Contes populaires de Basse-Bretagne/Préface

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PRÉFACE
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Je n’essaierai pas ici, dans une longue préface à prétentions savantes, d’expliquer l’origine et la propagation des contes populaires, pas plus que je ne suis tenté de proposer un système d’interprétation des Mythes ou Fables. Je n’ai rien de neuf à dire sur ces questions, encore agitées et controversées, et je désire me tenir dans mon humble rôle de chercheur et de collecteur de matériaux.

On aurait pu croire que, grâce à la somme considérable de documents rassemblés, aux recueils remarquables, de toute provenance, connus jusqu’aujourd’hui, et enfin aux savantes études et dissertations parues sur la matière, toutes ces questions auraient déjà dû recevoir une solution définitive ; et il se trouve, au contraire, que jamais, peut-être, on n’a été plus loin de s’entendre.

A quoi donc cela peut-il tenir ? A l’esprit de système, sans doute ; à ce que l’on est trop absolu et trop exclusif dans ses théories et ses affirmations. Chacun croit tenir la vérité tout entière, lorsqu’il n’en tient qu’une parcelle, et posséder une clef qui ouvre toutes les portes, quand elle n’en ouvre qu’une seule, le plus souvent ; et l’on condamne d’une façon absolue et en bloc le système de son voisin, bien qu’il ait aussi son bon côté.

Les frères Grimm et Max Müller, les auteurs ou les partisans les plus justement renommés du système dit philologique et météorologique, longtemps admis et prôné, — un peu trop peut-être, — sont aujourd’hui fortement battus en brèche par l’Anglais André Lang et ses disciples, Max Müller a sans doute exagéré son principe, comme les autres, ce qui n’est pas une raison pour méconnaître les parties saines de sa doctrine et les services qu’il a rendus à la philologie et à la mythologie, où il a le premier introduit de la méthode et de la science sérieuse. La découverte de l’équation Dyaus Pitar = Zeus Pater = Jupiter, est certainement une conquête philologique et mythologique d’une grande valeur. Malheureusement, comme il arrive presque toujours, il a voulu la trop généraliser ; il s’est imaginé qu’il tenait là une clef qui devait lui livrer le secret de tous les mythes anciens, et il est tombé dans de regrettables exagérations, poussées jusqu’au ridicule par quelques-uns de ses disciples. Ceux-ci n’ont plus trouvé de difficultés, nulle part, et ont prétendu tout expliquer par la philologie et la météorologie, les maladies du langage, comme ils disent, par la lutte de la lumière et des ténèbres, du jour et de la nuit ou du printemps et de l’hiver, le soleil, par l’aurore, les crépuscules, la lune, les étoiles, les orages, les vents, et le reste. C’était trop, et M. Angelo de Gubernatis, qui a poussé ensuite à l’extrême les conséquences du principe, a beaucoup contribué à discréditer le système.

M. Lang, le chef de la réaction contre Max Müller, et l’auteur du système dit anthropologique, veut que les conceptions étranges et les mœurs immorales et inhumaines qui nous étonnent et nous choquent souvent, dans les récits du peuple, soient des souvenirs lointains et comme des survivances des croyances et des mœurs des premiers commencements de l’homme à l’état de sauvagerie, à l’époque quaternaire, par exemple, où l’anthropophagie était commune en Europe, s’il en faut croire les anthropologistes. C’est aller loin, et bien que je sois disposé à attribuer aux contes une origine très reculée, même antéhistorique, j’hésite à remonter le cours des âges jusqu’à l’époque géologique où les hommes, paraît-il, se mangeaient entre eux, en France, — ou du moins dans la région qui, bien plus tard, s’appela ainsi, — comme partout ailleurs où il en existait. Je sais que les contes du peuple sont beaucoup plus anciens que ses chants, et nous reportent loin, très loin. Ils se sont conservés et propagés, de proche en proche, grâce à l’attrait des fables et du merveilleux dont ils sont remplis :


Une morale nue apporte de l’ennui ;
Le conte fait passer le précepte avec lui,


a dit fort bien La Fontaine.

« La mémoire historique du peuple, dit de son côté M. Renan, est toujours très courte. Le peuple ne se souvient que des fables. Le mythe est l’histoire des temps où l’on n’écrit pas. » Quiconque s’est occupé de recueillir des traditions populaires, chansons, contes et récits de toute nature, reconnaîtra la justesse de cette observation. J’en ai, pour ma part, fait l’expérience, en Basse-Bretagne, où, depuis quarante ans, je recherche les traditions orales de toute nature qui ont échappé à l’oubli, parmi les populations illettrées. Je ne crois pas avoir de chant ou de pièce rhythmée qui remonte à plus de quatre ou cinq cents ans, et le souvenir des événements ou des hommes marquants de notre histoire nationale s’y rencontre très rarement ; les contes, au contraire, sont, quant à leur origine, d’une antiquité très haute et difficile à préciser. De plus, je crois avoir trouvé dans nos chaumières bretonnes — altérées et mélangées, il est vrai, ce qui était inévitable — des versions de presque toutes les fables connues en Europe. Comment y sont-elles arrivées ? C’est ce que j’ignore et n’essaierai même pas de chercher ; d’autres le feront, sans doute.

Je ne crois pas au fonds commun, avant la dispersion ; tout au plus admettrai-je une certaine prédisposition native ou de race, chez les nations de même origine, à expliquer d’une même manière, ou à peu près, les phénomènes cosmiques et météorologiques, et à concevoir le merveilleux et les idées morales sur lesquels ils vivent.

M. Emmanuel Cosquin, dans la préface de son recueil de Contes populaires de Lorraine, qui est certainement le livre le plus riche en rapprochements et en documents qui, jusqu’ici, ait été publié en France, sur la matière, — M. Cosquin pense que tous les contes populaires, aujourd’hui connus dans les différentes parties de l’Europe, nous sont venus de l’Inde, par voie de communication directe et historique.

Je crois qu’il y a de l’exagération dans cette manière de voir, et que s’il avait dit la plupart des contes, il aurait été plus près de la vérité. Tous nos contes ne nous sont pas venus de l’Inde, ni même de l’Asie ; qu’on les y retrouve, c’est possible, par le fait des migrations de provenance diverse et des relations continues, depuis les temps antéhistoriques, de l’Asie avec l’Europe. Les échanges de fables, comme celui des objets de trafic, ont été réciproques ; mais, l’apport de l’Orient, dans le trésor commun, semble avoir été de beaucoup plus considérable. Cela provient sans doute de ce que la civilisation y a précédé celle des peuples occidentaux, et que des recueils y ont été faits, de bonne heure, lesquels se sont ensuite répandus et propagés dans toutes les directions.

M. Cosquin et M. Lang repoussent généralement, ou même absolument, les mythes, dans les contes populaires. Suivant eux, nos ancêtres des temps primitifs imaginaient des fables merveilleuses, qu’ils se contaient, en gardant leurs troupeaux ou autour des feux des veillées et des bivouacs, uniquement pour passer le temps, pour se récréer et satisfaire un besoin inné d’idéal, qui s’éveillait déjà en eux.

Je pense que c’est encore aller trop loin, et que, sans abonder dans le sens de Max Müller, on doit aussi faire sa part aux mythes, si minime soit-elle, dans les contes du peuple.

En résumé, je crois que dans les deux systèmes, celui de Max Müller et celui d’André Lang, et même dans celui d’Evhémère ou l’interprétation historique, il y a une part de vérité et une part d’erreur. Le point délicat est de faire, dans chaque système, la part de vérité et la part d’erreur qu’il contient, — ce qui n’est pourtant pas impossible, il me semble, et je suis convaincu qu’après avoir disserté et discuté avec calme, et même quelquefois avec passion et vivacité, on finira par s’entendre, en prenant les parties saines de chaque système, et en négligeant les exagérations. Ce sera de l’éclectisme mythologique, si l’on veut, mais préférable, à mon avis, à l’absolutisme.

Pour en finir avec ces questions, sur lesquelles j’ai trop insisté, sans doute, contre mon intention première, je me servirai d’une comparaison qui rendra assez bien ma pensée :

Dans les contes de nos chaumières bretonnes, nous voyons souvent le héros du récit arriver au château d’un magicien, qui le prend à son service. Un jour, le magicien part en voyage et remet à son valet un grand trousseau de clefs, en lui disant que chacune d’elles ouvre la porte d’une chambre du château ; il n’en est qu’une dont il lui défend l’entrée.

La même clef n’ouvre pas toutes les portes, chacune a la sienne. Une seule résiste, et si l’on veut la forcer, il en sort une fumée noire et épaisse, qui se répand dans toutes les chambres, qui ternit l’éclat des diamants et des pierres précieuses de toute sorte dont elles sont remplies, les altère et les fait tomber en poussière ; ou bien encore, c’est le Diable, retenu captif dans le cabinet défendu, qui est rendu à la liberté, et emporte le héros !

Je serai sans doute plus dans mon rôle en donnant maintenant quelques détails sur la composition de ces trois volumes, sur mes conteurs et la manière dont j’ai recueilli leurs récits.

Tous mes contes ont d’abord été recueillis dans la langue où ils m’ont été contés, c’est-à-dire en breton. Je les reproduisais, sous la dictée des conteurs, puis je les repassais plus tard à l’encre, sur la mine de plomb du crayon, enfin, je les mettais au net et les traduisais en Français, en comblant les petites lacunes de forme et les abréviations inévitables, quand on écrit un récit ou un discours parlé. J’ai conservé tous mes cahiers, qui font foi de la fidélité que je me suis efforcé d’apporter dans la reproduction de ce que j’entendais, sans rien retrancher, et surtout rien ajouter aux versions de mes conteurs.

J’ai donné plusieurs versions du même type ou cycle, — et j’aurais pu en donner davantage, — parce que, malgré le fonds commun de la fable, les épisodes et les ressorts merveilleux sont si variés, que chaque version constitue, en quelque sorte, un conte diffèrent.

Les conteurs bretons sont d’ordinaire assez prolixes et aiment souvent à se donner carrière — rei tro, comme ils disent —, croyant augmenter l’intérêt de leurs récits en y introduisant des épisodes et des agents empruntés à d’autres contes. Je les ai presque toujours suivis, dans ces détours, préférant ici la fidélité à l’agrément d’une composition littéraire et bien déduite. La critique fera, plus tard, le triage, et saura restituer à chaque fable les éléments qui lui appartiennent. Quelquefois, pourtant, j’ai signalé les interpolations, par une note brève, au bas de la page.

On remarquera peut-être que le nombre de mes conteurs n’est pas très considérable, et que je n’ai exploré, d’une façon complète, qu’une région, l’arrondissement de Lannion et une partit de celui de Guingamp.

Deux noms surtout, ceux de deux conteuses émérites, Barba Tassel, de Plouaret, et Marguerite Philippe, de Pluzunet, se lisent souvent à la fin de mes contes. Ce sont, en effet, mis conteuses ordinaires, et on peut dire qu’à elles deux elles possèdent la somme assez complète des vieilles traditions orales du pays, gwerziou, soniou, contes et récits de toute nature. Barba Tassel m’a été d’un secours précieux pour les traditions du canton de Plouaret, qui, dans mon enfance, avaient déjà fait mes délices, au foyer des veillées du manoir paternel de Keramborgne, et que j’ai été heureux de retrouver, pour la plupart, fidèlement conservées dans sa mémoire. Porteuse des dépéches télégraphiques du bureau de Plouaret et des lettres de convocation de la mairie, elle est constamment par les chemins, malgré ses soixante-douze ans, et chante toujours avec plaisir un vieux gwerz ou récite un conte merveilleux, avec beaucoup de verve, surtout quand elle a bu une goutte d’eau-de-vie, pour lui délier la langue.

Marguerite Philippe m’a livré tout le trésor de littérature populaire connu entre le bourg de Pluzunet, la montagne de Bré, Guingamp, Pontrieux, Tréguier et Lannion. Douée d’une intelligence médiocre, elle possède une excellente mémoire, aime avec passion les vieilles chansons et les contes merveilleux, auxquels elle n’est pas éloignée de croire, et conte simplement et avec un grand respect pour la tradition. Fileuse à la quenouille de profession, et pèlerine par procuration, elle est aussi presque constamment sur les routes, se dirigeant vers quelque place dévote des Côtes-du-Nord, du Finistère ou du Morbihan, pour implorer le saint dont c’est la spécialité de guérir le mal de la personne qui l’envoie, ou de son cheval, ou de sa vache, et de son porc, et rapporter une fiole pleine de l’eau de sa fontaine ; car chaque chapelle, en Bretagne, a sa fontaine, dont l’eau est réputée propre à guérir quelque infirmité physique ou morale. Partout où elle passe, elle s’enquiert des traditions courantes de la localité, écoute, apprend, et, deux ou trois fois par an, je lui donne rendez-vous à Plouaret, pour me faire part des acquisitions nouvelles dont s’est enrichi son trésor. C’est vraiment étonnant tout ce qu’elle m’a chanté ou conté, et je lui ai de grandes obligations, tant pour mon recueil de Gwerziou Breiz-Izel ou Chants populaires de la Basse-Bretagne, que pour la présente publication.

J’ai puisé à bien d’autres sources, comme on pourra le voir, par les noms inscrit; à la fin de chacun de mes contes, mais ce sont là les deux principales.

L’arrondissement de Lannion est certainement la région bretonne où les chansons, les contes et les mystères, ou jeux scéniques des anciens temps, se sont le mieux conservés : aussi, l’ai-je déjà appelé ailleurs l’Attique de la Basse-Bretagne[1]. L’esprit trécorois me semble, en effet, en général, plus délié, plus ouvert et plus cultivé que celui du Cornouaillais, mais surtout du Léonard. Dans le pays de Léon, malgré de patientes et longues recherches, un peu sur tous les points, je n’ai trouvé de contes qu’à l’état de fragments, et encore fort peu ; les poésies chantées aussi, gwerziou et soniou, y sont rares, si ce n’est peut-être aux environs de Morlaix, où les anciens évêchés de Tréguier et de Léon se trouvaient en contact. Le Léonard ne chante pas; et quant aux manuscrits crasseux de vieux mystères, pompeusement décorés du nom de tragédies, je n’en ai pas trouvé un seul dans tout le Léon[2], tandis que le pays de Tréguier et de Lannion m’en a fourni une soixantaine, qui sont aujourd’hui déposés à la Bibliothèque nationale, à Paris. Dans la Cornouaille, l’on chante et l’on conte plus que dans le Léon, surtout du côté de Huël-goat, de Collorec, de Plounevez-du-Faou, et j’en ai rapporté quelques contes curieux.

Morlaix possédait un théâtre breton, il n’y a pas encore plus de vingt ans, et, deux fois la semaine, on y jouait, dans la langue du pays, les Quatre fils Aymon, Huon de Bordeaux, Orson et Valentin, Sainte Tryphine, Sainte Geneviève de Brabant, le Purgatoire de Saint Patrice, et plusieurs autres pièces d’un répertoire populaire fort apprécié dans le pays. J’ai assisté plusieurs fois à ces représentations, et j'ai acquis un certain nombre des manuscrits de la troupe morlaisienne. Il est à remarquer qu’ils provenaient tous des Côtes-du-Nord, de Lannion ou de Pluzunet, qui avaient aussi leurs troupes d'acteurs bretons.

Ces trois volumes ne contiennent pas tous les contes inédits que j’ai dans mes cahiers, bien que j’y aie reproduit quelques-uns qui avaient déjà paru dans différents recueils, comme la Revue Celtique et Mélusine. J'avais la matière de cinq volumes, au moins ; mais, l’économie matérielle de la publication m’a forcé à restreindre sensiblement mon cadre. Ainsi, j’ai dû sacrifier des variantes de plusieurs types ou cycles, et même des séries entières, comme, par exemple, celle des souvenirs des romans carolingiens. Pour les mêmes raisons, et d’autres encore, j’ai dû renoncer aussi aux commentaires et aux rapprochements, dont il aurait fallu près d’un second volume, pour chaque volume de contes, tant les rapprochements à faire sont devenus nombreux, aujourd’hui, et faciles aussi, depuis la remarquable publication de M. Cosquin, du moins pour les sujets qu’il a traités. Pour les autres, j’aurais été forcément incomplet, et j’ai pensé qu’il était préférable de s’abstenir. Je n’ignore pas que c’est prêter le flanc au reproche d’ignorance, et je ne m’en émouvrai pas, ayant la conscience qu’il y aurait une bonne part de vérité dans le reproche.

La question de classification m’a embarrassé. J’en ai essayé plusieurs, et aucune ne m’a pleinement satisfait. Les éléments qui constituent ces contes et les ressorts merveilleux et autres sur lesquels ils sont bâtis sont, le plus souvent, tellement mélangés et confondus, qu’ils semblent rebelles à toute classification et excéder, par quelque côté, tous les cadres où l’on voudrait les renfermer.

Dans mon embarras, j’ai consulté quelques personnes dont j’aime à prendre l’opinion pour règle de conduite, en ces matières, M. Félix Liebrecht, un des premiers critiques de L’Europe, en fait de folklore, m’écrivit : « Je ne vois pas la nécessité d’une classification ; en apercevez-vous quelque trace dans le recueil des frères Grimm ? » Mon ami Henri Gaidoz, le fondateur de la Revue Celtique, et le directeur, avec M. E. Rolland, de Mélusine, me répondit, de son côté : « Vous ne pouvez pas vous passer d’une classification et nous donner vos contes pêle-mêle et au hasard. Songez que votre publication doit avoir un caractère scientifique, et que vous ne devez pas sacrifier l’intérêt et les exigences de la science à l’agrément du lecteur. » — D’autres encore me parlèrent dans ce sens, et j’ai fait une classification qui, sans me satisfaire complètement, m’a paru du moins assez logique.

J’ai remarqué qu’autour de chaque fable, prise dans sa donnée générale, comme par exemple la Recherche de la Princesse aux Cheveux d’Or, le Magicien et son Valet, etc., s’était formé un cycle de récits ayant un principe commun, mais si variés, dans les épisodes et les détails, que c’étaient vraiment des contes différents et qu’il fallait donner intégralement. Me basant sur cette observation, j’ai adopté une classification par types ou cycles, avec de nombreuses variantes, qui toutes ont leur intérêt, à différents points de vue.

J’avais d’abord songé à un classement où j’aurais introduit les divisions suivantes, avec plusieurs autres : 1° les Géants, 2° les Magiciens, 3° les Métamorphoses, 4° les Fées, ou les Grac’hed coz, Vieilles femmes, comme les appellent nos conteurs ; 5° les Princesses enchantées, etc. Mais, je ne tardai pas à remarquer que les géants sont tous magiciens, que les magiciens sont presque toujours des géants, que les métamorphoses et les Fées interviennent un peu partout, dans les fables les plus différentes, que les princesses captives, enfin, sont retenues enchantées par des géants et des magiciens, sous diverses formes, animales ou autres, et qu’une classification semblable pécherait par une grande confusion.

Une des choses qui m’ont le plus frappé, dans nos contes bretons, c’est leur caractère foncièrement mythologique et leur ressemblance, soit pour la donnée générale, soit pour certains détails, reproduits avec une identité parfaite, avec les traditions analogues d’autres nations, fort éloignées de la Bretagne, mais principalement avec les contes Slaves publiés par M. Alexandre Chodzko, dans son recueil intitulé : Contes des pâtres et des paysans Slaves. Il n’est presque pas un conte de ce livre, pas un épisode ou un ressort merveilleux ou autre, que je n’aie rencontré, dans les récits de nos chaumières bretonnes.

Sur le conseil de mon ami H. Gaidoz, un des maîtres du folklore français, et peut-être celui qui, chez nous, a rendu les plus grands services à l'étude des traditions populaires, par ses publications de Mélusine et de la Revue Celtique, j'ai ajouté, à la fin du tome III, un index général de tout l’ouvrage. Je n’ai pas besoin de faire ressortir l’utilité de cette table analytique pour les recherches de tous ceux qui s’occupent de traditions populaires, mais, je crois devoir reproduire ici les réflexions très judicieuses de M. Gaidoz à ce sujet : « La littérature des contes est aujourd’hui tellement considérable, qu’on ne peut exiger d’un érudit qu’il lise, plume en main, tous les recueils de ce genre ; mais un index comme celui que nous demandons permet de s’orienter en un instant et de trouver dans un recueil de contes le type, l'incident ou le trait dont on s’occupe. Nous savons bien qu’aucun recueil français de contes n’a encore paru avec un index, ainsi qu’on en trouve dans plusieurs recueils d'autres pays. Cela prouve seulement que nos collecteurs de contes ne se faisaient pas une idée exacte des services que la critique attendait d’eux. »

M. Gaidoz signalait ce desideratum, dans la Revue Celtique, numéro de janvier 1886, p. 98, en rendant compte de nos deux volumes des Légendes Chrétiennes de la Basse-Bretagne ; tout récemment encore (Mélusine, numéro de janvier 1887, p. 294), il est revenu sur le même sujet, dans les termes suivants :

« Le jour où un érudit courageux entreprendra un index des contes (comprenant à la fois les types, les incidents, les traits), l’étude des contes fera de rapides progrès. Nous tous qui étudions les contes sommes encore dans la situation de ceux qui étudient les textes d’une langue archaïque et ne peuvent chercher les mots que dans leur mémoire ou dans quelques notes personnelles. Un dictionnaire de ce genre serait d’autant plus utile que l’unité d’où il faut partir n’est pas d’ordinaire le conte, mais l’incident ou le trait. Les contes ne sont, pour la plupart, que la juxtaposition et la composition de plusieurs de ces éléments. Ce dictionnaire ne serait pas moins utile pour l’histoire littéraire que pour l’histoire des contes, car il y a de nombreux traits communs aux contes et aux œuvres de la littérature, et la comparaison aidera peut-être à établir la filiation : on pourra, en tous cas, établir les rapports (souvent très intimes) entre les œuvres littéraires et les thèmes traditionnels. Même incomplet, un dictionnaire de ce genre rendrait de grands services. »

J’avais aussi songé à faire ici, très succinctement, l’historique du folklore français ; mais, mon ami M. Bladê, dans la préface de ses Contes populaires gascons[3], a déjà exécuté ce travail utile, de manière à m’ôter l’envie de le reprendre après lui.

M. Cosquin nous dit que tous nos contes nous viennent de l’Inde ; d’autres — et je suis du nombre — en réclament une bonne part pour le reste de l’Orient, et aussi les nations occidentales, surtout celles d’origine celtique. Mais, qu’ils nous viennent de l’Inde ou d’ailleurs, ce qui est certain, c’est qu’ils nous ont été conservés par le peuple, les gens illettrés, et, à ce titre, nous leur devons une grande reconnaissance. C’est là, en effet, la littérature des ignorants et des malheureux, de ceux qui ne savent ni lire ni écrire, et quand on songe aux misères de toute sorte, aux infortunes et aux douleurs que les récits du peuple ont consolées, depuis tant de milliers d’années, nous devons, — même en faisant abstraction de l’intérêt scientifique, — les aimer, les respecter et nous hâter de les recueillir, au moment où ils sont menacés de disparaître pour toujours.

C’est ce que j’ai essayé de faire pour la Basse-Bretagne.

J’ai été le premier à donner des versions exactes et parfaitement authentiques de nos contes populaires bas-bretons ; j’ai beaucoup cherché et beaucoup trouvé ; mais, il restera encore, après moi, bien des découvertes intéressantes à faire sur le sujet, et je ne puis qu’engager et encourager les jeunes folkloristes bretons à en tenter l’épreuve, en les assurant que leur peine ne sera pas perdue.

La feinte est un pays plein de terres désertes ;
Tous les jours, les chercheurs y font des découvertes.


F. M. Luzel.

Quimper, le 25 janvier 1887.



  1. Dans la préface de Sainte Tryphine et le Roi Arthur, mystère breton en deux journées et huit actes, texte breton et traduction française. — Clairet, imprimeur à Quimperlé, 1863.
  2. Je n’ignore pas que le manuscrit de Sainte Nonne a été pourtant trouvé dans la commune de Dirinon, au sud de Landerneau ; mais c’est déja la Cornouaille.
  3. Ces contes ont paru, en trois volumes, dans la collection Maisonneuve et Leclerc, Les Littératures populaires de toutes les nations, dont le présent recueil fait aussi partie.