Contes populaires d’Afrique (Basset)/123

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E. Guilmoto, Éditeur (Les Littératures populaires, tome XLVIIp. 312-315).
LXX. — SESOUTO[1]

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KAMMAPA ET LITUOLONÉ[2]


On dit qu’autrefois, tous les hommes périrent. Un animal prodigieux, qu’on nomme Kammapa, les dévora, grands et petits. Cette bête était horrible ; il y avait une distance si grande d’une extrémité de son corps à l’autre, que les yeux les plus perçants pouvaient à peine l’embrasser tout entière. Il ne resta sur la terre qu’une femme qui échappa à la férocité de Kammapa en se tenant soigneusement cachée. Cette femme conçut et enfanta un fils dans une vieille étable à veaux. Elle fut très surprise, en le considérant de près, de lui trouver le cou orné d’amulettes divinatoires.

— Puisqu’il en est ainsi, dit-elle, son nom sera Litaolané, ou le Divin. Pauvre enfant ! Dans quel temps est-il né ! Comment échappera-t-il à Kammapa ? Que lui serviront ses amulettes ?

Elle parlait ainsi en ramassant dehors quelques brins de fumier qui devaient servir de couche à son nourrisson. En rentrant dans l’étable, elle faillit mourir de surprise et d’effroi. L’enfant était déjà parvenu à la stature d’un homme fait et il proférait des discours pleins de sagesse. Il sort aussitôt et s’étonne de la solitude qui règne autour de lui.

— Ma mère, dit-il, où sont les hommes ? N’y a-t-il que toi et moi sur la terre ?

— Mon enfant, répond la femme en tremblant, les hommes couvraient, il n’y a pas longtemps, les vallées et les montagnes, mais la bête, dont la voix fait trembler les rochers, les a tous détruits.

— Où est cette bête ?

— La voilà tout près de nous.

Litaolané prend un couteau et, sourd aux prières de sa mère, il va attaquer le mangeur du monde. Kammapa ouvre son épouvantable gueule et l’engloutit, mais l’enfant de la femme n’est pas mort ; il est entré, armé de son couteau, dans l’estomac du monstre et lui déchire les entrailles. Kammapa pousse un horrible mugissement et tombe. Litaolané commence aussitôt à s’ouvrir un passage ; mais la pointe de son couteau fait pousser des cris à des milliers de créatures humaines, enfermées vivantes avec lui. Des voix sans nombre s’élèvent de toutes parts et lui crient :

— Prends garde, tu nous perces.

Il parvient cependant à pratiquer une ouverture par laquelle les nations de la terre sortent avec lui du ventre de Kammapa. Les hommes, délivrés de la mort, se disent les uns aux autres :

— Qui est celui-ci qui est né de la femme seule et qui n’a jamais connu les jeux de l’enfance ? D’où vient-il ? C’est un prodige et non un homme. Il ne saurait avoir de part avec nous : faisons-le disparaître de la terre.

Cela dit, ils creusèrent une fosse profonde, la recouvrirent à sa surface avec un peu de gazon, et placèrent un siège dessus ; puis, un envoyé courut vers Litaolané et lui dit :

— Les anciens de ton peuple se sont assemblés et désirent que tu viennes t’asseoir au milieu d’eux.

L’enfant de la femme y alla ; mais, en passant près du siège, y poussa adroitement un de ses adversaires, qui disparut pour toujours. Les hommes dirent encore :

— Litaolané a l’habitude de se reposer au soleil près d’un tas de roseaux ; cachons un guerrier armé dans les roseaux.

Cette embûche ne réussit pas mieux que la première. Litaolané n’ignorait rien et sa sagesse confondait toujours la malice de ses persécuteurs. Plusieurs d’entre eux, en tâchant de le jeter dans un grand feu, y tombèrent eux-mêmes. Un jour qu’il était vivement poursuivi, il arriva au bord d’une rivière profonde et se métamorphosa en pierre ; son ennemi, surpris de ne pas le trouver, saisit cette pierre et la lança sur la rive opposée, en disant :

— Voilà comme je lui casserais la tête si je l’apercevais sur l’autre bord.

La pierre redevint homme, et Litaolané sourit sans crainte à son adversaire qui, ne pouvant plus l’atteindre, exhala sa fureur par des cris et des gestes menaçants.



  1. Le Sesouto est parlé par les Ba-Souto qui habitent dans l’Afrique australe anglaise, sur les confins du Natal et de l’ancienne république du Fleuve Orange.
  2. Casalis, Les Bassoutes, Paris, 1860, in-12, Sandoz, p. 363-365.