chambre de la maison du sieur Pasquale. Elle possédait un vaste foyer et une belle chambre ; et ses maîtres avaient un joli appartement, composé de trois ou quatre jolies pièces, pas trop grandes, mais où pouvaient trouver place de jolis meubles et tout un attirail des plus convenables.

Pendant que la vieille étalait une fine nappe sur une table placée au milieu de la chambre, elle murmurait d’un ton câlin :

— Hein ! C’est très-aimable de la part de M. Bescapi, non-seulement de nous avoir donné un charmant logement, mais de l’avoir garni en même temps de tout ce que l’on peut désirer. Maintenant la gêne nous a quittés.

La porte s’ouvrit, et Giglio Fava entra avec sa Giacinta.

— Laisse-moi t’embrasser, ma douce, ma charmante femme, dit Giglio, laisse-moi te dire du plus profond de mon âme que depuis le moment que je me suis uni à toi le plus pur, le plus délicieux plaisir de la vie a rempli mon cœur. Chaque fois que je te vois remplir le rôle de Smeraldine, ou tant d’autres encore qui appartiennent au véritable comique, et que je remplis à tes côtés le rôle de Brighella, de Trufaldin, ou de quelque autre caractère humoriste, mon âme est remplie de tout un monde de l’ironie la plus hardie et la plus vraie qui vient enflammer mon jeu. Mais, dis-moi, ma vie, quel esprit singulier s’était aujourd’hui emparé de toi ! Jamais tu n’as lancé des éclairs de la plus gracieuse gaieté féminine, jamais tu n’as été plus charmante et au delà de toute expression dans tes caprices fantastiques.

— Je pourrais t’en dire autant de toi-même, mon cher ami, répondit Giacinta en appuyant un baiser sur les lèvres de Giglio ; jamais tu n’as été plus magnifique qu’aujourd’hui ! et peut-être aussi n’as-tu pas remarqué que nous avons improvisé, pendant une demi-heure, notre scène principale, au milieu des rires continuels des spectateurs enchantés. Mais ne te rappelles-tu donc pas quel est le jour où nous sommes ? N’as-tu pas pressenti dans quelles heures pleines d’événements cet enthousiasme étrange nous a saisis ? ne te rappelles-tu donc pas qu’il y a juste un an à cette époque que nous nous sommes regardés et reconnus dans les magnifiques ondes du lac de l’Urdar ?

— Giacinta ! que dis-tu ? s’écria Giglio dans un joyeux étonnement, le pays de l’Urdar, le lac de l’Urdar s’étendent derrière moi comme un beau songe ; mais non ! ce n’était pas un songe — nous nous sommes reconnus, ô ma chère princesse !

— Ô mon cher prince, répondit Giacinta ! et ils s’embrassèrent de nouveau, éclatèrent de rire et se dirent dans les intervalles : — Voici la Perse ! là est l’Inde ; mais ici se trouve Bergame, ici Frascati ! Nos royaumes se touchent. Non, non, c’est un seul et même royaume, où nous commandons en maîtres, comme deux puissants princes ; c’est le beau, le magnifique pays de l’Urdar lui-même ! Ah ! quel plaisir !

Et alors ils se mirent à pousser des cris de joie dans la chambre et ils se jetèrent de nouveau dans les bras l’un de l’autre, et ils s’embrassaient et riaient tour à tour.

— Vous êtes comme des enfants en vacances, murmurait la vieille Béatrice ; au bout d’un an de ménage s’aimer encore, se becqueter et sauter de tous côtés, – Ô mon Dieu, vous allez jeter ces verres de la table. Oh ! oh ! signor Giglio, prenez garde de fourrer le bout de votre manteau dans ce ragoût ; signora Giacinta, prenez pitié de cette porcelaine, laissez-la vivre.

Mais eux ne faisaient guère attention à la vieille et continuaient leurs jeux. Giacinta saisit enfin Giglio par le bras, le regarda fixement dans les yeux et dit :

— Mais dis-moi, Giglio ! n’as-tu pas reconnu derrière nous le petit homme à la tunique de diverses couleurs, avec la boite d’ivoire ?

— Allons donc, ma chère Giacinta, s’écria Giglio, c’était le bon signor Bescapi avec son aiguille créatrice, notre fidèle impresario actuel, qui nous avait d’abord amenés sur la scène. Et qui aurait pu penser que ce fou de charlatan ?…

— Oui, le vieux Celionati avec son manteau déchiré et son chapeau percé, dit Giacinta interrompant Giglio.

– Qui devait être le vieux et fantastique prince Bastianello Pistoja ? dit un homme brillamment costumé qui venait d’entrer dans la chambre.

— Ah ! Excellence, c’est vous ? dit Giacinta, dont les yeux étincelaient de joie, combien nous sommes heureux, mon Giglio et moi de recevoir votre visite dans notre petite chambre ! Si vous ne dédaignez pas de prendre place à notre table mesquine, vous pourrez nous expliquer quels sont les rapports entre la reine Mystilis, le pays d’Urdar et notre ami l’enchanteur Hermod ou Ruffiamonte. Je ne suis pas encore bien au fait de tout ceci.

— La seule explication à te donner, ma belle et douce enfant dit le prince de Pistoja avec un doux sourire, est que tu es devenue intelligente par toi-même, et que tu as rendu raisonnable ce haut patron, qui a le bonheur d’être ton époux. Écoute. Je pourrais, en me rappelant mon ancien métier de charlatan, faire rayonner autour de moi des mots pleins de mystère et en même temps bruyamment sonores ; je pourrais te dire que tu es la fantaisie dont les ailes ont besoin du caprice pour se déployer ; car, sans le corps du caprice, je ne serais rien que des ailes, et tu flotterais dans les airs, devenue un jouet des vents.

Mais je ne le ferai pas, sans toutefois être porté à y renoncer, par la raison que je tomberais trop dans l’allégorie, défaut que déjà le prince Cornelio Chiapperi reprochait avec quelque raison au vieux Celionati dans le café Grec. Je dirai seulement qu’il y a un méchant démon qui porte des bonnets fourrés et des robes de chambre noires et qui, se donnant pour le grand Magnus, est capable de tourmenter non-seulement de bonnes gens ordinaires, mais aussi des reines comme Mystilis. C’était une mauvaise chose que ce démon eût mis le désenchantement de la princesse la condition d’un prodige qu’on regardait comme impossible.

Il fallait trouver dans le petit monde du théâtre un couple qui fût non-seulement animé d’une véritable fantaisie, d’un véritable caprice intérieur, mais qui fût encore en état de reconnaître comme dans son miroir cette objective disposition de l’esprit, et de la produire dans la vie extérieure, de manière à opérer comme un charme pesant sur le grand monde, dans lequel ce petit monde est enfermé. Ainsi le théâtre, si vous voulez, devait représenter, sous un certain point de vue, la fontaine de l’Urdar, dans laquelle peuvent regarder les gens.

Je crus reconnaître en vous, mes chers enfants, ce qu’il fallait pour opérer ce désenchantement de la princesse, et j’écrivis aussitôt à mon ami Magnus Hermod. Vous savez maintenant comment il descendit dans mon palais ; vous connaissez aussi toute la peine que vous nous avez donnée, et si maître Callot ne se fût pas mêlé de la partie et ne vous avait pas fait sortir de votre costume de héros…

– Oui, Excellence, dit maître Bescapi en interrompant au costume de héros le prince, qu’il avait suivi pas à pas. Rappelez aussi à ce couple charmant ce que j’ai fait dans toute cette œuvre.

— C’est juste, reprit le prince, et cela parce que vous fûtes aussi un homme étonnant, un tailleur qui désirait des hommes fantastiques pour les habits fantastiques qu’il savait faire ; votre secours m’a été très-utile, et je vous ai fait à la fin impresario du rare théâtre où règnent l’ironie et la véritable humeur.

— Je me suis toujours conduit, dit maître Bescapi en riant avec une grande gaieté, comme un homme qui veille attentivement à ce que rien ne soit gâté dans la coupe, la forme ou le style.

— Très-bien dit, maître Bescapi ! s’écria le prince de Pistoja.

Pendant que le prince, Giglio et Bescapi s’entretenaient entre eux de diverses choses, Giacinta, dans une gracieuse activité, ornait la chambre et la table de fleurs, que la vieille Béatrice avait dû aller chercher en grande hâte ; puis elle alluma des bougies, et lorsque tout eut un brillant aspect de fête, elle fit asseoir le prince dans un fauteuil qu’elle avait si bien paré de riches étoffes et de tapis, qu’il avait l’apparence d’un trône.

— Une personne que nous avons surtout à craindre, dit le prince avant de s’asseoir, parce qu’elle peut former sur nous une critique sévère, et même nous disputer l’existence, pourrait peut-être dire que je suis venu ici au milieu de la nuit, sans plus de façons, exprès pour elle, et cela pour lui dire le rôle que vous aviez dans l’enchantement de la reine Mystilis, qui après tout n’est autre que la princesse Brambilla.

Cette personne aurait tort, car je vous dis que je suis venu, et que je reviendrai chaque fois à l’heure mystérieuse où vous vous êtes reconnus, pour me complaire avec vous à l’idée que nous devons regarder comme riches et heureux nous et tous ceux auxquels il a été donné de voir et de reconnaître dans l’étrange miroir brillanté du soleil de l’Urdar la vie, leur personne et tout leur être.

Ici se ferme tout à coup, ô bienveillant lecteur, la source où l’éditeur de ces feuilles a puisé jusqu’à présent.

Seulement une obscure légende ajoute que le macaroni et le vin de Syracuse furent très-goûtés du prince de Pistoja, de l’impresario Bescapi et des deux époux. Il est à supposer que ce soir même, et aussi après, il sera arrivé aux deux heureux comédiens époux, alors qu’ils se trouvaient en rapport direct avec la reine Mystilis et de grands enchanteurs, bien d’autres choses merveilleuses.

Maître Callot serait le seul qui pourrait plus tard nous donner des indications à ce sujet[1].

  1. Le lecteur aura deviné sans doute que par ce conte, un peu trop mystérieux peut-être, Hoffmann a voulu protester contre le mauvais goût de son époque, et le combattre par le ridicule. (Note du traducteur.)