Conversations de Goethe/Année 1809 (Falk)

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Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Delerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome premierp. 422-434).

1809[1].

Une après-midi, j’allai voir Goethe ; le temps était doux, je le trouvai dans son jardin. Il était assis devant une petite table de bois, sur laquelle était placée une fiole à longue encolure ; dans cette fiole s’agitait vivement un petit serpent, auquel il donnait de la nourriture au bout d’une plume et qu’il observait tous les jours. Il soutenait que ce serpent le connaissait déjà, et que, dès qu’il le voyait venir, il approchait sa tête au bord du verre. « Quels beaux yeux intelligents !… Cette tête annonçait bien des choses, mais les malheureux anneaux de ce corps maladroit ont tout arrêté en route. À cette organisation qui s’est produite toute en longueur, la nature est restée redevable de mains et de pieds, et cependant cette tête et ces yeux les méritaient bien ! Elle agit souvent ainsi, mais ce qu’elle a abandonné, elle le développe plus tard, quand les circonstances deviennent plus favorables. Le squelette de plus d’une bête marine nous montre clairement qu’au moment de sa composition, la nature avait la pensée d’une espèce terrestre plus haute. Bien souvent, dans un élément qui lui faisait obstacle, elle a dû se contenter d’une queue de poisson, quand elle aurait donné volontiers par-dessus le marché une paire de pieds de derrière ; parfois même on aperçoit dans le squelette les épiphyses toutes prêtes. »

À côté du serpent étaient quelques cocons renfermant des chrysalides dont Goethe attendait la sortie prochaine. La main sentait déjà à l’intérieur un certain mouvement. Goethe les prit sur la table, les considéra avec grande attention et dit ensuite à son enfant : « Porte-les à la maison ; ils ne sortiront sans doute pas aujourd’hui, la journée est trop avancée. » Il était quatre heures de l’après-midi. À ce moment madame de Goethe entra dans le jardin. Goethe prit les cocons de la main de l’enfant, et les reposa sur la table. « Que le figuier est beau, dans ce moment, avec ses fleurs et son feuillage ! » nous dit de loin madame de Goethe, en venant à nous par l’allée du milieu. Après que nous nous fûmes salués, elle me demanda si j’avais déjà regardé de près et admiré le beau figuier. « Il ne faut pas oublier, dit-elle en adressant la parole à Goethe, de le faire placer à l’intérieur pendant l’hiver. » Goethe sourit et me dit : « Laissez-vous montrer le figuier, et tout de suite, sans cela nous n’aurons pas de repos pendant toute la soirée ! Il mérite vraiment d’être vu, et est digne qu’on fasse de lui un éloge splendide et qu’on le traite avec tous les ménagements possibles. » — « Comment donc s’appelle cette plante exotique, que l’on nous a envoyée récemment d’Iéna. » — « L’ellébore, peut-être ? » — « Justement ! elle vient aussi très-bien. » — « J’en suis fort content. Nous arriverons à faire de notre jardin une seconde Anticyre ! »

— « Ah ! voilà les cocons ; eh bien, n’avez vous encore rien vu ? » — « Je les ai mis de côté pour que tu les prennes. Regardez, je vous en prie, me dit-il, en les mettant à son oreille, comme cela frappe, comme cela tressaille et cherche à entrer dans la vie ? Quelle merveille que ces changements de la nature, si dans la nature le merveilleux n’était pas ce qu’il y a de plus commun ! Nous ne priverons pas notre ami de ce spectacle. Demain ou après-demain, le bel oiseau sera là, et d’une beauté, d’une séduction que vous avez rarement vues. Je connais cette chrysalide, et je vous invite pour demain à la même heure, si vous voulez voir une chose plus curieuse que toutes les curiosités que Kotzebue a vues dans son curieux voyage à Tobolsk[2]. Ici, au soleil, sur une fenêtre du pavillon du jardin, plaçons la boîte où notre belle sylphide travaille si bien pour demain ! Bien ! reste là, mon bel enfant ! Dans ce petit coin, personne ne t’empêchera de terminer ta toilette. » — « Mais cette vilaine bête, dit madame de Goethe en jetant de côté un léger coup d’œil au serpent, comment peut-on la souffrir à côté de soi, et la nourrir de sa main ! C’est une créature si désagréable ! sa vue seule me fait frissonner ! » — « Silence ! » dit Goethe, quoiqu’il aimât assez, avec sa nature tranquille, la vivacité mobile de sa belle fille ; et, se tournant vers moi, il continua : « Oui, si le serpent voulait bien pour elle se mettre dans un cocon et se transformer en un beau papillon, alors on ne parlerait plus de frissonner ! Mais, chère enfant, nous ne pouvons pas tous être papillons, nous ne pouvons pas tous être des figuiers tout parés de fleurs et de fruits ! Pauvre serpent ! ils t’abandonnent ! Comme ils devraient au contraire s’intéresser à toi !… Comme il me regarde !… Comme il dresse sa tête ! Ne semble t-il pas qu’il comprenne que je le défends contre vous ?… Pauvre petit ! Il est là dans la fiole sans pouvoir sortir, comme il était jadis, quand la nature lui a donné son enveloppe trop étroite !… »

— Tout en parlant, Goethe avait tracé au crayon sur un papier qui se trouvait là les lignes fantastiques d’un paysage imaginaire ; un domestique lui apporta de l’eau, il mit le dessin de côté et se lava les mains en me disant : « Quand vous êtes entré chez moi, vous avez dû rencontrer le peintre Katz ; je ne le vois jamais sans éprouver du plaisir, du ravissement même ; il est ici comme il était à la villa Borghèse, et il semble apporter ici avec lui un fragment de ce ciel artistique de Rome et de son délicieux farniente ! Pendant qu’il est à Weimar, il faut que je mette en ordre mes dessins et m’en compose un petit album. En général nous parlons beaucoup trop. Nous devrions moins parler et plus dessiner. Pour moi, je voudrais me déshabituer absolument de la parole et ne parler qu’en dessins, comme la nature créatrice de toutes les formes. Ce figuier, ce petit serpent, ce cocon qui attend tranquillement l’avenir, étendu sur la fenêtre, tous ces objets, ce sont des signes d’un sens profond ; oui, si nous pouvions bien déchiffrer seulement le sens de ces objets, nous pourrions bien vite nous passer de tout ce qui est écrit et de tout ce qui se dit ! Plus j’y réfléchis, plus je le sens vivement ; il y a dans la parole quelque chose de si oiseux, de si vain, je dirais presque de si présomptueux, que lorsqu’on se trouve avec pleine conscience de soi-même dans une solitude, perdu au milieu d’antiques montagnes, ou en face d’un rocher immense, alors, devant cette muette gravité, devant ce silence de la nature, on se sent saisi d’effroi…

« Tenez, me dit-il, en me montrant le papier sur la table, j’ai tracé là toutes sortes de plantes et de fleurs assez singulières ; ces chimères pourraient être encore plus folles, plus fantastiques, rien n’assurerait qu’elles n’existent pas réellement ainsi quelque part.

« Lorsqu’elle trace un dessin, l’âme fait résonner au dehors d’elle un fragment de son essence intime, et dans ce babillage sont renfermés les plus grands secrets de la création ; car celle-ci, considérée dans ses principes, repose tout entière sur le dessin, sur la plastique. Les combinaisons de ce genre sont si infinies, que même la fantaisie et le caprice y ont trouvé place. Prenons seulement les plantes parasites ; dans ces créations si légères, que de formes fantastiques, bouffonnes, qui rappellent l’oiseau ! leur graine volante se pose sur tel ou tel arbre, comme un papillon ; elle se nourrit de cet arbre pour grandir. La glu, ou viscus, se sème et pousse ainsi sur l’écorce du poirier, où elle forme d’abord une petite touffe ; cet hôte, non content de s’appuyer sur l’arbre et de l’enlacer, exige qu’il lui fournisse le bois de ses rameaux. — Il en est de même pour la mousse qui couvre les arbres. J’ai de beaux échantillons de ces familles, qui, dans la nature, ne font rien par elles-mêmes, mais s’approprient les produits déjà existants. Faites-moi penser à vous les montrer. L’arôme de certains arbrisseaux, qui appartiennent aussi à la famille des parasites, s’explique très-bien par la constitution intime de leur sève ; elle est de bonne heure plus avancée qu’elle ne devrait l’être ; ces plantes, au lieu de se développer d’abord, comme d’habitude, avec une matière grossière et toute terrestre, ont en elles, dès leur naissance, une matière déjà raffinée.

« Une pomme ne vient jamais au milieu du tronc, rude et rugueux. Il faut plusieurs années, il faut les préparatifs les plus soigneux pour faire d’un pommier un arbre portant des fruits et donnant récolte. Chaque pomme étant un corps rond, compacte, exige pour se former une extrême concentration et un extrême raffinement des sucs qui lui arrivent de tous les côtés. — Il faut se représenter la nature comme un joueur qui, devant la table de jeu, crie constamment : au double ! c’est-à-dire ajoute toujours ce que son bonheur lui a donné à sa mise nouvelle, et cela à l’infini. Pierres, bêtes, plantes, après avoir été ainsi formées par ces heureux coups de dés, sont de nouveau remis au jeu, et qui sait si l’homme n’est pas la réussite d’un coup qui visait très-haut ? »

Pendant cette intéressante conversation, le soir était arrivé ; il faisait frais dans le jardin, et nous rentrâmes dans la maison. Bientôt après nous nous mîmes à la fenêtre. Le ciel était parsemé d’étoiles. Les cordes mises en mouvement dans l’âme de Goethe par les objets qu’il avait contemplés dans le jardin vibraient encore, et elles résonnèrent toute cette soirée.

« Tout est si immense, me dit-il, que nulle part il n’y a d’arrêt. Penseriez-vous que le soleil, qui produit tout, en a fini avec la création de son système de planètes, et que la force qui a formé les terres et les lunes, soit en lui épuisée, inactive et inerte ? Pour moi, je ne le pense pas. Il est très-vraisemblable qu’on trouvera encore une plus petite planète au delà de Mercure, déjà assez petit. On voit très-bien, par la situation des planètes, que la force de projection du soleil décroît, car ce sont, dans le système, les masses les plus considérables qui occupent la place la plus éloignée. On peut appuyer sur ce fait, supposer que, par suite de cette diminution de force, un essai de projection de planète ne réussisse pas. Si le soleil ne peut détacher et séparer de lui-même ces dernières planètes, elle formeront peut-être autour de lui un anneau, comme pour Saturne, et cet anneau opaque nous jouera un mauvais tour, à nous autres pauvres habitants de la terre. Il ne sera pas plus agréable aux autres planètes ; la lumière et la chaleur faibliront, et toutes les organisations auxquelles elles sont nécessaires seront plus ou moins arrêtées dans leur développement. Les taches du soleil pourraient donc bien nous apporter quelque trouble à l’avenir. Ce qui est certain, c’est que, en consultant toutes les lois connues et la manière dont notre système s’est formé, on ne voit rien qui s’oppose à la formation d’un anneau solaire ; seulement l’époque d’un pareil événement reste indéterminée… »

Un autre jour, il me conduisit devant sa collection d’histoire naturelle, et, me mettant dans la main un échantillon de granit, d’une formation très-curieuse, il me dit : « Prenez cette vieille pierre en souvenir de moi ! Si jamais je trouve dans la nature une loi plus ancienne que celle qui se révèle dans ce fragment, je vous l’échangerai. Jusqu’à présent je n’en connais aucune, et je doute que l’avenir me montre quelque chose d’égal, à plus forte raison de supérieur. Considérez bien cet échantillon ; vous y voyez un élément qui en cherche un autre, le pénètre, et par cette combinaison en crée un troisième ; c’est là au fond le résumé de toutes les opérations de la nature. Oui, là est écrit un document de l’histoire primitive du monde. — Cette filiation, il vous faut la découvrir seul. Si on ne la découvre pas soi-même, il est inutile de l’apprendre d’un autre. — Nos naturalistes aiment les longues listes. Ils partagent la terre en une infinité de sections, et pour chaque section ils ont un nom. Ceci est de l’argile ! Cela est du silice ! Ceci est ceci, et cela est cela ! Quand je sais tous ces noms, qu’est-ce que j’ai gagné ? Quand j’entends tous ces mots, je me rappelle toujours les vers de Faust[3] : « Ils nomment la chimie Encheiresin Naturæ ! Les ânes se bafouent eux-mêmes et ne s’en aperçoivent pas. » « Que me font toutes ces sections, tous ces noms ! Ce que je veux connaître, c’est ce qui, dans l’univers, anime chaque élément, de telle sorte qu’il cherche les autres, se soumet à eux, ou les domine, suivant que la loi qu’il a en lui le destine à un rôle plus ou moins élevé. — Mais sur cette question précisément règne le plus profond silence.

Dans les sciences, tout est trop séparé. Dans nos chaires, pendant des semestres entiers, on fait des leçons sur une branche spéciale, violemment séparée de tout ce qui l’avoisine. Aussi, les découvertes positives paraissent pauvres, quand on jette un coup d’œil sur les derniers siècles. On répète presque uniquement ce que d’illustres prédécesseurs ont dit ; quant à une science indépendante, on n’y pense pas. On conduit par bandes les jeunes gens dans des salles, dans des amphithéâtres, et, dans la disette de faits positifs, on les nourrit de citations et de mots[4]. Les écoliers aviseront comme ils pourront, s’ils veulent voir les choses elles-mêmes, que du reste leur maître n’a souvent pas vues lui-même ! C’est là évidemment une voie détestable. Mieux le professeur est armé de son appareil scientifique, plus l’obscurité augmente avec la présomption. Et voilà les gens qui devront donner des leçons au teinturier qui vit près de sa chaudière, au pharmacien qui vit près de sa cornue ! Pauvres diables de praticiens, que je vous plains de tomber en de pareilles mains ! Ils se sont bien moqués autrefois d’un vieux teinturier de Heilbronn, qui était plus fort qu’eux tous ! Si le monde ne l’a pas reconnu, lui connaissait le monde, et je regrette bien qu’il n’ait pas vécu jusqu’à la publication de ma théorie des couleurs ; sa chaudière lui aurait donné ses conseils ; celui-là savait ce dont il s’agissait !

Je me suis occupé toute ma vie de sciences, eh bien ! si je voulais écrire tout ce qui est digne d’être retenu dans ce que j’ai appris, le manuscrit serait si petit, que vous pourriez l’emporter chez vous dans une enveloppe de lettre.

— Dans notre pays, les sciences sont cultivées grossièrement comme gagne-pain, ou bien du haut des chaires on les soumet en forme à une analyse pédantesque ; de cette façon, nous avons à choisir entre une science populaire superficielle ou un incompréhensible galimathias de phrases transcendantales. — Ce qui, selon moi, de notre temps, a été encore le mieux étudié, c’est l’électricité. Les Éléments d’Euclide sont pourtant toujours là comme un modèle insurpassable qui nous montre comment on doit enseigner ; la simplicité, l’enchaînement gradué de ses théorèmes nous indique comment on doit pénétrer dans toutes les sciences.

Quelles énormes sommes d’argent perdues par les maîtres de fabriques seulement, par suites de fausses vues en chimie ! Les arts industriels sont loin d’être aussi avancés qu’ils le devraient. Ce savoir, trouvé dans des livres et dans des classes, cette expérience reçue et transmise à l’aide de cahiers de professeurs que l’on copie sans cesse, voilà les causes du petit nombre de découvertes vraiment utiles que les siècles ont à nous donner. Oui, si aujourd’hui, le 28 février 1809, le vieux et respectable moine anglais Bacon sortait de la mort et venait dans mon cabinet me demander bien poliment de lui communiquer les découvertes que nous avons faites dans les sciences et dans les arts, depuis qu’il a quitté le monde, je resterais honteux devant lui, et je ne sais vraiment quelle réponse je ferais au bon vieillard. Si j’avais l’idée de lui montrer un microscope solaire, il me montrerait bien vite un passage de ses écrits où il met sur le chemin de cette découverte. Si je lui parlais des montres, il dirait tout tranquillement : « Oui, c’est bien cela ! page 504 de mes écrits, vous trouverez un passage qui traite en détail de la fabrication possible de ces machines, aussi bien que du microscope solaire, et que de la chambre obscure. » — Et le pénétrant moine, après avoir passé en revue toutes nos inventions, me quitterait peut-être en me disant : « Ce que vous avez fait pendant tant de siècles n’est pas précisément considérable. Plus de mouvement donc ! Je vais de nouveau dormir, et dans quatre siècles je reviendrai, pour voir si vous dormez aussi, ou si vous avez en quelque science fait quelque progrès. »

« Chez nous, en Allemagne, tout va avec une belle lenteur. Il y a vingt ans, quand j’ai émis la première idée de la métamorphose des plantes, les juges de cet écrit n’ont su rien faire autre chose que vanter la simplicité de l’exposition, qui pouvait servir de modèle aux jeunes gens. Quant à la valeur de la loi, qui, si elle était vraie, trouvait dans la nature entière les applications les plus variées, je n’en entendis pas parler. Pourquoi ? parce que sur ce sujet il n’y avait rien dans Linnée qu’ils pussent copier et donner ensuite à leurs écoliers. Tout montre que l’homme est fait pour croire et non pour regarder et voir par ses yeux. Ils croiront aussi un jour mes paroles et les répéteront ; j’aimerais bien mieux qu’ils soutinssent leurs droits et qu’ils ouvrissent les yeux pour voir ce qui est là devant eux ; mais ils injurient tous ceux qui ont de meilleurs yeux qu’eux, et se fâchent, si on prétend que les vues qu’ils proclament du haut de leurs chaires sont des vues de myopes !

La théorie des couleurs repose sur les mêmes principes que la métamorphose des plantes ; ils feront de même avec elle ; avec le temps ils s’en approprieront les résultats, et il ne faut pas leur en vouloir s’ils la pillent et en donnent les idées comme les leurs. — Cette science si avancée du moine Bacon ne doit pas nous surprendre ; nous savons que de très-bonne heure il y a eu en Angleterre des germes de civilisation, peut-être dus à la conquête de cette île par les Romains. Ces germes, une fois semés, ne disparaissent pas comme on le croit. Plus tard le christianisme s’y développa aussi avec puissance et rapidité. Saint Boniface est venu en Thuringe, ayant dans une main l’Évangile, dans l’autre l’équerre et tous les arts de construction. Bacon vivait dans un temps où déjà la bourgeoisie, par la grande charte, avait gagné de grands privilèges. La liberté des mers, le jury, complétèrent ces heureuses conquêtes. Les sciences devaient marcher en avant comme tout le reste. Bacon leur donna un élan puissant. Ce moine d’un esprit profond, aussi éloigné de la superstition que de l’incrédulité, a tout conçu, sinon tout réalisé. Il a vu briller devant lui la magie entière de la nature, en prenant le mot dans sa plus belle expression. Il a vu tous les progrès futurs, et a fait pressentir les destinées futures de son peuple. — Mais toi, jeune peuple Allemand, continua Goethe avec enthousiasme, ne te lasse pas de marcher dans la voie que nous avons heureusement embrassée ! Ne t’abandonne à aucune manière, à aucune vue étroite d’aucun genre, sous quelque nom quelle paraisse. Sachez-le bien, tout ce qui nous sépare de la nature est faux ; sur le chemin de la nature, vous rencontrerez ensemble et Bacon, et Homère, et Shakspeare. Que d’œuvres à accomplir partout ! Mais, voyez avec vos yeux, entendez avec vos oreilles ! — Ne vous inquiétez pas de vos adversaires ! Dans votre œuvre, associez-vous à des amis qui pensent comme vous ; quant aux hommes qui n’ont pas votre nature, et avec lesquels vous n’avez rien à faire, imitez-moi, ne perdez pas une heure avec eux ! Ces discussions sont à peu près stériles : elles tourmentent, et à la fin, il n’en reste rien. Au contraire, l’amitié avec des hommes qui ont nos manières de voir est féconde. Ainsi dans le premier volume des Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, de Herder, il y a beaucoup d’idées de moi[5], surtout au commencement ; nous causions souvent de ces sujets ; j’avais pour l’observation de la nature plus de penchant que Herder, qui voulait trop vite être au but ; il avait déjà tiré une conclusion bien avant que je n’eusse fini mon observation, mais cette excitation mutuelle nous était profitable à tous deux. »

Quand on voulait se recommander pour toujours auprès de Goethe, il suffisait de lui rapporter de voyage quelque objet curieux d’histoire naturelle : une patte de phoque ou de castor, une dent de lion, une corne bizarrement enroulée d’antilope, de bouquetin, etc. ; tout objet de ce genre pouvait le rendre heureux pendant des journées, pendant des semaines entières ; il revenait sans cesse à sa contemplation ; quand il entrait en possession d’un pareil trésor, il eût semblé qu’il venait de recevoir une lettre d’un ami éloigné ; il l’examinait vite, le cœur rempli de joie, et communiquait avec bonheur ce qu’il venait d’apprendre. « Il est souvent arrivé à la nature, disait-il, de laisser échapper un de ses secrets malgré elle ; il n’y a qu’à épier l’occasion où elle se livre sans le vouloir. Tout est écrit quelque part, mais non pas où nous le supposons, ni à une seule place ; ainsi s’explique ce qu’il y a d’énigmatique, de sybillin, de discontinu dans nos observations. La nature est un livre immense renfermant les secrets les plus merveilleux, mais ses pages sont dispersées à travers tout l’univers ; l’une est dans Jupiter, l’autre dans Uranus, etc. Les lire toutes est donc impossible, et il n’y a pas de système qui puisse triompher de cette insurmontable difficulté. »

  1. J’intercale ici un des principaux chapitres de Falk ; les conversations rapportées par ce nouveau confident sont bien antérieures à celles que rapporte Eckermann, cependant elles appartiennent à la même période de la vie de Goethe ; en 1809, Goethe avait déjà soixante ans. Il paraîtra peut-être intéressant au lecteur de comparer entre elles les idées que Goethe a exprimées à vingt ans de distance, au début et à la fin de sa vieillesse.
  2. Kotzebue avait publié le récit de son voyage en Sibérie, ouvrage excessivement long et absolument vide. Goethe s’étonnait qu’il fût possible d’aller aussi loin et de voir si peu de chose.
  3. Faust, acte Ier, scène de Méphistophélès et de l’Étudiant.
  4. Cette critique a heureusement vieilli ; l’enseignement a fait des progrès, mais les conseils qui accompagnent la critique sont toujours bons à recevoir.
  5. Goethe a travaillé tour à tour aux plus belles œuvres de Lavater, de Schiller et de Herder. Ces trois grands écrivains qui, de leur vivant, ont vécu assez séparés, se sont au moins réunis pour reconnaître la supériorité de Goethe et lui demander le secours de son puissant et universel génie.