Conversations de Goethe/Appendice/Littérature grecque ancienne

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Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Délerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome secondp. 454-469).
LITTÉRATURE GRECQUE ANCIENNE

PLATON CONSIDÉRÉ COMME AYANT CONNU UNE RÉVÉLATION CHRÉTIENNE.
(Morceau écrit en 1796 à propos d’une traduction nouvelle.)

Les hommes ne croiraient jamais avoir assez reçu de l’éternel auteur des choses, s’ils étaient forcés de reconnaître que tous leurs frères ont été de sa part l’objet de soins absolument identiques ; il faut qu’un livre spécial, un prophète spécial leur aient indiqué mieux qu’à personne le chemin de la vie, et avec ce secours, tous doivent faire leur salut, qu’ils seront seuls à faire. Aussi, de tout temps, combien étaient étonnés ceux qui s’étaient attachés à une doctrine exclusive, lorsqu’ils trouvaient en dehors de leur horizon des hommes intelligents et bons qui avaient comme eux à cœur de donner à leur nature morale le développement le plus parfait possible ! Que leur restait-il à faire, sinon à accorder que ces hommes avaient reçu une révélation qui, jusqu’à un certain point, était leur bien propre ? Cette opinion sera toujours celle des esprits qui aiment à s’attribuer des privilèges, et qui, ne voulant pas que Dieu exerce une action ininterrompue sur l’ensemble de son immense univers, regardent comme tout naturel qu’il ait en faveur de leur cher moi, de leur église et de leur école, constitué des droits spéciaux, fait des exceptions et des miracles. C’est ainsi que, plusieurs fois déjà, on a fait à Platon l’honneur de le considérer comme ayant connu une Révélation chrétienne, et c’est encore ainsi qu’on nous fait aujourd’hui son portrait.

Avec un pareil écrivain, qui, malgré ses grands mérites, ne peut guère échapper au reproche d’avoir usé à tort d’idées sophistiques et théurgiques, combien serait-il indispensable de posséder un exposé critique bien clair des circonstances au milieu desquelles il a écrit, et des motifs qui l’ont fait écrire ? On sent ce besoin, quand on le lit, non pas comme le font tant d’esprits médiocres, pour s’édifier dans les ténèbres, mais pour bien connaître, dans sa vraie originalité, cette âme excellente ; ce qui peut servir à notre développement, ce n’est pas l’illusion vague, c’est la connaissance positive de ce que des hommes comme lui étaient et sont. Quels remercîments ne devrions-nous pas au traducteur, si, comme Wieland l’a fait pour Horace, il avait, dans ses notes instructives, expliqué quelle devait être, dans son siècle, la situation de cet antique écrivain, et indiqué l’essence et le but de chacun de ses dialogues !

Pourquoi donner, par exemple, le Ion comme livre canonique, quand ce petit dialogue n’est rien qu’un persiflage ? C’est probablement parce que vers la fin on y parle d’inspiration divine ! Il est malheureux que le langage de Socrate soit là, comme il arrive souvent, purement ironique !

À travers ce dialogue circule le fil d’une certaine polémique ; on ne l’aperçoit qu’avec peine, il est visible cependant. Tout homme qui philosophe est en désaccord avec les idées de son temps et du temps passé ; aussi les dialogues de Platon ne sont pas seulement dirigés contre une certaine idée, mais encore contre un certain homme. C’est en rendant bien claire pour tous cette double lutte que le traducteur pourrait rendre un inappréciable service.

Que l’on me permette de dire quelques mots sur Ion, et d’en faire une rapide analyse.

Le masque du Socrate platonicien (car on peut ainsi nommer cette figure de fantaisie que Socrate n’aurait pas plus reconnue qu’il ne reconnaissait celle d’Aristophane) rencontre un rhapsode, un déclamateur, un lecteur public, célèbre par son talent pour réciter Homère ; il vient de remporter un prix de déclamation et espère bientôt en remporter un nouveau. Platon nous représente cet Ion comme un homme extrêmement borné ; il sait, il est vrai, réciter avec emphase les poèmes d’Homère et s’entend à émouvoir ses auditeurs ; il ose aussi discourir sur Homère, mais plutôt pour le commenter que pour l’éclaircir, plutôt pour parler à propos de lui que pour faire mieux pénétrer l’âme du poëte. Qu’est-ce que peut être un homme qui avoue très-naïvement qu’il s’endort quand il entend lire ou expliquer les œuvres d’autres poëtes ? On sent qu’un pareil homme ne doit son talent qu’à la tradition ou à la pratique. Vraisemblablement, il était favorisé par une belle prestance, par un organe sonore, par un don d’émotion particulier ; mais avec toutes ces qualités, ce n’était au fond qu’un empiriste sans idéal ; n’ayant réfléchi ni sur son art ni sur les chefs-d’œuvre, il se tournait mécaniquement dans un cercle étroit ; cependant il se croyait un grand artiste et, sans doute, était regardé comme tel par la Grèce entière. Voilà le pauvre esprit que le Socrate platonicien se donne comme adversaire pour le confondre. Il lui fait d’abord sentir combien son esprit est peu étendu ; il lui fait voir ensuite qu’il n’entend guère les détails de la poésie homérique, et enfin, comme le pauvre diable ne sait plus comment faire pour se défendre, il le force à se dire conduit par une inspiration immédiate des Dieux.

Si nous sommes là sur un sol sacré, la scène d’Aristophane est aussi un sanctuaire. Le personnage socratique a aussi peu le désir de convertir Ion que l’auteur a l’intention de donner un enseignement positif au lecteur. Il s’agit simplement de démasquer le célèbre Ion, si admiré, couvert de si belles couronnes, payé si chèrement, et le Dialogue devrait s’appeler : Ion ou le Rhapsode confondu ; car il ne s’agit nulle part de la poésie. Dans ce dialogue, comme dans plusieurs autres, on voit que si l’un des interlocuteurs est d’une incroyable niaiserie, c’est uniquement pour que la sagesse de Socrate puisse mieux ressortir. Si Ion avait eu la moindre lueur de connaissance sur la poésie, à cette sotte demande de Socrate : « Quand Homère parle de la conduite des chars, qui est-ce qui comprend mieux ce qu’il dit : le Rhapsode ou le cocher ? » il aurait hardiment répondu : « c’est le rhapsode, » car le cocher voit simplement si Homère emploie les termes exacts ; mais le Rhapsode intelligent voit si Homère parle en vrai poëte, et non comme le narrateur d’une course. Pour juger un poëte épique, il faut avoir imagination et sentiment ; les connaissances spéciales ne sont pas nécessaires quoiqu’il faille évidemment connaître le monde. À moins que l’on ne veuille mystifier quelqu’un, pourquoi se réfugier ici dans une inspiration divine ? Très-souvent, dans les arts, il arrive que le cordonnier ne doit pas même juger la chaussure, car l’artiste peut avoir jugé bon de sacrifier à l’ensemble certaines parties accessoires. Dans ma vie, j’ai entendu plus d’un « conducteur de char » blâmer des pierres gravées antiques, sur lesquelles on voyait des chevaux sans attelage entraîner des chars. Le reproche était fondé, car il n’y a là rien de naturel ; mais l’artiste avait eu raison aussi de ne pas vouloir interrompre et briser les belles formes de son cheval par une malheureuse courroie. Ces fictions, ces hiéroglyphes, dont tous les arts ont besoin, sont mal compris de ceux qui exigent la vérité naturelle et qui arrachent ainsi l’art de son véritable empire. Toutes les idées de ce genre qui se trouvent dans des écrivains anciens et célèbres, et qui, là où elles sont, peuvent avoir un but spécial, ne devraient plus être réimprimées sans rectification, quand l’auteur n’indique pas les erreurs où elles peuvent conduire si on les accepte comme des principes absolus.

Il en est de même pour la fausse théorie de l’Inspiration. Souvent il arrive qu’un homme, sans avoir le vrai génie poétique, écrit une jolie poésie ; ce fait prouve simplement ce que peuvent faire l’entrain, la bonne humeur, ou l’émotion vive ; on reconnaît que la haine peut tenir lieu de génie ; on peut le dire de toutes les passions qui nous entraînent à l’action. Le vrai poëte lui-même n’est capable de déployer tout son talent que dans certains moments ; c’est là un fait psychologique tout simple ; il n’est donc nullement nécessaire, pour expliquer le fait de l’inspiration, d’avoir recours à des miracles et à des influences extraordinaires ; il suffit d’avoir la patience d’observer un phénomène naturel ; il est vrai qu’il est beaucoup plus commode et de meilleur air de tout expliquer de haut, et de ne pas s’astreindre à consulter, sans parti pris, les résultats donnés par la science.

Ce Dialogue platonicien donne lieu à une remarque assez curieuse. Ion, après avoir reconnu son ignorance sur la divination, sur la conduite des chars, sur la médecine, déclare à la fin qu’il se croit bon général d’armée. C’était là sans doute un dada de cet homme riche de talents et de sottise ; c’était une manie connue de ses auditeurs et née peut-être de son commerce perpétuel avec les héros d’Homère. N’avons-nous pas observé cette manie et d’autres du même genre chez des hommes plus raisonnables que Ion ? Et justement, de nos jours, quel est l’homme qui ne laisse percer la conviction que, placé à la tête d’un régiment, il saurait fort bien se tirer d’affaire ?…

C’est avec une vraie malice aristophanesque que Platon lance ce dernier trait contre le pauvre pécheur, qui reste abasourdi ; Socrate lui donnant le choix entre le nom de fripon ou d’homme inspiré des dieux, naturellement il préfère le dernier, et remercie trés-poliment de l’honneur qu’on lui a fait en le tournant en ridicule. Oui, certes ! si ce Dialogue est un livre sacré, le théâtre d’Aristophane est un recueil pieux !

Où est l’homme qui nous éclaircira toutes les paroles des écrivains tels que Platon, nous montrant ici l’intention sérieuse, ailleurs la plaisanterie, ailleurs le sourire ; distinguant partout les idées principales des discussions accessoires ? Un tel travail nous rendrait un immense service et contribuerait infiniment à notre développement moral[1], car le temps est passé où les sibylles prononçaient leurs oracles au fond des abîmes ; nous exigeons de la critique, et nous voulons juger une œuvre, avant de l’accepter et d’y chercher des idées pour notre usage.


LES POËTES ÉLÉGIAQUES DE LA GRÈCE.
Par le docteur Weber. Francfort, 1826.

Aimable don fait par un esprit distingué à ceux qui, sans posséder la langue grecque, aiment à s’occuper de ce peuple unique et se plaisent à vivre avec lui dans les siècles les plus éloignés comme dans les temps les plus rapprochés. — Bien des pensées me sont venues dans l’esprit en lisant et en relisant ce livre si intéressant ; je veux au moins communiquer l’une d’elles.

De quelque nature que soient les idées exprimées par un poëte, nous avons l’habitude de leur donner un sens général et de les appliquer, autant que faire se peut, à notre situation particulière. Beaucoup de passages reçoivent ainsi un sens tout différent de celui qu’ils avaient dans le texte original d’où ils sont pris ; par exemple une sentence de Térence, dans la bouche d’un de ses vieillards ou de ses esclaves, fait un tout autre effet que sur la feuille d’un album. Or je me rappelle très-bien que dans notre jeune temps, plusieurs fois je m’étais tourmenté avec Théognis ; je voyais en lui un moraliste sévère au ton de pédagogue, dont je cherchais en vain à comprendre les préceptes, et à la fin, je l’avais laissé de côté. Il me faisait l’effet d’un faux Grec, d’un triste hypocondre[2]. En effet, comment une ville, un État pouvaient-ils être si corrompus que la vie de l’homme bon y fût intolérable, celle du méchant parfaitement heureuse ? Comment un homme juste et bienveillant pouvait-il être amené à refuser aux Dieux toute influence sage et bienfaisante ? Nous avions attribué cette triste manière d’envisager le monde à la bizarrerie d’un caractère entêté, et nous l’avions abandonné malgré nous pour aller rejoindre ses joyeux compatriotes à l’esprit toujours serein.

Mais aujourd’hui, instruits par l’histoire contemporaine, et grâce aux travaux d’excellents érudits, nous comprenons quelle a été la vie de Théognis, et nous le jugeons bien mieux.

Mégare, sa ville natale, gouvernée par une riche aristocratie de nobles, avait été d’abord humiliée par une conquête, puis bouleversée par une démagogie. Tous les citoyens honnêtes qui possédaient quelque chose, dont les mœurs étaient pures, avaient été publiquement tyrannisés de la façon la plus honteuse ; on les avait persécutés jusque dans leur famille ; on les avait tourmentés, avilis, volés, tués ou exilés ; Théognis faisait partie de cette classe de citoyens, et il avait enduré toutes les iniquités possibles. Ses paroles énigmatiques s’expliquent parfaitement, dès que nous savons que ses Élégies ont été écrites par un émigré. C’est ainsi qu’il serait impossible de comprendre un poëme comme l’Enfer de Dante, si nous ne nous rappelions pas toujours que ce grand esprit, ce beau talent, a été un des principaux citoyens d’une des villes les plus remarquables de son temps et que, dépouillé violemment, avec tout son parti, de sa fortune et de ses droits, il a vécu dans un état misérable.


DE LA TÉTRALOGIE DES GRECS.
À propos d’un Programme de Hermann, 1819.

Cet essai est d’un connaisseur accompli qui sait rajeunir ce qui a vieilli, et ranimer ce qui est mort. Jusqu’à présent, on a pensé que la tétralogie des Grecs était un ensemble composé d’abord de trois pièces traitant le même sujet ; la première pièce était l’exposition ; l’événement principal qui servait de point de départ y était représenté ; la seconde pièce montrait les résultats tragiques, épouvantables de cet événement ; la troisième conduisait à une espèce de réconciliation ; elle était suivie d’une quatrième d’un caractère gai, ajoutée adroitement pour que le citoyen, ami du repos et de la tranquillité domestique, pût quitter le théâtre l’âme contente. Par exemple, dans une première pièce on voyait Agamemnon, dans une seconde Clytemnestre et Égisthe, dans une troisième Oreste, poursuivi par les furies, absous par l’aréopage ; la fête établie à Athènes en souvenir de ce fait pouvait fournir au génie l’occasion d’une pièce enjouée. Quoiqu’il fût facile de tirer de la mythologie grecque un grand nombre de trilogies, cependant on comprend que peu à peu il devint moins aisé d’y trouver un sujet qui n’eût pas été traité et qui dut se développer régulièrement en plusieurs parties. Le poëte alors n’a-t-il pas dû sentir que le peuple ne tenait aucunement à ce que les pièces fussent rattachées ensemble ? Ne dut-il pas user de l’avantage qu’il avait de s’adresser à une société légère et frivole ?… Ne dut-il pas laisser de côté les anciennes trilogies régulières, plutôt que de s’exposer à ne pas plaire ?… Pour nous, cela ne fait pas de doute, et nous croyons que M. Hermann a parfaitement raison de soutenir que la tétralogie se composait souvent de pièces différentes de forme, mais qui n’avaient rien de commun quant au sujet. Il y avait variété d’impression, mais non continuation de l’action. La première pièce devait offrir de grands événements d’un caractère frappant ; la seconde, par les chœurs et le chant, devait éveiller et charmer les sens, le cœur et l’esprit ; la troisième devait exciter l’enthousiasme par un grand luxe de décorations et par la splendeur du spectacle ; la quatrième, destinée à faire de joyeux adieux au spectateur, pouvait avoir toute la gaieté, toute la folie possible.

Nous avons de nos jours des représentations des deux genres comme chez les Grecs. On peut dans le premier genre citer Wallenstein de Schiller. Il ne cherchait pas à imiter les anciens, car c’est contre sa volonté que le sujet, devenant, à mesure qu’il le traitait, de plus en plus riche, s’est trouvé divisé en trois parties. Suivant le goût moderne, il commence par une pièce satirique d’un caractère gai, le Camp. Dans les Piccolomini l’action grandit, des obstacles de toute nature se présentent, l’amour cherche à tout adoucir et à tout pacifier. La troisième partie, la mort de Wallenstein, présente l’intérêt tragique le plus profond ; tout se précipite à la catastrophe, et il est impossible d’émouvoir plus fortement les sens et l’âme.

Pour trouver un exemple moderne d’un spectacle correspondant à la seconde espèce de tétralogie grecque, il faut que nous passions les Alpes, et que nous allions chez les Italiens, nation vivant toujours tout entière dans le moment présent. Nous avons vu en ce pays jouer un grand opéra séria, en trois actes, dans les deux entr’actes duquel on donnait deux ballets qui n’avaient aucun rapport ni entre eux ni avec l’opéra lui-même ; le premier était un ballet héroïque ; le second un ballet comique, où les danseurs montraient la force et l’adresse de leurs jambes. Quand ce ballet comique était terminé, l’opéra séria continuait aussi gravement que si on n’avait assisté à aucun intermède burlesque, et le spectacle finissait par des scènes grandioses et solennelles. Nous avions là une Pentalogie, et elle était fort bien accueillie des spectateurs. — J’ai vu encore un autre exemple du même genre. On jouait une pièce de Goldoni, en trois actes, et entre les actes de la comédie on donna un opéra-comique en deux actes. Il n’y avait rien de commun entre ces deux œuvres, et cependant, quand le premier acte de la comédie était terminé, c’est avec grand plaisir que l’on entendait jouer immédiatement l’ouverture de l’opéra. Et après le brillant finale de cet acte d’opéra, on revenait très-agréablement à la prose du second acte de la comédie. L’esprit, excité une seconde fois par le plaisir musical, était d’autant plus curieux de connaître le dénoûment de la comédie. Les acteurs jouaient toujours dans la perfection, parce qu’ils se sentaient en lutte avec les chanteurs, et ils rassemblaient toutes leurs forces pour gagner des applaudissements qui, du reste, ne leur manquaient pas. La dernière partie de cette pentalogie était tout à fait analogue à la quatrième pièce de la tétralogie grecque ; elle laissait le spectateur sur une impression qui, tout en étant gaie, servait à rendre le calme à l’esprit.


REMARQUE SUR UN PASSAGE DE LA POÉTIQUE D’ARISTOTE.

Tous ceux qui se sont un peu occupés de la théorie de la poésie, et surtout de la tragédie, se rappellent un certain passage d’Aristote qui a beaucoup tourmenté ses éditeurs, sans qu’ils soient jamais arrivés à s’entendre pleinement sur le sens qu’on lui doit donner. Le grand homme semble vouloir que la tragédie, en représentant des événements et des passions propres à exciter la terreur et la pitié, purge de ces passions l’âme du spectateur. — Voici le passage textuel, qui, selon moi, devient très-clair dès qu’on le traduit bien : « La tragédie est la reproduction d’un événement important, renfermé dans une limite fixe, retracé non par le récit, mais à l’aide de plusieurs personnages chargés de rôles différents ; après avoir soulevé dans les cœurs tour à tour la terreur et la pitié, ces passions s’apaisent et la tragédie finit. »

Cette traduction ne laisse aucun doute sur le sens du passage. D’ailleurs, comment Aristote, qui ne perd jamais de vue l’objet qu’il analyse, aurait-il parlé de l’effet de la tragédie, de son résultat possible sur l’âme des spectateurs, au moment où il traite de la manière dont elle est construite ? Non ! La Katharsis est simplement cet apaisement, cette réconciliation qui vient à la fin de tout drame, et même de toute œuvre poétique. — Dans la vraie tragédie, c’est une mort qui doit apaiser tout. Cette mort peut n’être que fictive, comme pour Isaac ou Oreste, mais l’apparition d’une divinité bienfaisante ne change pas le caractère de la conclusion. Si le dénoûment est heureux, comme, par exemple, lorsque Alceste revient à la vie, la tragédie perd un peu de son caractère ; elle se rapproche de la comédie. Dans la comédie elle-même, nous voyons naître mille embarras qui éveillent aussi des craintes et des espérances ; mais à la fin tout s’explique, s’apaise, et le mariage joue ici le rôle que joue la mort dans la tragédie. — Si le mariage n’est pas une conclusion aussi définitive que la mort, il termine du moins un des principaux chapitres de l’existence. Personne ne veut mourir, tout le monde cherche à se marier, voilà, dirai-je moitié sérieusement, moitié en plaisantant, la différence essentielle entre la tragédie et la comédie de cette esthétique judaïque.

Œdipe à Colone offre un exemple frappant de cette Katharsis : un homme qui n’est qu’à demi coupable se voit, à cause de son tempérament démoniaque, de la vivacité excessive de son caractère, et de la grandeur même de son âme, entraîné avec les siens dans d’affreuses et irréparables calamités ; il est la proie de l’insondable destin, et cependant, au dénoûment, tout s’apaise, tout s’expie : Œdipe devient un être divin, et un pays tout entier lui rendra un culte comme à un protecteur céleste.

Là aussi se trouve l’origine de cet autre principe du grand maître : « Le héros de la tragédie ne doit être ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocent. » En effet, s’il était trop coupable, l’expiation serait seulement matérielle, et un coquin, un meurtrier à qui l’on verrait, au dénoûment, accorder son pardon, paraîtrait n’avoir échappé qu’aux châtiments de la justice vulgaire. — Si au contraire le héros est tout à fait pur, toute expiation est impossible ; le destin ou les hommes qui auraient causé ses malheurs sembleraient par trop injustes.

En cette circonstance comme en toute autre, je ne veux pas m’engager dans une polémique ; cependant je dois indiquer comment on avait tâché d’expliquer ce passage (quand on supposait que la tragédie devait purger l’âme du spectateur de certaines passions). — Aristote a dit dans sa Politique que la musique peut servir à l’éducation morale ; de même que dans les fêtes orgiaques les âmes violemment excitées sont apaisées par des saintes mélodies, de même les autres passions peuvent être calmées par la musique : je ne nierai pas qu’il s’agit ici d’une idée analogue, mais je nie que les deux idées soient identiques. Les effets produits par la musique sont plus matériels ; la Fête d’Alexandre, de Haendel, nous le montre et nous le voyons aussi à tous les bals ; après une Polonaise, où les danseurs n’ont pensé qu’à déployer une élégance pleine de réserve, les accents d’une valse entraîneront tout à coup toute la jeunesse à une espèce de délire bachique. — La musique, pas plus que tout autre art, n’a d’influence sur la moralité ; c’est toujours une illusion de vouloir lui demander des résultats de ce genre. La philosophie et la religion peuvent seules exciter en nous la piété et le sentiment du devoir ; les arts ne produiront ces effets que par hasard. Ce qu’ils peuvent faire, ce qu’ils font, c’est adoucir la grossièreté des mœurs, grossièreté qui se transforme trop vite en mollesse. — Celui qui cherche un développement vraiment sérieux de son sens moral, sentira et avouera que les tragédies et les romans tragiques n’apaisent en aucune façon l’esprit ; au contraire, ils troublent l’âme et le cœur, ils plongent dans un état vague, indécis, que la jeunesse aime, et voilà pourquoi elle est si passionnément éprise de ce genre de productions.

Revenons à notre première idée et répétons-le : Aristote ne parle absolument que de la construction de la tragédie ; il veut que les tableaux tracés par le poëte aient une conclusion précise et digne. Si le poëte a bien fait son devoir, s’il a noué et dénoué son nœud avec art, les péripéties de son drame ont eu leur reflet dans l’âme du spectateur ; il s’est senti embarrassé dans l’intrigue et délivré au moment du dénoûment, mais en retournant chez lui il ne s’est senti nullement amélioré ; au contraire, s’il fait rigoureusement son examen de conscience, il s’apercevra avec étonnement qu’il rentre tel qu’il est parti, aussi léger et aussi entêté, aussi emporté et aussi faible, aussi aimant et aussi égoïste.


DE LA PARODIE CHEZ LES ANCIENS.

C’est seulement après bien des épreuves, les unes heureuses, les autres vaines, que l’on arrive à bien comprendre combien il est difficile de se débarrasser des manières de voir de son temps, surtout quand on doit, pour juger, se transporter dans une civilisation plus élevée que la nôtre, et à la hauteur de laquelle nous ne pouvons plus atteindre. Depuis ma jeunesse, j’ai cherché autant qu’il était en moi à me familiariser avec les idées et les habitudes grecques, et des hommes compétents m’ont dit que j’y étais parvenu. Je fais ici allusion à l’Hercule d’Euripide, que j’avais opposé à une œuvre moderne qui n’était pas absolument mauvaise[3]. Voilà juste cinquante ans que je persévère dans ces travaux, et jamais je n’ai laissé ce fil s’échapper de ma main. J’ai rencontré bien des obstacles ; c’est seulement peu à peu que la nature septentrionale a pu s’assoupir en moi ; mon âme allemande prenait souvent des mains du poëte comme argent comptant ce qui n’était réellement qu’une promesse de payement futur.

Aussi c’est avec beaucoup de chagrin que j’avais lu et entendu dire que les anciens, à la suite de leurs tragédies si admirables de profondeur, avaient l’habitude de jouer une farce burlesque.

Je me suis enfin expliqué ce fait qui me paraissait incompréhensible ; en disant comment je suis arrivé a calmer mes inquiétudes sur ce point, peut-être rendrai-je service à quelques esprits.

Les Grecs, en leur qualité de peuple sociable, aimaient à parler, et en leur qualité de républicains, ils aimaient à entendre parler ; ils étaient tellement habitués au discours public qu’ils s’étaient assimilés sans s’en apercevoir l’art oratoire, et qu’il était devenu pour eux une espèce de besoin. C’était là un grand avantage pour le poëte dramatique, qui doit débattre sur la scène les plus grands intérêts humains, plaider le pour et le contre, et trouver pour chaque cause des arguments frappants.

Si cette habitude du poëte de lutter sérieusement d’éloquence avec l’orateur dans ses fictions lui était avantageuse dans la tragédie, elle lui rendait un bien plus grand service encore dans la comédie ; en effet, en employant les ressources les plus hautes de l’art et le style le plus élevé, pour intéresser à des situations sans grandeur, il créait une œuvre frappante et extraordinaire. — L’esprit cultivé se détourne avec dégoût de tout spectacle bas et immoral, mais si ce spectacle est présenté à ses yeux sous une forme qu’il ne lui soit pas possible de repousser, alors il s’arrête surpris et est forcé de trouver du plaisir à le contempler.

Les comédies d’Aristophane nous donnent en ce genre des exemples irrécusables : et dans le Cyclope d’Euripide, le discours seul d’Ulysse suffit à le prouver ; le sage Ulysse parle avec toute son éloquence comme s’il ne s’adressait pas au plus grossier de tous les êtres, et le cyclope de son côté sait parfaitement tirer de la situation les meilleurs arguments et sa réplique rend Ulysse muet.

Cette beauté artistique du détail frappe et les inconvenances s’oublient, s’effacent, parce que nous sentons vivement dans l’œuvre la grandeur, l’habileté et la dignité du poëte.

Il ne faut donc nullement croire que les pièces gaies, données comme épilogue au spectacle des anciens, pouvaient se comparer à nos vaudevilles et à nos farces ; il serait encore plus inexact de les considérer comme des parodies ou des travestissements, erreur à laquelle les vers d’Horace pourraient nous entraîner. Non ! Chez les Grecs tout est d’un seul jet, et tout est d’un grand style. C’est le même marbre, c’est le même bronze qui sert à l’artiste pour le Faune comme pour le Jupiter, et toujours le même esprit répand partout sa dignité.

Il ne faut nullement chercher ici l’esprit de parodie, qui se plaît à avilir et à rendre vulgaire tout ce qui est élevé, grand, noble, bon, délicat ; ce goût nous a toujours paru un symptôme de décadence et de dégradation pour un peuple ; au contraire, chez les Grecs, la puissance de l’art relevait la grossièreté, la bassesse, la brutalité, et ces éléments, en opposition radicale avec le divin, pouvaient alors devenir pour nous un sujet d’étude et de contemplation aussi intéressant que la noble tragédie.

Les masques comiques des anciens qui nous sont parvenus ont une valeur artistique égale à celle des masques tragiques. Je possède moi-même un petit masque comique, en bronze, que je n’échangerais pas contre un lingot en or, car, chaque jour, sa vue me rappelle la hauteur de pensée qui brille dans toutes les œuvres que nous ont laissées les Grecs.

Ce qui est vrai de la poésie dramatique est vrai également des beaux-arts ; en voici des preuves :

Un aigle puissant (du temps de Myron ou de Lysippe) vient de s’abattre sur un rocher, tenant dans ses serres deux serpents ; ses ailes sont encore en mouvement, il semble inquiet, car sa proie s’agite, se défend contre lui et le menace ; les serpents s’enroulent autour de ses pattes, mais leurs langues pendantes indiquent leur fin prochaine. — Une chouette s’est posée sur un mur ; ses ailes sont rapprochées, elle serre ses griffes, dans lesquelles elle tient plusieurs souris à moitié mortes, celles-ci enroulent leur queue autour des pattes de l’oiseau, et avec leurs derniers sifflements s’en va leur dernier souffle.

Que l’on mette maintenant ces deux œuvres d’art l’une en face de l’autre ! Il n’y a là ni parodie ni travestissement ; il y a deux objets naturels pris, l’un en haut, l’autre en bas, mais tous deux traités par un maître dans un style également élevé ; c’est un parallélisme par contraste ; chaque œuvre isolée plaît, et, réunies, leur effet est frappant. Je propose ce sujet comme excellent aux jeunes sculpteurs.

La comparaison de l’Iliade avec Troïde et Cressida conduit aux mêmes idées ; l’œuvre de Shakspeare n’est ni une parodie ni un travestissement ; de même que l’aigle et la chouette sont la reproduction de deux objets également pris dans la nature à des hauteurs différentes, de même les deux œuvres poétiques sont une même image reproduite par deux âges d’un esprit différent.

Le poëme grec est le récit d’un grand événement, conçu dans un style élevé et sobre, qui écarte toute parure excessive ; les descriptions et les comparaisons conservent partout un grand caractère de simplicité ; la fable a pour base les hautes traditions de la mythologie primitive. — Le poëme anglais, heureuse transposition, est la métamorphose de l’épopée grecque en drame romantique. — N’oublions pas de remarquer que l’on reconnaît dans cette pièce, comme dans plusieurs autres, des traces de son origine immédiate ; il est incontestable qu’elle est sortie d’une traduction en prose dépouillée d’une partie de la poésie. Cependant la pièce de Shakspeare a la valeur d’un original, absolument comme si l’œuvre antique n’eût pas existé, car il fallait autant de pénétration et un talent aussi solide et aussi complet que celui du grand et vieil Homère, pour réussir à peindre d’une main aussi aisée et aussi habile des caractères et des personnages semblables, et pour donner sur la scène, à une race humaine venue plus tard, le tableau vivant d’une nouvelle humanité différente de la première.


PLATON ET ARISTOTE[4].

Platon semble agir comme un esprit descendu du ciel, à qui il a plu d’habiter quelque temps sur la terre. Il ne cherche guère à connaître ce monde ; il s’en est fait d’avance une idée, et ce qu’il désire surtout, c’est de communiquer aux hommes, qui en ont si grand besoin, les vérités qu’il a apportées et qu’il a du bonheur à leur donner. S’il pénètre au fond des choses, c’est bien plutôt pour les remplir de son âme que pour les analyser. Il aspire toujours et ardemment à s’élever, pour regagner le séjour d’où il est descendu. Par ses discours, il cherche à éveiller dans tous les cœurs l’idée de l’Être unique et éternel, du bien, du vrai, du beau. Sa méthode, sa parole semblent fondre, réduire en vapeur les faits scientifiques qu’il a pu emprunter à la terre.

Aristote, au contraire, agit avec le monde simplement comme un homme. Il semble être un architecte chargé de diriger une construction. C’est ici qu’il est, c’est donc ici qu’il doit travailler et bâtir. Il s’assure de la nature du sol, mais uniquement jusqu’à la profondeur des fondations. Quant à ce qui s’étend au delà, jusqu’au centre de la terre, il ne s’en occupe en rien. Il donne à son édifice une base immense ; il va chercher partout des matériaux, il les classe, et bâtit peu à peu. C’est ainsi qu’il s’élève, semblable à une pyramide régulière, tandis que Platon est monté rapidement vers le ciel comme l’obélisque, comme la pointe aiguë de la flamme.

Ces deux hommes, qui représentent des qualités également précieuses et rarement réunies, se sont pour ainsi dire partagé l’humanité.


ENCORE HOMÈRE.

Il existe entre les hommes un très-grand nombre de dissentiments qui reparaissent sans cesse et reparaîtront toujours, parce qu’ils ont leur origine dans des manières de voir et de juger différentes qu’il est impossible de concilier. Lorsqu’une certaine manière de voir est en haute faveur, qu’elle a pour elle la foule et qu’elle triomphe si complètement que la manière de voir opposée doit s’effacer et se taire, alors on nomme cette opinion victorieuse l’esprit du temps. Il conserve sa domination pendant un certain nombre d’années. Dans les siècles passés, c’est pendant un espace de temps fort long que durait sa puissance ; il savait s’imposer à des peuples tout entiers, et exercer fortement son influence sur les mœurs, auxquelles il donnait une forme particulière. De nos jours il devient plus mobile ; peu à peu deux esprits opposés pourront exister côte à côte en même temps et se faire mutuellement équilibre. C’est là, selon nous, un progrès très-désirable.

Voici un exemple. Nous nous étions à peine élevés à une haute habileté dans l’art d’analyser et de dissoudre les écrits de l’antiquité, lorsque parut une génération nouvelle qui considéra comme son plus grand devoir de rétablir partout l’ensemble et l’harmonie. Pendant quelque temps nous nous étions représenté (un peu malgré nous) les œuvres d’Homère comme une réunion d’éléments divers, mais aujourd’hui nous voilà dans l’heureuse obligation d’admirer leur unité, et nous devons considérer tous les poëmes qui portent son nom comme une création divine ayant sa source dans l’âme d’un seul et unique grand poëte. — C’est de l’esprit du temps que sort aussi cette opinion ; elle n’est pas due à un complot, elle n’est pas due davantage à la tradition ; elle a apparu proprio motu. — Désormais donc l’esprit du temps se présentera, sous des zones différentes, avec des aspects opposés et divers.

  1. En France, nous connaissons tous un traducteur de Platon qui a rempli parfaitement tous les vœux de Goethe, et qui a rendu au monde lettré « l’immense service » qu’il réclamait.
  2. « Ein trauriger ungriechischer hypochondrist. » Ce dernier mot revient très-souvent sous la plume de Goethe, c’est celui dont il se sert presque toujours pour désigner la classe d’homme avec laquelle il était en complet désaccord, parce qu’elle repoussait sa maxime : « En dépit de ses douleurs de toute sorte, aimons la vie ! »
  3. Voir les Dieux, les Héros et Wieland, satire dialoguée, dirigée contre les fausses peintures de la civilisation grecque.
  4. Extrait de la Théorie des Couleurs (Partie historique). De nombreux passages d’un intérêt général mériteraient d’être détachés de cet ouvrage de science.