Conversations de Goethe/Avant-Propos

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Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Delerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome premierp. 1-10).

AVANT-PROPOS

DE LA PREMIÈRE PARTIE DES CONVERSATIONS
PUBLIÉE EN 1835 —

Cette collection de causeries et d’entretiens avec Goethe doit surtout son origine au penchant naturel que j’ai toujours eu pour m’approprier, par un compte rendu écrit, tout ce qui, dans les événements de ma vie, me semble avoir une certaine valeur, un certain intérêt.

De plus j’ai toujours eu la soif d’apprendre, je l’avais au temps où je rencontrai pour la première fois cet homme extraordinaire, et je la conservai même après avoir vécu des années avec lui ; aussi c’était avec bonheur que je m’emparais des pensées que renfermaient ses paroles, et que je les notais afin d’en être le possesseur pour le reste de ma vie.

Cependant, lorsque me rappelant la multitude immense d’idées qu’il a prodiguées devant moi pendant l’espace de neuf ans, je viens à considérer le petit nombre d’entre elles que j’ai pu rassembler et écrire, il me semble que je suis comme un enfant, qui, pendant une pluie rafraîchissante du printemps, cherche à recevoir dans le creux de ses mains une partie des gouttes qui tombent, et qui les voit presque toutes s’enfuir entre ses doigts.

On dit souvent : Il y a une fatalité pour les livres ; ce mot peut s’appliquer aussi bien à la manière dont les livres naissent qu’à leur façon de se lancer dans le monde, et il s’applique parfaitement à la naissance de cet ouvrage. Souvent des mois se sont écoulés sans que les astres lui fussent favorables ; des malaises, des affaires, et les mille occupations de la vie quotidienne ne me permettaient pas d’écrire une seule ligne ; puis les étoiles redevenaient plus propices, je retrouvais et la santé, et le loisir, et le goût d’écrire ; j’avais alors la joie de faire un pas en avant. Et puis aussi quel est le long commerce avec une même personne qui n’est pas attiédi parfois par un peu d’indifférence ? Et où est l’homme qui sait toujours estimer à son prix véritable l’heure présente ?

Si je parle ainsi, c’est parce que je désire faire excuser les grands espaces de temps vides dont s’apercevra le lecteur qui portera son attention sur les dates des entretiens. Ces lacunes devraient être remplies par des choses excellentes que je n’ai pas notées ; on y trouverait surtout mainte parole bienveillante de Goethe sur ses nombreux et lointains amis, ainsi que sur les ouvrages de tel ou tel écrivain allemand contemporain. Je n’ai noté qu’une partie des paroles de cette nature qu’il a prononcées. Je l’ai dit : même dans leurs origines, les livres obéissent à une fatalité.

Cependant je dois déjà être heureux d’avoir pu m’approprier ce que renferment ces volumes ; je peux considérer ces entretiens comme un joyau précieux qui orne mon existence, et je m’en pare en rendant des actions de grâces pour une liaison si haute ; aussi je crois, avec une certaine confiance, que le monde me saura gré à son tour de ce que je lui donne.

Selon ma conviction, non-seulement dans ces conversations on trouve maints éclaircissements, maintes idées d’un prix inestimable sur la vie, sur l’art, sur la science, mais aussi et surtout les esquisses d’après nature qu’elles présentent contribueront à compléter l’image que chacun de nous peut se faire de Gœthe après avoir lu ses ouvrages si variés. Je suis cependant bien éloigné de croire que l’âme de Goethe est là reflétée tout entière. On pourrait, avec justesse, comparer cet esprit, cet être extraordinaire, à un diamant à facettes, qui lance dans chaque direction un rayon de couleur différente. Suivant les personnes, suivant les situations, il changeait ; je ne peux donc que parler pour moi et dire très-modestement : Ceci est mon Goethe.

Et cette parole serait vraie, non-seulement dans le sens où je viens de la dire, mais encore dans un autre sens, car Goethe est ici tel que j’étais, moi, capable de le comprendre et de le reproduire. L’image qu’il a laissée en moi, voilà ce que l’on trouvera, et il est très-rare que dans son passage à travers un autre individu un caractère original ne perde pas quelque chose, et ne soit pas altéré par quelque mélange étranger. Les images physiques de Goethe que l’on doit à Rauch, à Dawe, à Stieler et à David, ont toutes un haut degré de vérité, et cependant toutes plus ou moins portent l’empreinte particulière de l’individu qui les a créées. — Ce qui est vrai pour les traits physiques le sera bien plus encore pour les traits fuyants et insaisissables du caractère. — Quel que soit le résultat de mon travail, j’espère que tous ceux qui, par l’autorité de leur esprit ou par des relations personnelles avec Goethe, ont le droit de me juger en pareille matière, ne méconnaîtront pas les efforts que j’ai faits pour arriver à l’exactitude la plus parfaite possible.

Après ces explications sur la manière dont ce livre a été rédigé, je dois ajouter quelques mots sur son contenu.

Ce que l’on appelle la vérité, même sur un problème unique, n’est jamais quelque chose d’étroit, de petit, de limité ; bien au contraire, une vérité, tout en étant simple, a toujours une riche complexité ; et pour ce motif elle est difficile à exprimer, semblable en cela à une loi de la nature, qui prolonge au loin ses conséquences jusque dans la profondeur des êtres, et qui se manifeste par mille phénomènes variés. Nous ne serons donc jamais contents d’une première formule ; une seconde essayée ne nous satisfera pas encore ; nous tenterons la formule opposée ; cela ne sera pas encore la vérité, et nous n’arriverons, non pas au but, mais à une approximation, qu’en réunissant l’ensemble de nos divers aperçus. Ainsi, pour citer un exemple, quelques opinions de Goethe sur la poésie peuvent sembler exclusives et souvent même évidemment contradictoires. Tantôt la beauté du poëme dépend du sujet, que le poète trouve en dehors de lui-même, tantôt c’est à l’âme seule du poëte qu’elle est due tout entière ; tantôt le choix du sujet est tout, tantôt c’est la manière dont le sujet, quel qu’il soit, est traité. — Ici, c’est une forme parfaite, qui assure le succès ; ailleurs, la forme n’est rien, l’âme qui anime la poésie est seule à considérer.

Toutes ces décisions opposées sont des côtés différents du vrai, elles précisent sa nature, et aident à en approcher. Aussi je me suis toujours bien gardé, dans mon livre, de faire disparaître ces contradictions apparentes, telles qu’elles se sont montrées, suscitées par la différence des temps et des circonstances. Je me repose sur l’examen intelligent du lecteur éclairé, qu’un passage isolé n’induira pas en erreur, mais qui saura, considérant l’ensemble, ramener à leur place et réunir les différentes idées dispersées çà et là.

Peut-être aussi rencontrera-t-on plusieurs passages qui, au premier abord, paraissent insignifiants. Mais, si on remarque que ces lignes insignifiantes en amènent d’importantes, sont souvent le point de départ de développements qui viennent ensuite, qu’elles contribuent aussi à ajouter une touche légère à la peinture du caractère, alors on accordera sans doute que leur nécessité, sans les justifier, du moins les excuse.

Maintenant je n’ai plus, à cet ouvrage longtemps caressé, qu’à dire du fond du cœur : Adieu ! et à lui souhaiter d’être assez heureux pour plaire, et pour faire naître et répandre au loin d’heureux fruits.

AVANT-PROPOS

DE LA SECONDE PARTIE DES CONVERSATIONS
— PUBLIÉE EN 1847 —

Je vois enfin devant moi terminé le troisième volume de mes conversations avec Goethe, promis depuis longtemps ; j’éprouve la joie que donne le triomphe de grands obstacles. J’étais dans une situation très-difficile. Je ressemblais au marin qui ne peut pas faire route par le vent du jour, et qui est obligé d’attendre avec la plus grande patience des semaines et des mois jusqu’à ce que le vent favorable, qui soufflait il y a des années, souffle de nouveau. Dans le temps heureux où j’écrivis les deux premiers volumes, je marchais avec un vent favorable ; les paroles récemment prononcées résonnaient encore dans mes oreilles, et le commerce animé que j’avais avec cet homme extraordinaire me maintenait dans une atmosphère d’enthousiasme, qui m’entraînait en avant et semblait me donner des ailes.

Mais aujourd’hui, déjà depuis bien des années cette voix est muette, et le bonheur dont je jouissais dans ce contact avec sa personne est bien loin derrière moi ; aussi je ne pouvais trouver l’ardeur nécessaire que dans les heures où il m’était donné de rentrer en moi-même, assez profondément pour pénétrer dans ces asiles de l’âme que rien ne trouble ; là je pouvais revoir le passé avec ses fraîches couleurs ; il se redressait devant moi, et je voyais de grandes pensées, des fragments de cette grande âme apparaître à mes regards, comme apparaîtraient des sommets lointains, mais éclairés par la lumière du jour céleste, aussi éclatante que la lumière du soleil.

La joie que j’éprouvais dans ces moments me rendait tout mon feu ; les idées et la suite de leur développement, les expressions telles qu’elles avaient été prononcées, tout redevenait clair comme un souvenir de la veille. Goethe vivait encore devant moi ; j’entendais de nouveau le timbre aimé de sa voix, à laquelle nulle autre ne peut être comparée. Je le voyais de nouveau, le soir, avec son étoile sur son habit noir, dans son salon brillamment éclairé, plaisanter au milieu de son cercle, rire et causer gaiement. Je le voyais un autre jour par un beau temps, à côté de moi dans sa voiture, en pardessus brun, en casquette bleue, son manteau gris-clair étendu sur ses genoux ; son teint brun est frais comme le temps, ses paroles jaillissent spirituelles et se perdent dans l’air, mêlées au roulement de la voiture qu’elles dominent. Ou bien, je me voyais encore, le soir, dans son cabinet d’étude, éclairé par la tranquille lumière de la bougie ; il était assis à la table, en face de moi, en robe de chambre de flanelle blanche. La douce émotion que l’on ressent au soir d’une journée bien employée respirait sur ses traits ; notre conversation roulait sur de grands et nobles sujets ; je voyais alors se montrer tout ce que sa nature renfermait de plus élevé, et mon âme s’enflammait à la sienne. Entre nous régnait la plus profonde harmonie ; il me tendait sa main par-dessus la table, et je la pressais ; puis je saisissais un verre rempli, placé près de moi, et je le vidais en silence, et je lui faisais une secrète libation, les regards passant au-dessus de mon verre et reposant dans les siens.

Dans ces moments je le retrouvais dans toute sa vie, et ses paroles résonnaient de nouveau comme autrefois. — Mais on le sait, quel que soit le bonheur que nous ayons à pensera un mort bien aimé, le fracas confus du jour qui s’écoule fait que souvent pendant des semaines et des mois notre pensée ne se tourne vers lui que passagèrement ; et les moments de calme et de profond recueillement où nous croyons posséder de nouveau, dans toute la vivacité de la vie, cet ami parti avant nous, ces moments se mettent au nombre des rares et belles heures de l’existence. — Il en était ainsi de moi avec Goethe. — Souvent des mois se passaient où mon âme, absorbée par les relations de la vie journalière, était morte pour lui, et il n’adressait pas un seul mot à mon esprit. Puis venaient d’autres semaines, d’autres mois de disposition stérile, pendant lesquels rien en moi ne voulait ni germer ni fleurir. Ces temps de néant, il fallait que j’eusse la grande patience de les laisser s’écouler inutiles, car dans de pareilles circonstances, ce que j’aurais écrit n’aurait rien valu. Je devais attendre de la fortune le retour des heures où le passé revivait et se représentait devant moi, où je jouissais d’une énergie intellectuelle assez grande, d’un bien-être physique assez complet pour élever mon âme à cette hauteur à laquelle il faut que je parvienne pour être digne de voir de nouveau reparaître en moi les idées et les sentiments de Goethe. — Car j’avais affaire à un héros que je ne devais pas abaisser. Pour être vrai, il devait se montrer avec toute la bienveillance de ses jugements, avec la pleine clarté et la pleine force de son intelligence, avec la dignité naturelle à un caractère élevé. — Ce n’était pas là une petite difficulté.

Mes relations avec lui avaient un caractère de tendresse tout particulier ; c’étaient celles de l’écolier avec son maître, du fils avec son père, de l’âme avide d’instruction avec l’âme riche de connaissances. Il me fit entrer dans sa société et prendre part aux jouissances intellectuelles et aussi aux plaisirs plus mondains d’un être supérieur. Souvent je le voyais seulement tous les huit jours, le soir ; souvent j’avais le bonheur de le voir à midi tous les jours, tantôt en grande compagnie, tantôt tête à tête, à dîner.

Sa conversation était variée comme ses œuvres. Il était toujours le même et toujours différent. S’il était occupé d’une grande idée, ses paroles coulaient avec une inépuisable richesse ; on croyait alors être au printemps, dans un jardin où tout est en fleur, où tout éblouit, et empêche de penser à se cueillir un bouquet. Dans d’autres temps, au contraire, on le trouvait muet, laconique ; un nuage semblait avoir couvert son âme, et dans certains jours on sentait auprès de lui comme un froid glacial, comme un vent qui a couru sur la neige et les frimas et qui coupe. Puis je le revoyais, et je retrouvais un jour d’été avec tous ses sourires ; je croyais entendre dans les bois, dans les buissons, dans les haies, tous les oiseaux me saluer de leurs chants ; le ciel bleu était traversé par le cri du coucou, et dans la plaine en fleurs bruissait l’eau du ruisseau. Alors quel bonheur de l’écouter ! Sa présence enivrait, et chacune de ses paroles semblait élargir le cœur.

C’est ainsi qu’en lui on voyait comme dans une lutte et dans une succession perpétuelle tour à tour l’hiver et l’été, la vieillesse et la jeunesse ; mais il était admirable que dans ce vieillard de soixante-dix et de quatre-vingts ans, ce fût la jeunesse qui reprît toujours le dessus, car ces journées où l’automne ou l’hiver se faisaient sentir n’étaient que de rares exceptions.

L’empire qu’il avait sur lui-même était remarquable, et c’est là même une des originalités les plus saillantes de son caractère. Il y a une parenté étroite entre cet empire qu’il avait sur lui-même et la puissance de réflexion qui le maintenait toujours maître du sujet qu’il traitait en écrivant, et qui lui permettait de donner à ses œuvres ce fini dans la forme que nous admirons. C’est aussi par une conséquence de ce trait de son caractère que, dans maints de ses livres et dans maintes de ses assertions orales, il est très-retenu et plein de réserves. — Mais il y avait d’heureux moments où un génie plus puissant se rendait maître de lui, et lui faisait abandonner son empire sur lui-même ; alors la conversation avait une effervescence toute juvénile, elle se précipitait comme un torrent qui descend des montagnes. C’est dans de pareils moments qu’il versait tous les trésors de grandeur et de bonté que renfermait son âme, et ce sont de pareils moment, qui font comprendre comment ses amis de jeunesse ont dit de lui que ses paroles étaient bien supérieures à ses écrits imprimés. — Marmontel a dit de même de Diderot que celui qui ne connaissait que ses écrits ne le connaissait qu’à moitié, et qu’il était un homme unique par l’entraînement qu’il exerçait, aussitôt qu’il s’animait dans une conversation.

Si j’ai été assez heureux pour reproduire en partie dans ce second recueil de conversations ces heureux moments, on l’accueillera sans doute aussi bien que le premier. — C’est encore une fois une image de Goethe, et cette fois reflétée, non pas en moi seul, mais aussi dans un de mes jeunes amis. M. Soret, de Genève, appelé à Weimar sur sa réputation d’esprit libre et de républicain pour faire l’éducation de S. A. R. le grand duc héréditaire, eut avec Goethe, à partir de cette époque jusqu’à sa mort, des relations très-intimes. Goethe l’invitait souvent à dîner, et aimait à le voir venir à ses soirées. De plus, les connaissances de M. Soret en histoire naturelle étaient un motif de rapports nombreux et durables avec Goethe. — En sa qualité d’excellent minéralogiste, il rangea la collection de cristaux de Goethe, et ses connaissances en botanique lui permirent de traduire en français la Métamorphose des Plantes, et de servir ainsi à répandre davantage cet important ouvrage. Ses fonctions à la Cour lui donnaient aussi l’occasion de voir Goethe, parce que tantôt il menait le prince chez lui, tantôt S. A. R. le grand-duc, ou S. A. I. Madame la grande-duchesse lui donnaient quelque mission pour Goethe. — M. Soret a souvent, dans son journal, conservé des notes sur ces relations personnelles, et il y a quelques années, il a eu la bonté de me remettre un petit manuscrit composé de la réunion de ces notes, me permettant d’en extraire les passages les plus intéressants pour les insérer à leur date dans mon volume de suppléments. Ces notes, écrites en français, étaient tantôt détaillées, tantôt rapides et insuffisantes, telles que les occupations, souvent nombreuses de l’auteur, avaient permis de les rédiger. Comme dans le manuscrit il n’y avait pas un seul sujet qui n’eût été à plusieurs reprises et en détail traité entre Goethe et moi, mon propre journal pouvait très-bien servir à compléter celui de Soret, à en combler les lacunes, et à éclaircir par un développement suffisant ce qui était seulement indiqué. J’ai cependant marqué par un astérisque * tous les entretiens dont le fond est pris au manuscrit de Soret ; on les trouve surtout dans les premières années ; plus tard, de 1824 à 1832, presque tout est de moi seul.

Je n’ajoute rien, sauf mon vœu pour que ce dernier volume, longtemps travaillé avec amour, reçoive l’accueil si favorable qui a été si universellement accordé aux premiers.