Coquecigrues/Le Mur

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Ollendorff (p. 191-212).
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LE MUR



À Georges Courteline.


LE MUR



I



Elles étaient méchantes ou bonnes de toutes leurs forces, et se fâchaient une fois par saison, régulièrement, huit jours. Longtemps elles voisinaient jusqu’à paraître habiter l’une chez l’autre, et, soudain, elles ne se connaissaient plus. Aussitôt la Morvande comptait avec prestesse les défauts de la Gagnarde. Celle-ci, peut-être, avait le travail de langue moins facile, mais elle réussissait plus souvent à ne pas revenir la première. Enfin elles se souriaient. Invitée, la Gagnarde entrait chez la Morvande et, de nouveau, admirait tout, la propreté des carreaux, celle du poêle, celle de l’arche et des cuivres, et celle du seau d’eau si brillant qu’il donnait soif.

— Comment faites-vous donc pour être propre ? Chez moi, c’est toujours sale.

Elle mentait, pour voir.

— Chez vous, répondait la Morvande, on dirait que vous léchez les meubles.

Ainsi, tout en gardant leur dignité, elles échangeaient des flatteries.

Au seuil de la porte la Gagnarde s’extasiait encore devant le fumier des Morvand. Il était carré, fait au moule. Des branchages et des pieux le soutenaient, et on pouvait y monter par une planche à pente douce, comme sur une estrade.

— À tout à l’heure, ma grosse ! disait la Gagnarde.

— À tout à l’heure, ma petite ! répondait la Morvande.

Or, en réalité, la grosse c’était la Gagnarde et la petite la Morvande. Donc les mots venaient bien du cœur.

II


Quel fut le motif de la querelle, ce jour-là, le village ne le sut jamais exactement. Les uns prétendent que la Gagnarde renversa par la cour commune un baquet d’eau grasse. Les autres, le maître d’école est du nombre, affirment que la Morvande lança, innocemment peut-être, une corbeille de pommes pourries dans les jambes de sa voisine.

Qu’arriva-t-il ensuite ?

La Gagnarde cassa d’un coup de fourche les deux pattes d’une oie qui n’était pas à elle, et la Morvande tordit le cou d’un jars sans en avoir le droit.

Puis toutes les deux, vaillantes, se mirent à donner de la voix.

La Morvande jappait. La Gagnarde grondait.

La Morvande courait dans la cour, ramassait des choses qu’elle laissait retomber pour les reprendre, et, le geste désordonné, se griffait le visage. Sa seule préoccupation était de jeter des cris aigus, sans choix, mais sans interruption. Souvent elle s’approchait de l’ennemie. Elle retenait derrière son dos ses mains rétives dont les doigts avaient le mors aux ongles.

Et sur sa petite tête rouge vivement agitée, sur son cou, ses épaules, elle recevait comme une douche trop chaude les injures bouillonnantes de la Gagnarde. Celle-ci s’enflait, s’enflait, les bras croisés, soufflante. Un instant, l’une penchée, l’autre comme enlevée de terre, bec à bec, étranglées et toute la chair à vif, elles ne purent plus que loucher !


III


La Morvande se sauva dans l’atelier de menuiserie de son homme. Elle s’étendit sur les copeaux et longtemps demeura sans rien dire. Du bran de scie se collait à son visage en sueur. Machinalement, d’un copeau elle se faisait une bague. Les yeux secs, elle poussait toutefois de gros soupirs tenant du sanglot.

Philippe Morvand ne la regardait pas.

C’était un homme froid qui passait sa vie à réfléchir. Quand il avait mesuré une planche, il la mesurait encore, et, lui trouvant la même longueur, il réfléchissait. Mais il réfléchissait surtout devant un mort dont on lui avait commandé le cercueil. Il prenait alors ses mesures sans toucher le corps, et il souffrait dans toutes ses jointures à la pensée qu’il pouvait se tromper en moins, faire trop étroit, être obligé de ployer le cadavre.

— Ça ne peut pas durer, fit sourdement la Morvande.

Philippe ne répondit rien. Il soutenait en pente une planche polie et, un œil fermé, l’autre mi-clos, cherchait des nœuds à fleur de bois. Vivement son rabot les rongeait et les rejetait par petites frisures.

— Ce n’est plus une existence ! dit la Morvande.

Elle ajouta qu’il fallait en finir.

Philippe, sans approuver, ne désapprouvait pas. Il entrait en réflexion. La Morvande lui exposa les faits. Elle fut calme, et, pour paraître juste, n’insulta personne. Voilà : ni l’une ni l’autre n’avaient bon caractère. Elle n’en disconvenait pas. Admettons qu’il y ait des torts des deux côtés. Quand on ne s’entend plus, on se sépare :

— Qu’est-ce que tu en penses, toi ?

— Dame ! dit Philippe, tourne-lui les talons.

— Mais si elle me cause ?

— Ne réponds pas.

— Pour qu’elle me traite de dinde !

— Alors, continuez, dit Philippe. Si tu habillais une grande perche avec des vieilles guenilles, et si, la nuit, tu la plantais devant sa fenêtre, la Gagnarde ragerait fort en s’éveillant. On peut toujours essayer.

— Tu me fais pitié, dit la Morvande.

— Dame ! dit Philippe.

Le cas l’intéressait. Volontiers il eût donné un autre conseil. Mais il n’en avait plus. Il prit sa pipe, la bourra, et, se gardant de l’allumer par crainte du feu communicable, il pipa gravement. De temps en temps il la changeait de coin, ou la tirait de sa bouche, crachait, s’essuyait les lèvres, et semblait sur le point de parler.

C’était une fausse alerte.

Une autre fois il ôta ses lunettes, croisa l’une sur l’autre leurs longues et menues pattes de faucheux, et les posa avec lenteur en un coin net de l’établi. On aurait juré qu’il avait pris un parti. La Morvande attendait. Mais Philippe attendait aussi.

— Eh bien ! dit enfin la Morvande, moi qui ne suis qu’une bête, j’ai une idée !

Elle espérait que Philippe allait lui dire :

— Laquelle ?

Elle dut s’animer seule :

— Et je suis venue te demander ton avis seulement pour te montrer que tu es encore plus bête que moi.

Loin de sauter sur son marteau, Philippe n’eut aucun mouvement de révolte. Il en avait écouté d’autres et connaissait les femmes, même la sienne. La Morvande ne prit plus le soin de calculer ses effets et commanda :

— Tu vas t’arranger avec Gagnard et faire un mur qui coupera la cour en deux jusqu’à la route, assez haut pour que je ne voie plus cette rosse, mais pas assez haut pour me cacher le coq du clocher, parce que j’entends mieux sonner la messe, quand je le regarde, le coq du clocher.

— Ça coûtera cher, dit Philippe.

— Gagnard en paiera la moitié. C’est dans son intérêt comme dans le nôtre. Nous serons chacun chez nous !

— Je n’y tiens pas, dit Philippe. Gagnard est un bon garçon.

— Et moi, j’y tiens, dit la Morvande. Et puis d’abord, à partir d’aujourd’hui, tu vas le laisser de côté, ton Gagnard.

— Il ne m’a rien fait.

— Il n’est pas convenable que les maris restent bien quand les femmes ne le sont plus !

— Vous allez vous raccommoder.

— Écoute, Philippe, ne répète pas ça. Je me fâcherais pour de bon. Tiens, j’aimerais mieux me raccommoder avec notre cochon, oui, avec notre cochon.

— Qu’est-ce que je dirai à Gagnard, moi ?

— Tu lui diras que tu ne veux plus godailler avec un petit homme qui a six pouces de fesses et le derrière tout de suite.

— De jambes, remarqua honnêtement Philippe, on dit : six pouces de jambes !

— Et moi je veux dire : de fesses ! Réplique voir ?

Elle se dressa, déjà prête pour la bataille. Des copeaux vibraient à ses coudes, à ses jupes. Philippe reprit ses lunettes et sur sa planche inclinée visa un dernier nœud à raboter.

— Tu ne vas pas te taire ? dit-il sur un ton plutôt d’interrogation que de menace.

— Je me tairai si je veux.

— Bon, ne te tais pas.

Il ne se rappelait point s’être emporté depuis l’âge de raison, et il avait eu l’âge de raison bien avant de se marier.

Victorieuse, la Morvande emplit son tablier de copeaux, ainsi qu’elle faisait toujours quand elle était en visite chez Philippe. Le soir, leur flamme vive éclaire et chauffe à la fois. Elle s’en alla. Quelques copeaux tombèrent de son tablier, roulèrent sur leurs anneaux fins jusque dans la boue. Pareillement la tête d’une bonne dame âgée, secouée par la colère, perd ses papillotes blanches.


IV


Les débats se prolongèrent. Théodule Gagnard n’était pas un mauvais homme, mais très fort, il ne voulait jamais rien croire et disait sans cesse :

— Ça dépend !

— Il fera beau temps aujourd’hui, Gagnard ?

— Oh ! ça dépend !

Et, selon lui, tout dépendait. S’il se défiait des autres, il se montrait peu sûr de lui-même, de sorte qu’il avançait dans une discussion comme dans un fourré !

Ils eurent plus de peine à projeter le mur qu’à le construire. Le premier, Philippe proposa une hauteur ridicule. Un canard aurait aurait passé par-dessus, sans sauter. Quand ils ajoutaient une pierre, ils semblaient la traîner péniblement.

— Faisons un mur d’un mètre et n’en parlons plus, dit Théodule.

— Mais elles se donneront des calottes ! dit Philippe.

— Va pour une autre rangée, dit Théodule.

— Mettrons-nous du mortier ?

— Il me paraît à moi qu’on pourrait se contenter d’aligner convenablement des pierres sèches.

— Nos femmes les renverseront d’un coup d’épaules, dit Philippe.

Théodule courba la tête et, sournois :

— C’est de ta femme qu’est venue l’idée. Au moins, c’est toi qui vas payer.

— Mon vieux !… dit Philippe.

Et de la main, il fit le geste, premièrement de balayer par terre quelque chose, le mur peut-être, ensuite de lancer au ciel une autre chose, ce qui signifiait sans doute :

— Si c’est ainsi, que ma femme écorche et dépiaute la tienne à son aise. Théodule ne s’entêta pas, à la condition qu’on signerait un papier.

Bien entendu, ils construiraient le mur eux-mêmes, par économie. D’ailleurs, ce n’est pas malin, quand on a du goût. Inutile de fignoler.

De concessions en concessions ils s’attendrirent. Ce qui les désolait, c’est qu’on menaçait leur amitié, car la Gagnarde, elle aussi (comme on se rencontre !) avait dit à Théodule :

— Tu vas me faire le plaisir de te fâcher tout de suite avec son homme, hein !

— C’est le malheur ! dit Philippe.

Ni l’un ni l’autre ne s’y résigneraient. Tous deux du conseil municipal, ils votaient de la même manière, et, bien qu’inégaux de taille, s’estimaient également. Ils convinrent de feindre la froideur pour tromper les femmes et de se voir en cachette. L’un ferait un petit signe de tête ; l’autre comprendrait, et, partant chacun de son côté, ils se rejoindraient à l’auberge dans la salle du fond. Ces complications extraordinaires les divertirent, et Théodule consolé cria :

— À l’ouvrage ! Pendant les travaux, comme si une trêve eût été signée, les femmes les encouragèrent. Elles présidèrent au tracé des plans et dès que le mur s’éleva, se rendirent utiles.

— Tiens, mon Lippe ! disait la Morvande en passant à son mari une truelle toute garnie.

La Gagnarde reprenait :

— Attrape, mon Dule ! et offrait au sien un moellon.

Elles leur parlaient affectueusement, pour se montrer l’une à l’autre qu’elles savaient maintenir la bonne entente dans leur propre maison :

— Vous voyez, Madame, comme mon mari est heureux avec moi, ce qui prouve que, de nous deux, c’est bien vous la vilaine bête !

En outre elles cédaient au besoin qu’on a, quand on s’éloigne d’une personne, de se serrer contre une autre, pour combler le vide.

Morvand et Gagnard, câlinés, mignotés, sans force pour dire : « Ôtez-vous donc de là, femmes ! » ne regardaient même plus à la dépense du mortier.

V


Ils travaillèrent trois jours. Le soir du troisième jour, tout étant terminé, leur récompense méritée, Philippe Morvand fit le signe convenu ; Théodule Gagnard cligna de l’œil, au courant, et, l’un après l’autre, ils s’esquivèrent.

Immédiatement les deux ennemies voulurent prendre possession du mur. La Morvande y appliqua une échelle à poules pour faire une petite reconnaissance, et en même temps que la sienne, de l’autre côté, la tête de la Gagnarde apparut. Gênées, elles restèrent cependant, sûres d’avoir droit chacune à la moitié du mur. Philippe et Théodule avaient soigné la partie supérieure, et les pierres tassées à grands coups de marteau dans leurs bourrelets de mortier faisaient presque une plate-forme qu’une ligne imaginaire pouvait diviser en deux.

La Morvande eut une nouvelle idée.

Elle installerait là ses pots de fleurs et désormais, au lieu d’une figure renfrognée, elle aurait devant ses yeux des œillets et des roses. C’était une si bonne idée qu’elle plut tout de suite à la Gagnarde et qu’elles apportèrent leur premier pot ensemble.

— Elle est libre ! pensa la Morvande, fière de se voir imiter.

Silencieuses, et, pour commencer, chacune à l’une des extrémités du mur, elles disposaient leurs fleurs, du bout des doigts les tapotaient, comme on fait bouffer une chevelure, et lavaient avec un linge mouillé les feuilles vertes.

Tout à coup, l’un des pots de la Morvande s’échappa et roula vers la Gagnarde qui put l’arrêter a temps.

— Merci, dit la Morvande.

— De rien, dit la Gagnarde.

C’était sec, mais poli.

Elles ne pouvaient placer tous leurs pots au même endroit et le silence s’était refait entre elles, quand deux hautes marguerites se rencontrèrent et enfoncèrent l’une dans l’autre leurs belles têtes boursouflées, dont il tomba un nuage de pétales morts au choc.

Mais vite on les sépara.

— Non, non, dit la Gagnarde.

— Si, restez, ordonna la Morvande.

Elle était la plus récemment obligée et devait parler en ces termes autoritaires. La Gagnarde céda, pour se venger un instant après.

— Comment, dit-elle d’un ton bourru, vous cachez votre pauvre petit réséda derrière mon gros dahlia, et vous croyez que le soleil va venir le chercher là. Je serais joliment contente si vous le trouviez crevé demain.

— Il est bien là.

— Ouiche, vous n’y entendez rien.

Et, de force, elle mit le pauvre petit réséda où elle voulut, et l’isola sur une large pierre, en plein air, au milieu de ses pots à elle tenus à distance.

Ce fut un signal.

Elles se prêtèrent les places les plus avantageuses, et il sembla que tous les pots de l’une allaient passer du côté de l’autre. Cette confusion des fleurs amena celle des torts. Dès que l’une en avouait un, l’autre promptement s’en repentait. Après se les être distribués, elles se les arrachèrent, et la Morvande fit tant pour n’en pas laisser un seul à la Gagnarde que celle-ci dépouillée, honteuse et comme toute nue, sentit ses yeux se mouiller.

— Est-on niais, par moments ! dit-elle.

La Morvande répondit, désireuse de se décharger un peu des torts accaparés :

— Nos maris sont plus imbéciles que nous. C’est pourtant vrai qu’ils l’ont bâti, leur mur.

— Alors, dit la Gagnarde, quand on voudra se voir, il faudra en faire le tour, par là-bas.

Et bien que « là-bas » fût à une portée de jambe, la Gagnarde indiquait l’horizon.

— Comme si c’était sérieux, dit la Morvande. On se dispute parce qu’on s’aime, pour changer, par exercice. Pourquoi nous sommes-nous brouillées ? Le savez-vous ? moi pas. Non, m’amie, voilà qui me dépasse : dimanche dernier il n’y avait pas de mur, et, aujourd’hui, il y a un mur, ici même, entre vous et moi !

— Un beau mur, ma foi, dit la Gagnarde, j’en ferais autant avec mon pied. Regardez-moi ces pierres qui sortent leurs cornes à gratter le dos, et ce mortier qui a coulé partout, comme de la chandelle !

Sans être maçon, elle ricanait.

— Ma belle, dit brusquement la Morvande, toute droite sur son échelle à poule, et les bras tendus, enlevons nos pots et embrassons-nous : j’ai une idée.

Encore une ! c’était la troisième, la suprême.


VI


Philippe et Théodule revenaient de l’auberge. Ils avaient assez bu pour oublier leur convention et marcher côte à côte, au risque d’exciter leurs femmes irritables.

— Je réfléchis, disait Philippe. Peut-être bien qu’elles vont nous laisser tranquilles, maintenant.

— Ça dépend, répondit Théodule.

— De quoi ? dit Philippe inquiet.

— Oh ! ça dépend, répéta Théodule.

Quel homme ! il mourrait dans le doute.

— Si nous nous quittions ? dit-il.

— Nous avons le temps, répondit Philippe. La nuit arrive sans lune et sans étoiles. Elles ne peuvent pas nous voir.

Ils se heurtaient doucement des épaules et jouissaient de faire durer quelques minutes de plus leur camaraderie défendue.

— Par exemple, reprit Philippe, si la mienne m’agace, je me charge de la tourner.

— Chut ! dit Théodule.

Et soudain, tous deux se baissèrent, et, comme des chiens d’arrêt qui sentent, s’avancèrent à petits pas, les bras écartés, les doigts ouverts.

— Halte ! dit Théodule, une main en nageoire sur la couture de sa culotte.

— Qu’est-ce qu’elles font donc ? dit Philippe.

— Du propre ! dit Théodule.

Rêvaient-ils ? Était-ce un effet de l’ombre ou de leur ivresse ? Immobiles et voûtés sur la route, ils se murmurèrent des exclamations diverses :

— Elle est raide !

— C’est plus fort que de jouer au bouchon.

— Les mâtines !

Mais au lieu de surgir, menaçants, de se précipiter hors des ténèbres, comme deux hommes solides sur deux femmes à battre, ils s’assirent, alourdis de surprise.

Devant eux, là, tout près, l’une avec une pioche, l’autre avec une barre à feu, pouffant quand des pierres résistaient, quand une crotte de mortier frais leur sautait au visage, parfois nez à nez et toujours cœur à cœur, la Morvande et la Gagnarde, pleines d’entrain, amies pour la vie, commençaient, fantastiques, de démolir le mur !