Corinne ou l’Italie/Livre XVI

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Tome II – Livre XVI


LIVRE XVI.

LE DÉPART ET L’ABSENCE

CHAPITRE PREMIER.


DÈS que l’on sut l’arrivée de Corinne à Venise, chacun eut la plus grande curiosité de la voir. Quand elle se rendait dans un café de St.-Marc, l’on se pressait en foule sous les galeries de la place pour l’apercevoir un moment, et la société tout entière la recherchait avec l’empressement le plus vif. Elle aimait assez autrefois à produire cet effet brillant partout où elle se montrait, et elle avouait naturellement que l’admiration avait un grand charme pour elle. Le génie inspire le besoin de la gloire, et il n’est d’ailleurs aucun bien qui ne soit désiré par ceux à qui la nature a donné les moyens de l’obtenir. Néanmoins, dans sa situation actuelle, Corinne redoutait tout ce qui semblait en contraste avec les habitudes de la vie domestique, si chères à lord Nelvil.

Corinne avait tort, pour son bonheur, de s’attacher à un homme qui devait contrarier son existence naturelle, et réprimer plutôt qu’exciter ses talens ; mais il est aisé de comprendre comment une femme qui s’est beaucoup occupée des lettres et des beaux-arts, peut aimer dans un homme des qualités et même des goûts qui diffèrent des siens. L’on est si souvent lassé de soi-même, qu’on ne peut être séduit par ce qui nous ressemble : il faut de l’harmonie dans les sentimens et de l’opposition dans les caractères pour que l’amour naisse tout à la fois de la sympathie et de la diversité. Lord Nelvil possédait au suprême degré ce double charme. On était un avec lui dans l’habitude de la vie, par la douceur et la facilité de son entretien, et néanmoins, ce qu’il avait d’irritable et d’ombrageux dans l’ame ne permettait jamais de se blaser sur la grâce et la complaisance de ses manières. Quoique la profondeur et l’étendue de ses idées le rendissent propre à tout, ses opinions politiques et ses goûts militaires lui inspiraient plus de penchant pour la carrière des actions que pour celle des lettres ; il pensait que les actions sont toujours plus poétiques que la poésie elle-même. Il se montrait supérieur aux succès de son esprit, et parlait de lui, sous ce rapport, avec une grande indifférence. Corinne, pour lui plaire, cherchait à cet égard à l’imiter, et commençait à dédaigner ses propres succès littéraires, afin de ressembler davantage aux femmes modestes et retirées dont la patrie d’Oswald offrait le modèle.

Cependant les hommages que Corinne reçut à Venise ne firent à lord Nelvil qu’une impression agréable. Il y avait tant de bienveillance dans l’accueil des Vénitiens ; ils exprimaient avec tant de grâce et de vivacité le plaisir qu’ils trouvaient dans l’entretien de Corinne, qu’Oswald jouissait vivement d’être aimé par une femme d’un charme si séducteur et si généralement admiré. Il n’était plus jaloux de la gloire de Corinne, certain qu’il était qu’elle le préférait à tout, et son amour semblait encore augmenté par ce qu’il entendait dire d’elle. Il oubliait même l’Angleterre, il prenait quelque chose de l’insouciance des Italiens sur l’avenir. Corinne s’apercevait de ce changement, et son cœur imprudent en jouissait, comme s’il avait pu durer toujours.

L’italien est la seule langue de l’Europe dont les dialectes différens aient un génie à part. On peut faire des vers et écrire des livres dans chacun de ces dialectes, qui s’écartent plus ou moins de l’italien classique ; mais, parmi les différens langages des divers états de l’Italie, il n’y a pourtant que le napolitain, le sicilien et le vénitien qui aient l’honneur d’être comptés ; et c’est le vénitien qui passe pour le plus original et le plus gracieux de tous. Corinne le prononçait avec une douceur charmante, et la manière dont elle chantait quelque barcaroles, dans le genre gai, prouvait qu’elle devait jouer la comédie, aussi bien que la tragédie. On la tourmenta beaucoup pour prendre un rôle dans un opéra comique qu’on devait représenter en société la semaine suivante. Corinne, depuis qu’elle aimait Oswald, n’avait jamais voulu lui faire connaître son talent en ce genre ; elle ne s’était pas sentie assez de liberté d’esprit pour cet amusement, et quelquefois même elle s’était dit qu’un tel abandon de gaieté pouvait porter malheur ; mais cette fois, par une singulière confiance, elle y consentit. Oswald l’en pressa vivement, et il fut convenu qu’elle jouerait la Fille de l’air, c’est ainsi que s’appelait la pièce que l’on choisit.

Cette pièce, comme la plupart de celles de Gozzi, était composée de féeries extravagantes, très-originales et très-gaies[1]. Truffaldin et Pantalon paraissent souvent, dans ces drames burlesques, à côté des plus grands rois de la terre. Le merveilleux y sert à la plaisanterie ; mais le comique y est relevé par ce merveilleux même qui ne peut jamais avoir rien de vulgaire ni de bas. La Fille de l’air, ou Sémiramis dans sa jeunesse, est la coquette douée par l’enfer et le ciel pour subjuguer le monde. Élevée dans un antre comme une sauvage, habile comme une enchanteresse, impérieuse comme une reine, elle réunit la vivacité naturelle à la grâce préméditée, le courage guerrier à la frivolité d’une femme, et l’ambition à l’étourderie. Ce rôle demande une verve d’imagination et de gaieté que l’inspiration seule du moment peut donner. Toute la société se réunit pour prier Corinne de s’en charger.


CHAPITRE II.


IL y a quelquefois dans la destinée un jeu bizarre et cruel ; on dirait qu’elle est une puissance qui veut inspirer la crainte, et repousse la familiarité confiante, souvent, quand on se livre le plus à l’espérance, et surtout lorsqu’on a l’air de plaisanter avec le sort, et de compter sur le bonheur, il se passe quelque chose de redoutable dans le tissu de notre histoire, et les fatales sœurs viennent y mêler leur fil noir, et brouiller l’œuvre de nos mains.

C’était le dix-sept de novembre que Corinne s’éveilla tout enchantée de jouer le soir la comédie. Elle choisit, pour paraître dans le premier acte en sauvage, un vêtement très-pittoresque. Ses cheveux, qui devaient être épars, étaient pourtant arrangés avec un soin qui montrait un vif désir de plaire, et son habit élégant, léger et fantasque, donnait à sa noble figure un caractère de coquetterie et de malice singulièrement gracieux. Elle arriva dans le palais où la comédie devait être jouée. Tout le monde y était rassemblé ; Oswald seul n’était pas encore arrivé. Corinne retarda tant qu’elle le put le spectacle, et commençait à s’inquiéter de son absence. Enfin, comme elle entrait sur le théâtre, elle l’aperçut dans un coin très-obscur du salon ; mais enfin elle l’aperçut ; et la peine même que lui avait causée l’attente, redoublant sa joie, elle fut inspirée par la gaieté, comme elle l’était au Capitole par l’enthousiasme.

Le chant et les paroles étaient entremêlés, et la pièce était faite de manière qu’il était permis d’improviser le dialogue ; ce qui donnait à Corinne un grand avantage, et rendait la scène plus animée. Lorsqu’elle chantait, elle faisait sentir l’esprit des airs bouffes italiens avec une élégance particulière. Ses gestes, accompagnés par la musique, étaient comiques et nobles tout à la fois ; elle faisait rire sans cesser d’être imposante, et son rôle et son talent dominaient les acteurs et les spectateurs, en se moquant avec grâce des uns et des autres.

Ah ! qui n’aurait pas eu pitié de ce spectacle, si l’on avait su que ce bonheur si confiant allait attirer la foudre, et que cette gaieté si triomphante ferait bientôt place aux plus amères douleurs !

Les applaudissemeris des spectateurs étaient si multipliés et si vrais, que leur plaisir se communiquait à Corinne ; elle éprouvait cette sorte d’émotion que cause l’amusement, quand il donne un sentiment vif de l’existence, quand il inspire l’oubli de la destinée, et dégage pour un moment l’esprit de tout lien, comme de tout nuage. Oswald avait vu Corinne représenter la plus profonde douleur dans un temps où il se flattait de la rendre heureuse : il la voyait maintenant exprimer une joie sans mélange, quand il venait de recevoir une nouvelle bien fatale pour tous deux. Plusieurs fois il eut la pensée d’arracher Corinne à cette gaieté téméraire ; mais il goûtait un triste plaisir à voir encore quelques instans sur cet aimable visage la brillante expression du bonheur.

À la fin de la pièce Corinne parut élégamment habillée en reine amazone ; elle commandait aux hommes, et déjà presqu’aux élémens, par cette confiance dans ses charmes qu’une belle personne peut avoir quand elle n’est pas sensible ; car il suffit d’aimer pour qu’aucun don de la nature ou du sort ne puisse rassurer entièrement. Mais cette souveraine coquette, cette fée couronnée que représentait Corinne, mêlant d’une façon toute merveilleuse la colère à la plaisanterie, l’insouciance au désir de plaire et la grâce au despotisme, semblait régner sur la destinée autant que sur les cœurs ; et quand elle monta sur le trône, elle sourit à ses sujets en leur ordonnant la soumission avec une douce arrogance. Tous les spectateurs se levèrent pour applaudir Corinne comme la véritable reine. Ce moment était peut-être celui de sa vie où la crainte de la douleur avait été le plus loin d’elle, mais tout à coup elle vit Oswald qui, ne pouvant plus se contenir, cachait sa tête dans ses mains pour dérober ses larmes. À l’instant elle se troubla, et la toile n’était pas encore baissée, que, descendant de ce trône déjà funeste, elle se précipita dans la chambre voisine.

Oswald l’y suivit, et quand elle remarqua de près sa pâleur, elle fut saisie d’un tel effroi, qu’elle fut obligée de s’appuyer contre la muraille pour se soutenir ; et, tremblante, elle lui dit : — Oswald ! ô mon Dieu ! qu’avez-vous ? — Il faut que je parte cette nuit pour l’Angleterre, lui répondit-il, sans savoir ce qu’il faisait ; car il ne devait pas exposer sa malheureuse amie, en lui apprenant ainsi cette nouvelle. Elle s’avança vers lui tout-à-fait hors d’elle-même, et s’écria : — Non ! il ne se peut pas que vous me causiez cette douleur ! Qu’ai-je fait pour la mériter ? Vous m’emmenez donc avec vous ? — Quittons en ce moment cette foule cruelle, répondit, Oswald ; viens avec moi, Corinne. — Elle le suivit, ne comprenant plus ce qu’on lui disait, répondant au hasard, chancelante, et le visage déjà si altéré, que chacun la crut saisie par quelque mal subit.


CHAPITRE III.


DÈS qu’ils furent ensemble dans la gondole, Corinne, dans son égarement, dit à lord Nelvil : — Hé bien ! ce que vous venez de m’apprendre est mille fois plus cruel que la mort. Soyez généreux ; jetez-moi dans ces flots, pour que j’y perde le sentiment qui me déchire. Oswald, faites-le avec courage, il en faut moins pour cela que vous ne venez d’en montrer. — Si vous dites un mot de plus, répondit Oswald, je vais me précipiter dans le canal à vos yeux. Ecoutez-moi, attendez que nous soyons arrivés chez vous, alors vous prononcerez sur mon sort et sur le votre. Au nom du ciel, calmez-vous. — Il y avait tant de malheur dans l’accent d’Oswald, que Corinne se tut, et seulement elle tremblait avec une telle violence qu’elle put à peine monter les escaliers qui conduisaient à son appartement. Quand elle y fut arrivée, elle arracha sa parure avec effroi. Lord Nelvil, en la voyant dans cet état, elle qui était si brillante il y avait quelques instans, se jeta sur une chaise en fondant en pleurs, et s’écria : — Suis-je un barbare, Corinne, juste ciel ! Corinne, le crois-tu ? — Non, lui dit-elle, non je ne puis le croire. N’avez-vous pas encore ce regard qui chaque jour me donnait le bonheur ! Oswald, vous dont la présence était pour moi comme un rayon du ciel, se peut-il que je vous craigne, que je n’ose lever les yeux sur vous, que je sois là devant vous comme devant un assassin, Oswald, Oswald ? — Et en achevant ces mots elle tomba suppliante à ses genoux.

— Que vois-je ? s’écria-t-il en la relevant avec fureur, tu veux que je me déshonore. Eh bien, je le ferai. Mon régiment s’embarque dans un mois, je viens d’en recevoir la nouvelle. Je resterai, prends-y garde, je resterai si tu me montres cette douleur, cette douleur toute-puissante sur moi, mais je ne survivrai point à ma honte. — Je ne vous demande point de rester, reprit Corinne, mais quel mal vous fais-je en vous suivant ? — Mon régiment part pour les îles, et il n’est permis à aucun officier d’emmener sa femme avec lui. — Au moins laissez-moi vous accompagner jusques en Angleterre. — Les mêmes lettres que je viens de recevoir, reprit Oswald, m’apprennent que le bruit de notre liaison s’est répandu en Angleterre, que les papiers publics en ont parlé, qu’on a commencé à soupçonner qui vous êtes, et que votre famille, excitée par lady Edgermond, a déclaré qu’elle ne vous reconnaîtrait jamais. Laissez-moi le temps de la ramener, de forcer votre belle-mère à ce qu’elle vous doit ; mais si j’arrive avec vous et que je sois contraint à vous quitter avant de vous avoir fait rendre votre nom, je vous livre à toute la sévérité de l’opinion, sans être là pour vous défendre. — Ainsi vous me refusez tout, dit Corinne ; et en achevant ces mots elle tomba sans connaissance, et sa tête heurtant avec violence contre terre, le sang en rejaillit. Oswald, à ce spectacle, poussa des cris déchirans. Thérésine arriva dans un trouble extrême ; elle rappela sa maîtresse à la vie. Mais quand Corinne revint à elle, elle aperçut dans une glace son visage pâle et défait, ses cheveux épars et teints de sang. — Oswald, dit-elle, Oswald, ce n’est pas ainsi que j’étais lorsque vous m’avez rencontrée au Capitole ; je portais sur mon front la couronne de l’espérance et de la gloire, maintenant il est souillé de sang et de poussière ; mais il ne vous est pas permis de me mépriser pour cet état dans lequel vous m’avez mise. Les autres le peuvent, mais vous, vous ne le pouvez pas : il faut avoir pitié de l’amour que vous m’avez inspiré, il le faut. —

— Arrête ! s’écria lord Nelvil, c’en est trop. — Et faisant signe à Thérésine de s’éloigner, il prit Corinne dans ses bras, et lui dit : — Je suis décidé à rester : tu feras de moi ce que tu voudras. Je subirai ce que le ciel me destine, mais je ne t’abandonnerai point dans ce malheur, et je ne te conduirai point en Angleterre, avant d’y avoir assuré ton sort. Je ne t’y laisserai point exposée aux insultes d’une femme hautaine. Je reste ; oui, je reste, car je ne puis te quitter. — Ces paroles rappelèrent Corinne à elle-même, mais la jetèrent dans un abattement plus cruel encore que le désespoir qu’elle venait d’éprouver. Elle sentit la nécessité qui pesait sur elle, et, la tête baissée, elle resta long-temps dans un profond silence. — Parle, chère amie, lui dit Oswald, fais-moi donc entendre le son de ta voix ; je n’ai plus qu’elle pour me soutenir. Je veux me laisser guider par elle. — Non, répondit Corinne, non, vous partirez, il le faut. — Et des torrens de pleurs annoncèrent sa résignation. — Mon amie, s’écria lord Nelvil, je prends à témoin ce portrait de ton père, qui est là devant nos yeux ; et tu sais si le nom d’un père est sacré pour moi ! Je le prends à témoin que ma vie est en ta puissance, tant qu’elle sera nécessaire à ton bonheur. À mon retour des îles, je verrai si je puis te rendre ta patrie et t’y faire retrouver le rang et l’existence qui te sont dus ; mais si je n’y réussissais pas, je reviendrais en Italie vivre et mourir à tes pieds. — Hélas ! reprit Corinne, et ces dangers de la guerre que vous allez braver.... — Ne les crains pas, reprit Oswald, j’y échapperai : mais si je périssais cependant, moi, le plus inconnu des hommes, mon souvenir resterait dans ton cœur : tu n’entendrais peut-être jamais prononcer mon nom, sans que tes yeux se remplissent de larmes, n’est-il pas vrai, Corinne ? tu dirais : Je l’ai connu, il m’a aimée. — Ah ! laisse-moi, laisse-moi, s’écria-t-elle, tu te trompes à mon calme apparent, demain, quand le soleil reviendra, et que je me dirai : Je ne le verrai plus, je ne le verrai plus ! il se peut que je cesse de vivre, et ce serait bien heureux ! — Pourquoi, s’écria lord Nelvil, pourquoi, Corinne ? crains-tu de ne pas me revoir ? Cette promesse solennelle de nous réunir à jamais n’est-elle rien pour toi ? ton cœur en peut-il douter ? — Non ; je vous respecte trop pour ne pas vous croire, dit Corinne ; il m’en coûterait plus encore de renoncer à mon admiration pour vous, qu’à mon amour. Je vous regarde comme un être angélique, comme le caractère le plus pur et le plus noble qui ait paru sur la terre : ce n’est pas seulement votre charme qui me captive, c’est l’idée que jamais tant de vertus n’ont été réunies dans un même objet ; et votre céleste regard ne vous a été donné que pour les exprimer toutes : loin de moi donc un doute sur vos promesses. Je fuirais à l’aspect de la figure humaine ; elle ne m’inspirerait plus que de la terreur, si lord Nelvil pouvait tromper : mais la séparation livre à tant de hasards, mais ce mot terrible, adieu ! … — Jamais, interrompit-il, jamais Oswald ne peut te dire un dernier adieu que sur son lit de mort. — Et son émotion était si profonde en prononçant ces mots, que Corinne, commençant à craindre l’effet de cette émotion sur sa santé, essaya de se contenir, elle qui était la plus à plaindre.

Ils commencèrent donc à parler de ce cruel départ, des moyens de s’écrire, et de la certitude de se rejoindre. Un an fut le terme fixé pour cette absence. Oswald se croyait sûr que l’expédition ne devait pas durer plus long-temps ; enfin il leur restait encore quelques heures, et Corinne espérait qu’elle aurait de la force. Mais lorsqu’Oswald lui eut dit que la gondole viendrait le prendre à trois heures du matin, et qu’elle vit à sa pendule que ce moment n’était pas très-éloigné, elle frémit de tous ses membres ; et sûrement l’approche de l’échafaud ne lui aurait pas causé plus d’effroi. Oswald aussi semblait perdre à chaque instant sa résolution, et Corinne, qui l’avait toujours vu maître de lui-même, avait le cœur déchiré par le spectacle de ses angoisses. Pauvre Corinne ! elle le consolait, tandis qu’elle devait être mille fois plus malheureuse que lui !

— Écoutez, dit-elle à lord Nelvil, quand vous serez à Londres, ils vous diront, les hommes légers de cette ville, que des promesses d’amour ne lient pas l’honneur ; que tous les Anglais du monde ont aimé des Italiennes dans leurs voyages, et les ont oubliées au retour ; que quelques mois de bonheur n’engagent ni celle qui les reçoit, ni celui qui les donne, et qu’à votre âge la vie entière ne peut dépendre du charme que vous avez trouvé pendant quelque temps dans la société d’une étrangère. Ils auront l’air d’avoir raison, raison selon le monde : mais vous, qui avez connu ce cœur dont vous vous êtes rendu le maître, vous, qui savez comme il vous aime, trouverez-vous des sophismes pour excuser une blessure mortelle ? Et les plaisanteries frivoles et barbares des hommes du jour empêcheront-elles que votre main ne tremble en enfonçant un poignard dans mon sein ? — Ah ! que me dis-tu ? s’écria lord Nelvil, ce n’est pas ta douleur seule qui me retient, c’est la mienne. Où trouverais-je un bonheur semblable à celui que j’ai goûté près de toi ? qui, dans l’univers, m’entendrait comme tu m’as entendu ? L’amour, Corinne, l’amour, c’est toi seule qui l’éprouves, c’est toi seule qui l’inspires : cette harmonie de l’ame, cette intime intelligence de l’esprit et du cœur, avec quelle autre femme peut-elle exister qu’avec toi ? Corinne, ton ami n’est pas un homme léger, tu le sais ; il s’en faut qu’il le soit. Tout est sérieux pour lui dans la vie ; est-ce donc pour loi seule qu’il démentirait sa nature ?

— Non, non, reprit Corinne, non, vous ne traiterez pas avec dédain une ame sincère. Et ce n’est pas vous, Oswald, ce n’est pas vous que mon désespoir trouverait insensible. Mais un ennemi redoutable me menace auprès de vous, c’est la sévérité despotique, c’est, la dédaigneuse médiocrité de ma belle-mère. Elle vous dira tout ce qui peut flétrir ma vie passée. Épargnez-moi de vous répéter d’avance ses impitoyables discours. Loin que les talens que je puis avoir soient une excuse à ses yeux, ils seront, je le sais, le plus grand de mes torts. Elle ne comprend point leurs charmes, elle ne voit que leurs dangers. Elle trouve inutile, et peut-être coupable, tout ce qui ne s’accorde pas avec la destinée qu’elle s’est tracée, et toute la poésie du cœur lui semble un caprice importun qui s’arroge le droit de mépriser sa raison. C’est au nom des vertus que je respecte autant que vous, qu’elle condamnera mon caractère et mon sort. Oswald, elle vous dira que je suis indigne de vous. — Et comment pourrais-je l’entendre ? interrompit Oswald ; quelles vertus oserait-on élever plus haut que ta générosité, ta franchise, ta bonté, ta tendresse ? Céleste créature ! que les femmes communes soient jugées par les règles communes ! Mais honte à celui que tu aurais aimé, et qui ne te respecterait pas autant qu’il t’adore ! Rien, dans l’univers, n’égale ton esprit ni ton cœur. À la source divine où tes sentimens sont puisés, tout est amour et vérité. Corinne, Corinne, ah ! je ne puis te quitter. Je sens mon courage défaillir. Si tu ne me soutiens pas, je ne partirai point ; et c’est de toi qu’il faut que je reçoive la force de t’affliger ? — Hé bien, dit Corinne, encore quelques instans avant de recommander mon ame à Dieu, pour qu’il me donne la force d’entendre sonner l’heure fixée pour ton départ. Nous nous sommes aimés, Oswald, avec une tendresse profonde. Je t’ai confié les secrets de ma vie : ce n’est rien que les faits ; mais les sentimens les plus intimes de mon être, tu les sais tous. Je n’ai pas une idée qui ne soit unie à toi. Si j’écris quelques lignes où mon ame se répande, c’est toi seul qui m’inspires ; c’est à toi que j’adresse toutes mes pensées, comme mon dernier souffle sera pour toi. Où serait donc mon asile, si tu m’abandonnais ? Les beaux-arts me retracent ton image ; la musique, c’est ta voix ; le ciel, ton regard. Tout ce génie, qui jadis enflammait ma pensée, n’est plus que de l’amour. Enthousiasme, réflexion, intelligence, je n’ai plus rien qu’en commun avec toi.

Dieu puissant qui m’entendez ! dit-elle, en levant ses regards vers le ciel, Dieu ! qui n’êtes point impitoyable pour les peines du cœur, les plus nobles de toutes ! ôtez-moi la vie, quand il cessera de m’aimer, ôtez-moi le déplorable reste d’existence, qui ne me servirait plus qu’à souffrir. Il emporte avec lui ce que j’ai de plus généreux et de plus tendre ; s’il laisse éteindre ce feu déposé dans son sein, que, dans quelque lieu du monde que je sois, ma vie aussi s’éteigne. Grand Dieu ! vous ne m’avez pas faite pour survivre à tous les nobles sentimens ; et que me resterait-il, quand j’aurais cessé de l’estimer ? Car lui aussi doit m’aimer, il le doit. Je sens au fond de mon cœur une affection qui commande la sienne. Oh, mon Dieu ! s’écria-t-elle encore une fois, la mort, ou son amour. — En achevant cette prière, elle se retourna vers Oswald, et le trouva prosterné devant elle, dans des convulsions effrayantes : l’excès de son émotion avait surpassé ses forces : il repoussait les secours de Corinne, il voulait mourir, et sa tête semblait absolument perdue. Corinne, avec douceur, serra ses mains dans les siennes, en lui répétant tout ce qu’il lui avait dit lui-même. Elle l’assura qu’elle le croyait, qu’elle se fiait à son retour, et qu’elle se sentait beaucoup plus calme : ces douces paroles firent quelque bien à lord Nelvil. Cependant plus il sentait approcher l’heure de sa séparation, plus il lui semblait impossible de s’y décider.

— Pourquoi, dit-il à Corinne, pourquoi n’irions-nous pas au temple avant mon départ, pour prononcer le serment d’une union éternelle ? — Corinne tressaillit à ces mots, regarda lord Nelvil, et le plus grand trouble agita son cœur ; elle se souvint qu’Oswald, en lui racontant son histoire, lui avait dit que la douleur d’une femme était toute-puissante sur sa conduite ; mais qu’il avait ajouté que son sentiment se refroidissait par les sacrifices mêmes que cette douleur obtenait de lui. Toute la fermeté, toute la fierté de Corinne se réveillèrent à cette idée, et après quelques instans de silence, elle répondit : — Il faut que vous ayez revu vos amis et votre patrie avant, de prendre la résolution de m’épouser. Je la devrais dans ce moment mylord, à l’émotion du départ, je n’en veux pas ainsi. — Oswald n’insista plus : au moins, dit-il, en saisissant la main de Corinne, je le jure de nouveau, ma foi est attachée à cet anneau que je vous ai donné. Tant que vous le conserverez, jamais une autre n’aura des droits sur mon sort ; si vous le dédaignez une fois, si vous me le renvoyez… — Cessez, cessez, interrompit Corinne, d’exprimer une inquiétude que vous ne pouvez éprouver. Ah ! ce n’est pas moi qui romprai la première l’union sacrée de nos cœurs, vous le savez bien que ce n’est pas moi, et je rougirais presque d’assurer ce qui n’est que trop certain. —

Cependant l’heure avançait : Corinne palissait a chaque bruit, et lord Nelvil restait plongé dans une douleur profonde, et n’avait plus la force de prononcer un seul mot. Enfin la lumière fatale parut dans l’éloignement à travers sa fenêtre, et bientôt après la barque noire s’arrêta devant la porte. Corinne à cette vue fit un cri en reculant avec effroi, et tomba dans les bras d’Oswald, en s’écriant : — Les voilà, les voilà ! adieu, partez, c’en est fait. — Oh mon dieu ! dit lord Nelvil, oh mon père ! l’exigez-vous de moi ! et la serrant contre son cœur, il la couvrit de ses larmes. — Partez, lui dit-elle, partez, il le faut. — Faites venir Thérésine, répondit Oswald, je ne puis vous laisser seule ainsi. — Seule, hélas ! dit Corinne, ne le suis-je pas jusqu’à votre retour ! — Je ne puis sortir de cette chambre, s’écria lord Nelvil, non je ne le puis. — Et en prononçant ces paroles, son désespoir était tel, que ses regards et ses vœux appelaient la mort. — Hé bien, dit Corinne, je le donnerai ce signal ; j’irai moi-même ouvrir cette porte, mais accordez-moi quelques instans. — Oh oui ! s’écria lord Nelvil, restons encore ensemble, restons ; ces cruels combats valent encore mieux que cesser de te voir. —

On entendit alors sous les fenêtres de Corinne les bateliers qui appelaient les gens de lord Nelvil ; ils répondirent, et l’un d’eux vint frapper à la porte de Corinne, en annonçant que tout était prêt. — Oui, tout est prêt, répondit Corinne, et s’éloignant d’Oswald, elle alla prier, la tête appuyée contre le portrait de son père. Sans doute en ce moment sa vie passée suffirait en entier à elle ; sa conscience exagéra toutes ses fautes ; elle craignit de ne pas mériter la miséricorde divine, et cependant elle se sentait si malheureuse, qu’elle devait croire à la pitié du ciel. Enfin en se relevant elle tendit la main à lord Nelvil, et lui dit : — Partez, je le veux à présent ; et peut-être que dans un instant je ne le pourrai plus : partez, que Dieu bénisse vos pas, et qu’il me protège aussi, car j’en ai bien besoin. — Oswald se précipita encore une fois dans ses bras, et la pressant contre son cœur avec une passion inexprimable, tremblant et pâle comme un homme qui marche au supplice, il sortit de cette chambre, où pour la dernière fois, peut-être, il avait aimé, il s’était senti aimé comme la destinée n’en offre pas un second exemple.

Quand Oswald disparut aux regards de Corinne, une palpitation horrible qui ne lui laissait plus le pouvoir de respirer la saisit, ses yeux étaient tellement troublés, que les objets qu’elle voyait perdaient à ses yeux toute réalité, et semblaient errer tantôt près, tantôt loin de ses regards ; elle croyait sentir que la chambre où elle était se balançait comme dans un tremblement de terre, et elle s’appuyait pour résister à ce mouvement. Pendant un quart d’heure encore elle entendit le bruit que faisaient les gens d’Oswald en achevant les préparatifs de son départ. Il était encore là dans la gondole ; elle pouvait encore le revoir ; mais elle se craignait elle-même ; et lui, de son côté, était couché dans cette gondole presque sans connaissance. Enfin il partit, et dans ce moment Corinne s’élança hors de sa chambre pour le rappeler ; Thérésine l’arrêta. Une pluie terrible commençait alors ; le vent le plus violent se faisait entendre, et la maison où demeurait Corinne était ébranlée presque comme un vaisseau au milieu de la mer. Elle ressentit une vive inquiétude pour Oswald, traversant les lagunes dans ce temps affreux, et elle descendit sur le bord du canal dans le dessein de s’embarquer, et de le suivre au moins jusques à la terre ferme. Mais la nuit était si obscure qu’il n’y avait pas une seule barque. Corinne marchait avec une agitation cruelle sur les pierres étroites qui séparent le canal des maisons. L’orage augmentait toujours, et sa frayeur pour Oswald redoublait à chaque instant. Elle appelait au hasard des bateliers, qui prenaient ses cris pour les cris de détresse des malheureux qui se noyaient pendant la tempête, et néanmoins personne n’osait approcher, tant les ondes agitées du grand canal étaient redoutables. Corinne attendit le jour dans cette situation. Le temps se calma cependant, et le gondolier qui avait conduit Oswald lui apporta de sa part, la nouvelle qu’il avait heureusement passé les lagunes. Ce moment encore ressemblait presqu’au bonheur, et ce ne fut qu’après quelques heures que l’infortunée Corinne ressentit de nouveau l’absence, et les longues heures, et les tristes jours, et l’inquiète et dévorante peine qui devait seule l’occuper désormais.


CHAPITRE IV.


OSWALD, pendant les premiers jours de son voyage, fut prêt vingt fois à retourner pour rejoindre Corinne ; mais les motifs qui l’entraînaient triomphèrent de ce désir. C’est un pas solennel de fait dans l’amour que de l’avoir vaincu une fois : le prestige de sa toute-puissance est fini. En approchant de l’Angleterre, tous les souvenirs de la patrie rentrèrent dans l’ame d’Oswald ; l’année qu’il venait de passer en Italie n’était en relation avec aucune autre époque de sa vie. C’était comme une apparition brillante qui avait frappé son imagination, mais n’avait pu changer entièrement les opinions ni les goûts dont son existence s’était composée jusqu’alors. Il se retrouvait lui-même ; et, bien que le regret d’être séparé de Corinne l’empêchât d’éprouver aucune impression de bonheur, il reprenait pourtant une sorte de fixité dans les idées, que le vague enivrant des beaux-arts et de l’Italie avait fait disparaître. Dès qu’il eut mis le pied sur la terre d’Angleterre, il fut frappé de l’ordre et de l’aisance, de la richesse et de l’industrie qui s’offraient à ses regards ; les penchans, les habitudes, les goûts nés avec lui se réveillèrent avec plus de force que jamais. Dans ce pays où les hommes ont tant de dignité, et les femmes tant de modestie, où le bonheur domestique est le lien du bonheur public, Oswald pensait à l’Italie pour la plaindre. Il lui semblait que dans sa patrie la raison humaine était partout noblement empreinte, tandis qu’en Italie les institutions et l’état social ne rappelaient, à beaucoup d’égards, que la confusion, la faiblesse et l’ignorance. Les tableaux séduisans, les impressions poétiques faisaient place dans son cœur au profond sentiment de la liberté et de la morale ; et, bien qu’il chérît toujours Corinne, il la blâmait doucement de s’être ennuyée de vivre dans une contrée qu’il trouvait si noble et si sage. Enfin, s’il avait passé d’un pays où l’imagination est divinisée dans un pays aride ou frivole, tous ses souvenirs, toute son ame l’auraient vivement ramené vers l’Italie ; mais il échangeait le désir indéfini d’un bonheur romanesque contre l’orgueil des vrais biens de la vie, l’indépendance et la sécurité. Il rentrait dans l’existence qui convient aux hommes, l’action avec un but. La rêverie est plutôt le partage des femmes, de ces êtres faibles et résignés dès leur naissance : l’homme veut obtenir ce qu’il souhaite, et l’habitude du courage, le sentiment de la force l’irritent contre sa destinée, s’il ne parvient pas à la diriger selon son gré.

Oswald, en arrivant à Londres, retrouva ses amis d’enfance. Il entendit parler cette langue forte et serrée qui semble indiquer bien plus de sentimens encore qu’elle n’en exprime ; il revit ces physionomies sérieuses qui se développent tout à coup quand des affections profondes triomphent de leur réserve habituelle ; il retrouva le plaisir de faire des découvertes dans les cœurs qui se révèlent par degrés aux regards observateurs ; enfin il se sentit dans sa patrie, et ceux qui n’en sont jamais sortis ignorent par combien de liens elle nous est chère. Cependant Oswald ne séparait le souvenir de Corinne d’aucune des impressions qu’il recevait, et comme il se rattachait plus que jamais à l’Angleterre, et se sentait beaucoup d’éloignement pour la quitter de nouveau, toutes ses réflexions le ramenaient à la résolution d’épouser Corinne et de se fixer en Écosse avec elle.

Il était impatient de s’embarquer pour revenir plus vite, lorsque l’ordre arriva de suspendre le départ de l’expédition dont son régiment faisait partie ; mais on annonçait en même temps que d’un jour à l’autre ce retard pourrait cesser, et l’incertitude à cet égard était telle qu’aucun officier ne pouvait disposer de quinze jours. Cette situation rendait lord Nelvil très-malheureux. Il soufFrait cruellement d’être séparé de Corinne, et de n’avoir ni le temps ni la liberté nécessaires pour former ou pour suivre aucun plan stable. Il passa six semaines à Londres sans aller dans le monde, uniquement occupé du moment où il pourrait revoir Corinne, et souffrant beaucoup du temps qu’il était obligé de perdre loin d’elle. Enfin il résolut d’employer ces jours d’attente à se rendre dans le Northumberland pour y voir lady Edgermond, et la déterminer à reconnaître authentiquement que Corinne était la fille de lord Edgermond, et que le bruit de sa mort s’était faussement répandu ; ses amis lui montrèrent les papiers publics où l’on avait mis des insinuations très-défavorables sur l’existence de Corinne, et il se sentit un ardent désir de lui rendre et le rang et la considération qui lui étaient dûs.


CHAPITRE V.


OSWALD partit pour la terre de lady Edgermond. Il pensait avec émotion qu’il allait voir le séjour où Corinne avait passé tant d’années. Il sentait aussi quelque embarras par la nécessité de faire comprendre à lady Edgermond qu’il était résolu à renoncer à sa fille ; et le mélange de ces divers sentimens l’agitait et le faisait rêver. Les lieux qu’il voyait en s’avançant vers le nord de l’Angleterre lui rappelaient toujours plus l’Écosse, et le souvenir de son père, sans cesse présent à sa mémoire, pénétrait encore plus avant dans son cœur. Lorsqu’il arriva chez lady Edgermond, il fut frappé du bon goût qui régnait dans l’arrangement du jardin et du château ; et comme la maîtresse de la maison n’était pas encore prête pour le recevoir, il se promena dans le parc et aperçut de loin, à travers les feuilles, une jeune personne de la taille la plus élégante, avec des cheveux blonds d’une admirable beauté, qui étaient à peine retenus par son chapeau. Elle lisait avec beaucoup de recueillement. Oswald la reconnut pour Lucile, bien qu’il ne l’eût pas vue depuis trois ans, et qu’ayant passé, dans cet intervalle, de l’enfance à la jeunesse, elle fût étonnamment embellie. Il s’approcha d’elle, la salua, et oubliant qu’il était en Angleterre, il voulut lui prendre la main pour la baiser respectueusement, selon l’usage d’Italie ; la jeune personne recula deux pas, rougit extrêmement, lui fit une profonde révérence, et lui dit : — Monsieur, je vais prévenir ma mère que vous désirez la voir— et s’éloigna. Lord Nelvil resta frappé de cet air imposant et modeste, et de cette figure vraiment angélique.

C’était Lucile qui entrait à peine dans sa seizième année. Ses traits étaient d’une délicatesse remarquable : sa taille était presque trop élancée, car un peu de faiblesse se faisait remarquer dans sa démarche ; son teint était d’une admirable beauté, et la pâleur et la rougeur s’y succédaient en un instant. Ses yeux bleus étaient si souvent baissés que sa physionomie consistait surtout dans cette délicatesse de teint qui trahissait à son insçu les émotions que sa profonde réserve cachait de toute autre manière. Oswald, depuis qu’il voyageait dans le midi, avait perdu l’idée d’une telle figure et d’une telle expression. Il fut saisi d’un sentiment de respect, il se reprocha vivement de l’avoir abordée avec une sorte de familiarité ; et regagnant le château, lorsqu’il vit que Lucile y était entrée, il rêvait à la pureté céleste d’une jeune fille qui ne s’est jamais éloignée de sa mère, et ne connaît de la vie que la tendresse filiale.

Lady Edgermond était seule quand elle reçut lord Nelvil : il l’avait vue deux fois avec son père quelques années auparavant, mais il l’avait très-peu remarquée alors ; il l’observa cette fois avec attention, pour la comparer au portrait que Corinne lui en avait fait ; il le trouva vrai, à beaucoup d’égards ; mais cependant il lui sembla qu’il y avait dans les regards de lady Edgermond plus de sensibilité que Corinne ne lui en attribuait, et il pensa qu’elle n’avait pas aussi bien que lui l’habitude de deviner les physionomies contenues. Son premier intérêt auprès de lady Edgermond était de la décider à reconnaître Corinne, en annulant tout ce qu’on avait arrangé pour la faire croire morte. Il commença l’entretien en parlant de l’Italie et du plaisir qu’il y avait trouvé. — C’est un séjour amusant pour un homme, répondit lady Edgermond ; mais je serais bien fâchée qu’une femme qui m’intéressât pût s’y plaire longtemps. — J’y ai pourtant trouvé, répondit lord Nelvil, déjà blessé de cette insinuation, la femme la plus distinguée que j’aie connue en ma vie. — Cela se peut sous les rapports de l’esprit, reprit lady Edgermond ; mais un honnête homme cherche d’autres qualités que celles-là dans la compagne de sa vie. — Et il les trouve aussi, interrompit Oswald avec chaleur. — Il allait continuer et prononcer clairement ce qui n’était qu’indiqué de part et d’autre, mais Lucile entra et s’approcha de l’oreille de sa mère pour lui parler. — Non, ma fille, répondit tout haut lady Edgermond, vous ne pouvez aller chez votre cousine aujourd’hui ; il faut dîner ici avec lord Nelvil. — Lucile, à ces mots, rougit plus vivement encore que dans le jardin, puis s’assit à côté de sa mère, et prit sur la table un ouvrage de broderie dont elle s’occupa, sans jamais lever les yeux, ni se mêler de la conversation.

Lord Nelvil fut presque impatienté de cette conduite : car il était vraisemblable que Lucile n’ignorait pas qu’il avait été question de leur union, et quoique la figure ravissante de Lucile le frappât toujours plus, il se rappela tout ce que Corinne lui avait dit sur l’effet probable de l’éducation sévère que lady Edgermond donnait à sa fille. En Angleterre, en général, les jeunes filles ont plus de liberté que les femmes mariées, et la raison comme la morale expliquent cet usage ; mais lady Edgermond y dérogeait, non pour les femmes mariées, mais pour les jeunes personnes : elle était d’avis que dans toutes les situations, la plus rigoureuse réserve convenait aux femmes. Lord Nelvil voulait déclarer à lady Edgermond ses intentions relativement à Corinne dès qu’il se trouverait encore une fois seul avec elle ; mais Lucile ne s’en alla point, et lady Edgermond soutint, jusqu’au dîner, l’entretien sur divers sujets, avec une raison simple et ferme qui inspira du respect à lord Nelvil. Il aurait voulu combattre des opinions si arrêtées sur tous les points, et qui souvent n’étaient pas d’accord avec les siennes ; mais il sentait que s’il disait un mot à lady Edgermond qui ne fut pas dans le sens de ses idées, il lui donnerait une opinion de lui que rien ne pourrait effacer, et il hésitait à ce premier pas, tout-à-fait irréparable auprès d’une personne qui n’admettait point de nuances ni d’exceptions, et jugeait tout par des règles générales et positives.

On annonça que le dîner était servi. Lucile s’approcha de sa mère pour lui donner le bras. Oswald alors observa que lady Edgermond marchait avec une grande difficulté. — J’ai, dit-elle à lord Nelvil, une maladie très-douloureuse, et peut-être mortelle. — Lucile pâlit à ces mots. Lady Edgermond le remarqua et reprit avec douceur : — Les soins de ma fille, néanmoins, m’ont déjà sauvé la vie une fois, et me la sauveront peut-être encore long-temps. — Lucile baissa la tête pour que son attendrissement ne fut pas observé. Quand elle la releva, ses yeux étaient encore humides de pleurs ; mais elle n’avait pas osé seulement prendre la main de sa mère ; tout s’était passé dans le fond de son cœur, et elle n’avait songé aux autres que pour leur cacher ce qu’elle éprouvait. Cependant Oswald était profondément ému par cette réserve, par cette contrainte ; et son imagination, naguères ébranlée par l’éloquence et la passion, se plaisait à contempler le tableau de l’innocence, et croyait voir autour de Lucile je ne sais quel nuage modeste qui reposait délicieusement les regards.

Pendant le dîner, Lucile voulant épargner les moindres fatigues à sa mère, servait tout avec un soin continuel, et lord Nelvil entendit le son de sa voix seulement quand elle lui offrait les différens mets ; mais ces paroles insignifiantes étaient prononcées avec une douceur enchanteresse, et lord Nelvil se demandait comment il était possible que les mouvemens les plus simples et les mots les plus communs pussent révéler toute une ame. — Il faut, se répétait-il à lui-même, ou le génie de Corinne qui dépasse tout ce que l’imagination peut désirer, ou ces voiles mystérieux du silence et de la modestie, qui permettent à chaque homme de supposer les vertus et les sentimens qu’il souhaite. — Lady Edgermond et sa fille se levèrent de table, et lord Nelvil voulut les suivre ; mais lady Edgermond était si scrupuleusement fidèle à l’habitude de sortir au dessert, qu’elle lui dit de rester à table, jusques à ce qu’elle et sa fille eussent préparé le thé dans le salon, et lord Nelvil les rejoignit un quart d’heure après. La soirée se passa sans qu’il pût être un moment seul avec lady Edgermond, car Lucile ne la quitta pas. Il ne savait ce qu’il devait faire, et il allait partir pour la ville voisine, se proposant de revenir le lendemain parler à lady Edgermond, lorsqu’elle lui offrit de demeurer chez elle cette nuit. Il accepta tout de suite, sans y attacher aucune importance, et néanmoins il se repentit ensuite de l’avoir fait, parce qu’il crut remarquer dans les regards de lady Edgermond qu’elle considérait ce consentement comme une raison de croire qu’il pensait encore à sa fille. Ce fut un motif de plus pour le décider à lui demander, dès ce moment, un entretien, qu’elle désigna pour la matinée du jour suivant.

Lady Edgermond se fit porter dans son jardin. Oswald s’offrit pour l’aider à faire quelques pas. Lady Edgermond le regarda fixement, puis elle dit : — Je le veux bien. — Lucile lui remit le bras de sa mère et lui dit à voix très-basse, dans la crainte que sa mère ne l’entendît : — Mylord, marchez doucement. — Lord Nelvil tressaillit à ces mots dits en secret. C’est ainsi qu’une parole sensible aurait pu lui être adressée par cette figure angélique qui ne semblait pas faite pour les affections de la terre. Oswald ne crut point que son émotion en cet instant fût une offense pour Corinne ; il lui sembla que c’était seulement un hommage à la pureté céleste de Lucile. Ils rentrèrent au moment de la prière du soir, que lady Edgermond faisait chaque jour dans sa maison avec tous ses domestiques réunis. Ils étaient rassemblés dans la grande salle d’en bas. La plupart d’entre eux étaient infirmes et vieux ; ils avaient servi le père de lady Edgermond et celui de son époux. Oswald fut vivement touché par ce spectacle, qui lui rappelait ce qu’il avait souvent vu dans la maison paternelle. Tout le monde se mit à genoux, excepté lady Edgermond que sa maladie en empêchait, mais qui joignit les mains et baissa les yeux avec un recueillement respectable.

Lucile était à genoux à côté de sa mère, et c’était elle qui était chargée de la lecture. Ce fut d’abord un chapitre de l’Évangile, et puis une prière adaptée à la vie rurale et domestique. Cette prière était composée par lady Edgermond ; et il y avait dans les expressions une sorte de sévérité qui contrastait avec le son de voix doux et timide de sa fille qui les lisait ; mais cette sévérité même augmenta l’effet des dernières paroles que Lucile prononça en tremblant. Après avoir prié pour les domestiques de la maison, pour les parens, pour le roi, pour la patrie, il y avait : « Fais-nous aussi la grâce, ô mon Dieu, que la jeune fille de cette maison vive et meure sans que son ame ait été souillée par une seule pensée, par un seul sentiment qui ne soit pas conforme à ses devoirs ; et que sa mère, qui doit bientôt retourner près de toi, puisse obtenir le pardon de ses propres fautes au nom des vertus de son unique enfant. » Lucile répétait tous les jours cette prière. Mais ce soir-là, en présence d’Oswald, elle fut plus touchée que de coutume, et des larmes tombèrent de ses yeux avant qu’elle en eût fini la lecture et qu’elle pût, couvrant son visage de ses mains, dérober ses pleurs à tous les regards. Mais Oswald les avait vus couler ; et un attendrissement mêlé de respect remplissait son cœur : il contemplait cet air de jeunesse qui tenait de si près à l’enfance, ce regard qui semblait conserver encore le souvenir récent du ciel. Un visage aussi charmant, au milieu de ces visages qui peignaient tous la vieillesse ou la maladie, semblait l’image de la pitié divine. Lord Nelvil réfléchissait à cette vie si austère et si retirée que Lucile avait menée, à cette beauté sans pareille, privée ainsi de tous les plaisirs comme de tous les hommages du monde, et son ame fut pénétrée de l’émotion la plus pure. La mère aussi de Lucile méritait le respect et l’obtenait. C’était une personne plus sévère encore pour elle-même que pour les autres. Les bornes de son esprit devaient être attribuées plutôt à l’extrême rigueur de ses principes qu’à un défaut d’intelligence naturelle ; et au milieu de tous les liens qu’elle s’était imposés, de toute sa roideur acquise et naturelle, il y avait une passion pour sa fille d’autant plus profonde que l’âpreté de son caractère venait d’une sensibilité réprimée, et donnait une nouvelle force à l’unique affection qu’elle n’avait pas étouffée.

À dix heures du soir le plus profond silence régnait dans la maison. Oswald put réfléchir à son aise sur la journée qui venait de se passer. Il ne s’avouait point à lui-même que Lucile avait fait impression sur son cœur. Peut-être cela n’était-il pas même encore vrai ; mais, bien que Corinne enchantât l’imagination de mille manières, il y avait pourtant un genre d’idées, un son musical, s’il est permis de s’exprimer ainsi, qui ne s’accordait qu’avec Lucile. Les images du bonheur domestique s’unissaient plus facilement à la retraite de Northumberland qu’au char triomphant de Corinne : enfin Oswald ne pouvait se dissimuler que Lucile était la femme que son père aurait choisie pour lui ; mais il aimait Corinne ; mais il en était aimé : il avait fait serment de ne jamais former d’autres liens, c’en était assez pour persister dans le dessein de déclarer le lendemain à lady Edgermond qu’il voulait épouser Corinne. Il s’endormit en pensant à l’Italie ; et néanmoins, pendant son sommeil, il crut voir Lucile qui passait légèrement devant lui sous la forme d’un ange : il se réveilla, et voulut écarter ce songe ; mais le même songe revint encore, et la dernière fois qu’il s’offrit à lui, cette figure parut s’envoler ; il se réveilla de nouveau, regrettant cette fois de ne pouvoir retenir l’objet qui disparaissait à ses yeux. Le jour commençait alors à paraître ; Oswald descendit pour se promener.


CHAPITRE VI.


LE soleil venait de se lever, et lord Nelvil croyait que personne n’était encore éveillé dans la maison. Il se trompait : Lucile dessinait sur le balcon. Ses cheveux, qu’elle n’avait point encore rattaches, étaient soulevés par le vent. Elle ressemblait ainsi au songe de lord Nelvil, et il fut un moment ému en la voyant, comme par une apparition surnaturelle. Mais il eut honte bientôt après d’être troublé à ce point par une circonstance si simple. Il resta quelque temps devant ce balcon. Il salua Lucile, mais il ne pût être remarqué, car elle ne détournait pas les yeux de son travail. Il continua sa promenade, et il eût alors souhaité, plus que jamais, de voir Corinne, pour qu’elle dissipât les impressions vagues qu’il ne pouvait s’expliquer : Lucile lui plaisait comme le mystère, comme l’inconnu ; il aurait désiré que l’éclat du génie de Corinne fit disparaître cette image légère qui prenait successivement toutes les formes à ses yeux.

Il revint au salon, et il y trouva Lucile qui plaçait le dessin qu’elle venait de faire dans un petit cadre brun, en face de la table à thé de sa mère. Oswald vit ce dessin ; ce n’était qu’une rose blanche sur sa tige, mais dessinée avec une grâce parfaite. — Vous savez donc peindre, dit Oswald à Lucile. — Non, mylord, je ne sais absolument qu’imiter les fleurs, et encore les plus faciles de toutes : il n’y a pas de maître ici, et le peu que j’ai appris, je le dois à une sœur qui m’a donné des leçons. — En prononçant ces mots, elle soupira. Lord Nelvil rougit beaucoup et lui dit : — Et cette sœur qu’est-elle devenue ? — Elle ne vit plus, reprit Lucile ; mais je la regretterai toujours. — Oswald comprit que Lucile était trompée, comme le reste du monde, sur le sort de sa sœur ; mais ce mot, je la regretterai toujours, lui parut révéler un aimable caractère, et il en fut attendri. Lucile allait se retirer, s’apercevant tout à coup qu’elle était seule avec lord Nelvil, lorsque lady Edgermond entra. Elle regarda sa fille avec étonnement et sévérité tout à la fois, et lui fit signe de sortir. Ce regard avertit Oswald de ce qu’il n’avait pas remarqué, c’est que Lucile avait fait quelque chose de fort extraordinaire, selon ses habitudes, en restant avec lui quelques minutes sans sa mère ; et il en fut touché, comme il l’aurait été d’un témoignage d’intérêt très-marquant donné par une autre.

Lady Edgermond s’assit, et renvoya ses gens qui l’avaient soutenue jusques à son fauteuil. Elle était fort pâle, et ses lèvres tremblaient en offrant une tasse de thé à lord Nelvil. Il observa cette agitation ; et l’embarras qu’il éprouvait lui-même s’en accrut ; cependant, animé par le désir de rendre service à celle qu’il aimait, il commença l’entretien. — Madame, dit-il à lady Edgermond, j’ai beaucoup vu en Italie une femme qui vous intéresse particulièrement. — Je ne le crois pas, répondit lady Edgermond avec sécheresse, car personne ne m’intéresse dans ce pays-là. — J’imaginais cependant, continua lord Nelvil, que la fille de votre époux avait des droits sur votre affection. — Si la fille de mon époux, reprit lady Edgermond, était une personne indifférente à ses devoirs, comme à sa considération, je ne lui souhaiterais sûrement pas du mal, mais je serais bien-aise de n’en jamais entendre parler. — Et si cette fille abandonnée par vous, madame, reprit Oswald avec chaleur, était la femme du monde la plus justement célèbre par ses admirables talens en tout genre, la dédaigneriez-vous toujours ? — Également, reprit lady Edgermond, je ne fais aucun cas des talens qui détournent une femme de ses véritables devoirs. Il y a des actrices, des musiciens, des artistes enfin pour amuser le monde ; mais pour des femmes de notre rang, la seule destinée convenable, c’est de se consacrer à son époux et de bien élever ses enfans. — Quoi ! reprit lord Nelvil, ces talens qui viennent de l’ame, et ne peuvent exister sans le caractère le plus élevé, sans le cœur le plus sensible, ces talens qui sont unis à la bonté la plus touchante, au cœur le plus généreux, vous les blâmeriez, parce qu’ils étendent la pensée, parce qu’ils donnent à la vertu même un empire plus vaste, une influence plus générale. — À la vertu ? reprit lady Edgermond avec un sourire amer ; je ne sais pas bien ce que vous entendez par ce mot ainsi appliqué. La vertu d’une personne qui s’est enfuie de la maison paternelle, la vertu d’une personne qui s’est établie en Italie, menant la vie la plus indépendante, recevant tous les hommages, pour ne rien dire de plus, donnant un exemple plus pernicieux encore pour les autres, que pour elle-même, abdiquant son rang, sa famille, le propre nom de son père…… — Madame, interrompit Oswald, c’est un sacrifice généreux qu’elle a fait à vos désirs, à votre fille ; elle a craint de vous nuire en conservant votre nom.... — Elle l’a craint, s’écria lady Edgermond, elle sentait donc qu’elle le déshonorait. — C’en est trop, interrompit Oswald avec violence, Corinne Edgermond sera bientôt lady Nelvil ; et nous verrons alors, madame, si vous rougirez de reconnaître en elle la fille de votre époux ! Vous confondez dans les règles vulgaires une personne douée comme aucune femme ne l’a jamais été ; un ange d’esprit et de bonté ; un génie admirable, et néanmoins un caractère sensible et timide ; une imagination sublime, une générosité sans bornes, une personne qui peut avoir eu des torts, parce qu’une supériorité si étonnante ne s’accorde pas toujours avec la vie commune, mais qui possède une ame si belle, qu’elle est au-dessus de ses fautes, et qu’une seule de ses actions ou de ses paroles les efface toutes. Elle honore celui qu’elle choisit pour son protecteur, plus que ne pourrait le faire la reine du monde en se désignant un époux. — Vous pourrez peut-être, mylord, répondit lady Edgermond en faisant effort sur elle-même pour se contenir, accuser les bornes de mon esprit, mais il n’y a rien dans tout ce que vous venez de me dire qui soit à ma portée. Je n’entends par moralité que l’exacte observation des règles établies : hors de là, je ne comprends que des qualités mal employées, qui méritent tout au plus de la pitié. — Le monde eut été bien aride, madame, répondit Oswald, si l’on n’avait jamais conçu ni le génie, ni l’enthousiasme, et qu’on eût fait de la nature humaine une chose si réglée et si monotone. Mais, sans continuer davantage une inutile discussion, je viens vous demander formellement si vous ne reconnaîtrez pas pour votre belle-fille miss Edgermond, lorsqu’elle sera lady Nelvil. — Encore moins, reprit lady Edgermond ; car je dois à la mémoire de votre père d’empêcher, si je le puis, l’union la plus funeste. — Comment, mon père ? dit Oswald, que ce nom troublait toujours. — Ignorez-vous, continua lady Edgermond, qu’il refusa la main de miss Edgermond pour vous, lorsqu’elle n’avait encore fait aucune faute, lorsqu’il prévoyait seulement, avec la sagacité parfaite qui le caractérisait, ce qu’elle serait un jour ? — Quoi ! vous savez… — La lettre de votre père à mylord Edgermond, sur ce sujet, est entre les mains de M. Dickson, son ancien ami, interrompit lady Edgermond ; je la lui ai remise, quand j’ai su vos relations avec Corinne en Italie, afin qu’il vous la fît lire à votre retour ; il ne me convenait pas de m’en charger. —

Oswald se tut quelques instans, puis il reprit : — Ce que je vous demande, madame, c’est ce qui est juste, c’est ce que vous vous devez à vous-même : détruisez les bruits que vous avez accrédités sur la mort de votre belle-fille, et reconnaissez-la honorablement pour ce qu’elle est, pour la fille de lord Edgermond. — Je ne veux contribuer en aucune manière, répondit lady Edgermond, au malheur de votre vie ; et si l’existence actuelle de Corinne, cette existence sans nom et sans appui peut être cause que vous ne l’épousiez point, Dieu et votre père me préservent d’éloigner cet obstacle ! — Madame, répondit lord Nelvil, le malheur de Corinne serait un lien de plus entre elle et moi. — Hé bien ! reprit lady Edgermond avec une vivacité à laquelle elle ne s’était jamais livrée, et qui venait sans doute du regret qu’elle éprouvait en perdant pour sa fille un époux qui lui convenait à tant d’égards, hé bien, continua-t-elle, rendez-vous donc malheureux tous les deux ; car elle aussi le sera : ce pays lui est odieux ; elle ne peut se plier à nos mœurs, à notre vie sévère. Il lui faut un théâtre où elle puisse montrer tous ces talens que vous prisez tant, et qui rendent la vie si difficile. Vous la verrez s’ennuyer dans ce pays, désirer de retourner en Italie ; elle vous y entraînera : vous quitterez vos amis, votre patrie, celle de votre père, pour une étrangère aimable, j’y consens, mais qui vous oublierait si vous le vouliez, car il n’y a rien de plus mobile que ces têtes exaltées. Les profondes douleurs ne sont faites que pour ce que vous appelez les femmes médiocres, c’est-à-dire celles qui ne vivent que pour leur époux et leurs enfans. — La violence du mouvement qui avait fait parler ainsi lady Edgermond, elle qui, toujours habituée à la contrainte, ne s’était peut-être pas une fois dans toute sa vie laissée aller à ce point, ébranla ses nerfs déjà malades, et en finissant de parler elle se trouva mal. Oswald la voyant dans cet état sonna vivement pour appeler du secours.

Lucile arriva très-effrayée, s’empressa de soulager sa mère, et jeta seulement sur Oswald un regard inquiet qui semblait lui dire : Est-ce vous qui avez fait mal à ma mère ? Ce regard attendrit profondément lord Nelvil. Lorsque lady Edgermond revint à elle, il cherchait à lui montrer l’intérêt qu’elle lui inspirait ; mais elle le repoussa avec froideur, et rougit en pensant que par son émotion elle avait peut-être manqué de fierté pour sa fille, et trahi le désir qu’elle avait eu de lui donner lord Nelvil pour époux. Elle fit signe à Lucile de s’éloigner, et dit : — Mylord, vous devez, dans tous les cas, vous considérer comme libre de l’espèce d’engagement qui pouvait exister entre nous. Ma fille est si jeune quelle n’a pu s’attacher au projet que nous avions formé, votre père et moi. Mais il est plus convenable cependant, ce projet étant changé, que vous ne reveniez pas chez moi, tant que ma fille ne sera pas mariée. — Je me bornerai donc, reprit Oswald en s’inclinant devant elle, à vous écrire pour traiter avec vous du sort d’une personne que je n’abandonnerai jamais. — Vous en êtes le maître, répondit lady Edgermond avec une voix étouffée ; — et lord Nelvil partit.

En passant à cheval dans l’avenue, il aperçut de loin, dans le bois, l’élégante figure de Lucile. Il ralentit les pas de son cheval pour la voir encore, et il lui parut que Lucile suivait la même direction que lui, en se cachant derrière les arbres. Le grand chemin passait devant un pavillon à l’extrémité du parc. Oswald remarqua que Lucile entrait dans ce pavillon : il passa devant avec émotion, mais sans pouvoir la découvrir. Il retourna plusieurs fois la tête après avoir passé, et remarqua dans un autre endroit, d’où l’on pouvait apercevoir tout le grand chemin, une légère agitation dans les feuilles d’un des arbres placés près du pavillon. Il s’arrêta vis-à-vis de cet arbre, mais il n’y aperçut plus le moindre mouvement. Incertain s’il avait bien deviné, il partit ; puis tout à coup il revint sur ses pas avec la rapidité de l’éclair, comme s’il avait laissé tomber quelque chose sur la route. Alors il vit Lucile sur le bord du chemin, et la salua respectueusement. Lucile baissa son voile avec précipitation et s’enfonça dans le bois, ne réfléchissant pas que se cacher ainsi, c’était avouer le motif qui l’avait amenée : la pauvre enfant n’avait rien éprouvé de si vif, ni de si coupable en sa vie, que le sentiment qui l’avait conduite à désirer de voir passer lord Nelvil ; et loin de penser à le saluer tout simplement, elle se croyait perdue dans son esprit pour avoir été devinée. Oswald comprit tous ces mouvemens, et se sentit doucement flatté par cet innocent intérêt si timidement et si sincèrement exprimé. — Personne, pensait-il, ne pouvait être plus vraie que Corinne, mais personne aussi ne connaissait mieux elle-même et les autres : il faudrait apprendre à Lucile, et l’amour qu’elle éprouverait et celui qu’elle inspirerait. Mais ce charme d’un jour peut-il suffire à la vie ? Et puisque cette aimable ignorance de soi-même ne dure pas, puisqu’il faut enfin pénétrer dans son ame, et savoir ce que l’on sent, la candeur qui survit, à cette découverte ne vaut-elle pas mieux encore que la candeur qui la précède ? —

Il comparait ainsi dans ses réflexions Corinne et Lucile : mais cette comparaison n’était encore, du moins il le croyait, qu’un simple amusement de son esprit, et il ne supposait pas qu’elle pût jamais l’occuper davantage.


CHAPITRE VII.


APRÈS avoir quitte la maison de lady Edgermond, Oswald se rendit en Écosse. Le trouble que lui avait laissé la présence de Lucile, le sentiment qu’il conservait pour Corinne, tout fit place à l’émotion qu’il ressentit à l’aspect des lieux où il avait passé sa vie avec son père : il se reprochait les distractions auxquelles il s’était livré depuis une année ; il craignait de n’être plus digne d’entrer dans la demeure qu’il eût voulu n’avoir jamais quittée. Hélas ! après la perte de ce qu’on aimait le plus au monde comment être content de soi-même, si l’on n’est pas resté dans la plus profonde retraite ! Il suffit de vivre dans la société pour négliger de quelque manière le culte de ceux qui ne sont plus. C’est en. vain que leur souvenir habite au fond du cœur. On se prête à cette activité des vivans, qui écarte l’idée de la mort, ou comme pénible, ou comme inutile, ou seulement même comme fatigante. Enfin, si la solitude ne prolonge pas les regrets et la rêverie, l’existence telle qu’elle est s’empare de nouveau des ames les plus tendres, et leur rend des intérêts, des désirs et des passions. C’est une misérable condition de la nature humaine, que cette nécessité de se distraire, et, bien que la Providence ait voulu que l’homme fût ainsi, pour qu’il pût supporter la mort et pour lui-même et pour les autres, souvent, au milieu de ces distractions, on se sent saisi par le remords d’en être capable, et il semble qu’une voix touchante et résignée nous dise : Vous que j’aimais, m’avez-vous donc oublié ?

Ces sentimens occupaient Oswald en retournant dans sa demeure ; il n’éprouva pas en y revenant alors le même désespoir que la première fois, mais un profond sentiment de tristesse. Il vit que le temps avait accoutumé tout le monde à la perte de celui qu’il pleurait : les domestiques ne croyaient plus devoir prononcer devant lui le nom de son père ; chacun était rentré dans ses occupations habituelles. On avait serré les rangs, et la génération des enfans croissait pour remplacer celle des pères. Oswald alla s’enfermer dans la chambre de son père, où il retrouvait son manteau, sa canne, son fauteuil, tout à la même place ; mais qu’était devenue la voix qui répondait à la sienne, et le cœur de père qui palpitait en revoyant son fils ! Lord Nelvil resta plongé dans des méditations profondes. — Ô destinée humaine, s’écria-t-il, le visage baigné de pleurs, que voulez-vous de nous ! Tant de vie pour périr, tant de pensées pour que tout cesse ! Non, non, il m’entend, mon unique ami, il est présent ici même, à mes larmes, et nos ames immortelles s’attendent. Ô mon père ! ô mon Dieu ! guidez-moi dans la vie. Elles ne connaissent pas ni les indécisions, ni les repentirs, ces ames de fer qui semblent posséder en elles-mêmes les immuables qualités de la nature physique ; mais les êtres composés d’imagination, de sensibilité, de conscience, peuvent-ils faire un pas sans craindre de s’égarer ! Ils cherchent le devoir pour guide ; et le devoir lui-même s’obscurcit à leurs regards, si la divinité ne le révèle pas au fond du cœur. —

Le soir, Oswald alla se promener dans l’allée favorite de son père ; il suivit son image à travers les arbres. Hélas ! qui n’a pas espéré quelquefois, dans l’ardeur de ses prières, qu’une ombre chérie nous apparaîtrait ; qu’un miracle enfin s’obtiendrait à force d’aimer ! Vaine espérance ! avant le tombeau nous ne saurons rien. Incertitude des incertitudes, vous n’occupez point le vulgaire. Mais plus la pensée s’ennoblit, plus elle est invinciblement attirée vers les abîmes de la réflexion. Pendant qu’Oswald s’y livrait tout entier, il entendit une voiture dans l’avenue, et il en descendit un vieillard qui s’avança lentement vers lui : cet aspect d’un vieillard, à cette heure et dans ce lieu, l’émut profondément. Il reconnut M. Dickson, l’ancien ami de son père, et le reçut avec une émotion qu’il n’eût jamais ressentie pour lui dans aucun autre moment.


CHAPITRE VIII.


M. DICKSON n’égalait en rien le père d’Oswald : il n’avait ni son esprit ni son caractère ; mais au moment de sa mort il était auprès de lui ; et, né la même année, on eût dit qu’il restait encore quelques jours en arrière pour lui porter des nouvelles de ce monde. Oswald lui donna le bras pour monter l’escalier ; il sentait quelque charme dans ces soins donnés à la vieillesse, seule ressemblance avec son père qu’il pût trouver dans M. Dickson. Ce vieillard avait vu naître Oswald, et ne tarda pas à lui parler sans contrainte de tout ce qui le concernait. Il blâma fortement sa liaison avec Corinne, mais ses faibles argumens auraient eu sur l’esprit d’Oswald bien moins d’ascendant encore que ceux de lady Edgermond, si M. Dickson ne lui avait pas remis la lettre que son père, lord Nelvil, écrivit à lord Edgermond, lorsqu’il voulut rompre le mariage projeté entre son fils et Corinne, alors miss Edgermond. Voici quelle était cette lettre, écrite en 1791, pendant le premier voyage d’Oswald en France. Il la lut en tremblant.


Lettre du père d’Oswald à lord Edgermond.

« Me pardonnerez-vous, mon ami, si je vous propose un changement dans les projets d’union entre nos deux familles ? Mon fils a dix-huit mois de moins que votre fille aînée ; il vaut mieux lui destiner Lucile, votre seconde fille, qui est plus jeune que sa sœur de douze années. Je pourrais m’en tenir à ce motif ; mais comme je savais l’âge de miss Edgermond quand je vous l’ai demandée pour Oswald, je croirais manquer à la confiance de l’amitié, si je ne vous disais pas quelles sont les raisons qui me font désirer que ce mariage n’ait pas lieu. Nous sommes liés depuis vingt ans, nous pouvons nous parler avec franchise sur nos enfans, d’autant plus qu’ils sont assez jeunes pour pouvoir être encore modifiés par nos conseils. Votre fille est charmante ; mais il me semble voir en elle une de ces belles Grecques qui enchantait et subjuguaient le monde. Ne vous offensez pas de l’idée que cette comparaison peut suggérer. Sans doute votre fille n’a reçu de vous, n’a trouvé dans son cœur que les principes et les sentimens les plus purs ; mais elle a besoin de plaire, de captiver, de faire effet. Elle a plus de talens encore que d’amour-propre ; mais des talens si rares doivent nécessairement exciter le désir de les développer ; et je ne sais pas quel théâtre peut suffire à cette activité d’esprit, à cette impétuosité d’imagination, à ce caractère ardent enfin qui se fait sentir dans toutes ses paroles ; elle entraînerait nécessairement mon fils hors de l’Angleterre ; car une telle femme ne peut y être heureuse ; et l’Italie seule lui convient.

Il lui faut cette existence indépendante qui n’est soumise qu’à la fantaisie. Notre vie de campagne, nos habitudes domestiques contrarieraient nécessairement tous ses goûts, Un homme né dans notre heureuse patrie doit être Anglais avant tout : il faut qu’il remplisse ses devoirs de citoyen, puisqu’il a le bonheur de l’être ; et dans les pays où les institutions politiques donnent aux hommes des occasions honorables d’agir et de se montrer, les femmes doivent rester dans l’ombre. Comment voulez-vous qu’une personne aussi distinguée que votre fille se contente d’un tel sort ? Croyez-moi, mariez-la en Italie : sa religion, ses goûts et ses talens l’y appellent. Si mon fils épousait miss Edgermond, il l’aimerait sûrement beaucoup, car il est impossible d’être plus séduisante ; et il essaierait alors, pour lui plaire, d’introduire dans sa maison les coutumes étrangères. Bientôt il perdrait cet esprit national, ces préjugés, si vous le voulez, qui nous unissent entre nous et font de notre nation un corps, une association libre mais indissoluble, qui ne peut périr qu’avec le dernier de nous. Mon fils se trouverait bientôt mal en Angleterre, en voyant que sa femme n’y serait pas heureuse. Il a, je le sais, toute la faiblesse que donne la sensibilité ; il irait donc s’établir en Italie, et cette expatriation, si je vivais encore, me ferait mourir de douleur. Ce n’est pas seulement parce qu’elle me priverait de mon fils, c’est parce qu’elle lui ravirait l’honneur de servir son pays.

Quel sort pour un habitant de nos montagnes, que de traîner une vie oisive au sein des plaisirs de l’Italie ! Un Écossais sigisbé de sa femme, s’il ne l’est pas de celle d’un autre ! Inutile à sa famille, dont il n’est plus ni le guide ni l’appui ! Tel que je connais Oswald, votre fille prendrait un grand empire sur lui. Je m’applaudis donc de ce que son séjour actuel en France lui a évité l’occasion de voir miss Edgermond ; et j’ose vous conjurer, mon ami, si je mourais avant le mariage de mon fils, de ne pas lui faire connaître votre fille aînée avant que votre fille cadette soit en âge de le fixer. Je crois notre liaison assez ancienne, assez sacrée pour attendre de vous cette marque d’affection. Dites à mon fils, s’il le fallait, mes volontés à cet égard ; je suis sûr qu’il les respectera, et plus encore si j’avais cessé de vivre.

Donnez aussi, je vous prie, tous vos soins à l’union d’Oswald avec Lucile. Quoiqu’elle soit bien enfant, j’ai démêlé dans ses traits, dans l’expression de sa physionomie, dans le son de sa voix, la modestie la plus touchante. Voilà quelle est la femme vraiment Anglaise qui fera le bonheur de mon fils ; si je ne vis pas assez pour être témoin de cette union, je m’en réjouirai dans le ciel ; quand nous y serons un jour réunis, mon cher ami, notre bénédiction et nos prières protégeront encore nos enfans.

Tout à vous. »

« Nelvil. »

Après cette lecture, Oswald garda le plus profond silence, ce qui laissa le temps à M. Dickson de continuer ses longs discours sans être interrompu. Il admira la sagacité de son ami, qui avait si bien jugé miss Edgermond, quoiqu’il fut loin, disait-il, de pouvoir s’imaginer encore la conduite condamnable qu’elle a tenue depuis. Il prononça, au nom du père d’Oswald, qu’un tel mariage serait une offense mortelle à sa mémoire. Oswald apprit par lui que pendant son fatal séjour en France, un an après que cette lettre avait été écrite, en 1792, son père n’avait trouvé de consolations que chez lady Edgermond où il avait passé tout un été, et qu’il s’était occupé de l’éducation de Lucile qui lui plaisait singulièrement. Enfin sans art, mais aussi sans ménagement, M. Dickson attaqua le cœur d’Oswald par les endroits les plus sensibles.

C’était ainsi que tout se réunissait pour renverser le bonheur de Corinne absente, et n’ayant pour se défendre que ses lettres qui la rappelaient de temps en temps au souvenir d’Oswald. Elle avait à combattre la nature des choses, l’influence de la patrie, le souvenir d’un père, la conjuration des amis en faveur des résolutions faciles et de la route commune, et le charme naissant d’une jeune fille qui semblait si bien en harmonie avec les espérances pures et calmes de la vie domestique.

  1. Parmi les auteurs comiques italiens qui peignent les mœurs, il faut compter le chevalier de Rossi, Romain qui a singulièrement, dans ses pièces, l’esprit observateur et satirique.