Coriolan/Traduction Guizot, 1864/Acte deuxième

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Coriolan
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 1 (p. 405-427).

ACTE DEUXIÈME


SCÈNE I

La ville de Rome. Place publique.
MÉNÉNIUS, SICINIUS et BRUTUS.

ménénius.—L’augure m’a dit que nous aurions des nouvelles ce soir.

brutus.—Bonnes ou mauvaises ?

ménénius.—Peu favorables aux vœux du peuple ; car il n’aime pas Marcius.

sicinius—La nature enseigne aux animaux à distinguer leurs amis.

ménénius.—Quel est, je vous prie, l’animal que le loup aime ?

sicinius—L’agneau.

ménénius.—Oui, pour le dévorer comme vos plébéiens, toujours affamés, voudraient dévorer le noble Marcius.

brutus.—C’est un agneau, qui bêle comme un ours.

ménénius.—Un ours ? soit : mais qui vit comme un agneau. Vous êtes vieux tous les deux ; répondez à une question.

tous deux.—Voyons cette question.

ménénius.—Quel est le vice manquant à Marcius que vous n’ayez vous deux en abondance ?

brutus.—Il ne lui manque aucun défaut ; il est richement pourvu.

sicinius.—D’orgueil en particulier.

brutus.—Et par-dessus tout de jactance.

ménénius.—Voilà qui est étrange ! Et vous deux, savez-vous le blâme dont vous êtes l’objet dans la ville ? Je veux dire de la part des gens de notre ordre ? le savez-vous ?

les deux tribuns.—Comment, de quel blâme pouvons-nous être l’objet ?

ménénius.—Puisque vous parlez d’orgueil, m’écouterez-vous sans humeur ?

les deux tribuns.—Oui : allons, voyons.

ménénius.—Après tout, qu’importe ! car il n’est pas nécessaire de voler beaucoup les occasions pour vous dérober beaucoup de votre patience.—Suivez sans frein votre penchant naturel ; et prenez de l’humeur tant qu’il vous plaira, si du moins c’est un plaisir pour vous que de vous fâcher. Vous reprochez à Marcius de l’orgueil !

brutus.—Nous ne sommes pas seuls à lui faire ce reproche.

ménénius.—Oh ! je sais que vous faîtes très peu de choses à vous tout seuls. Vous avez abondance de secours : sans quoi vos actions seraient merveilleusement rares. Vos talents sont trop enfantins pour faire beaucoup à vous seuls.—Vous parlez d’orgueil ? Ah ! si vous pouviez tourner les yeux et voir la nuque de vos cous, si vous pouviez faire une revue intérieure de vos bonnes personnes, si vous le pouviez…

brutus.—Eh bien ! qu’arriverait-il ?

ménénius.—Eh bien ! vous verriez une paire de magistrats sans mérite, orgueilleux, violents, entêtés, en d’autres termes, aussi sots qu’on en ait jamais vu dans Rome.

sicinius.—Ménénius, on vous connaît bien aussi.

ménénius.—On me connaît pour un patricien d’humeur joviale, qui ne hait pas une coupe de vin généreux, pur de tout mélange avec une seule goutte du Tibre ; qui a, dit-on, le défaut d’accueillir trop favorablement les plaintes du premier venu, d’être trop prompt, et de prendre feu comme de l’amadou pour le plus léger motif. On peut dire encore qu’il m’arrive plus souvent de converser avec la croupe noire de la nuit qu’avec le front riant de l’aurore. Mais tout ce que je pense, je le dis, et toute ma malice s’exhale en paroles. Lorsque je rencontre deux politiques tels que vous, il m’est impossible de les appeler des Lycurgues. Si la liqueur que vous me versez m’affecte désagréablement le palais, je fais la grimace. Je ne saurais dire que vos Honneurs ont bien parlé, quand je trouve des âneries dans la majeure partie de vos syllabes, et quoique je me résigne à supporter ceux qui disent que vous êtes de graves personnages dignes de nos respects, cependant ceux qui disent que vous avez de bonnes figures mentent effrontément. Si c’est là ce que vous voyez dans la carte de mon microcosme [1], s’ensuit-il qu’on me connaisse bien aussi ? Voyons, quels défauts votre aveugle perspicacité découvrira-t-elle dans mon caractère, si moi aussi je suis bien connu ?

brutus.—Allez, allez ! nous vous connaissons de reste.

ménénius.—Non, vous ne connaissez ni moi, ni vous-mêmes, ni quoi que ce soit. Vous recherchez les coups de chapeau et les courbettes des pauvres malheureux ; vous perdez la plus précieuse partie du jour à entendre le plaidoyer d’une marchande de citrons contre un marchand de robinets, et vous remettez à une seconde audience la décision de ce procès de trois sous. Quand vous êtes sur votre tribunal, juges entre deux parties, si par malheur vous avez la colique, vous faites des grimaces comme de vrais masques, vous dressez l’étendard rouge contre toute patience, et, demandant un pot de chambre à grands cris, vous renvoyez les deux parties plus acharnées l’une contre l’autre, et la cause plus embrouillée ; tout l’accord que vous mettez entre eux, c’est de les traiter tous deux de fripons. Vous êtes un étrange couple !

brutus.—Allez, allez ! On sait que vous dîtes plus de bons mots à table, que vous ne siégez utilement au Capitole.

ménénius.—Nos prêtres eux-mêmes perdraient leur gravité devant des objets aussi ridicules que vous ; votre meilleur raisonnement ne vaut pas un poil de votre barbe, qui tout entière ne mérite pas l’honneur d’être enterrée dans le coussin d’une ravaudeuse, ou dans le bât d’un âne ; et vous osez dire que Marcius a de l’orgueil ! Marcius, qui, évalué au plus bas, vaut tous vos ancêtres ensemble depuis Deucalion, quoique peut-être quelques-uns des plus illustres fussent des bourreaux héréditaires. Bonsoir à vos Seigneuries ; une plus longue conversation avec vous infecterait mon cerveau. Pasteurs des animaux de plébéiens, vous me permettrez de prendre congé de vous.

(Brutus et Sicinius se retirent à l’écart.)
(Surviennent Volumnie, Virgilie et Valérie.)

ménénius.—Qu’est-ce donc, belles et nobles dames ? La lune, descendue sur la terre, n’y brillerait pas de plus de majesté que vous. Et que cherchent vos regards empressés ?

volumnie.—Honorable Ménénius, mon fils Marcius approche : pour l’amour de Junon, ne nous retardez pas.

ménénius.—Ah ! Marcius revient à Rome ?

volumnie.—Oui, noble Ménénius, et avec la gloire la plus éclatante.

ménénius.—Voilà mon bonnet, ô Jupiter, et reçois mes remerciements. Oh ! Marcius revient à Rome !

volumnie et virgilie.—Oui, rien de plus vrai.

volumnie.—Voyez : cette lettre est de sa main. Le sénat en a reçu une autre, sa femme une autre, et il y en a une pour vous, je crois, à la maison.

ménénius.—Oh ! je vais donner ce soir des fêtes à ébranler les voûtes : une lettre pour moi !

virgilie.—Oui, sûrement, il y a une lettre pour vous : je l’ai vue.

ménénius.—Une lettre pour moi ! elle m’assure sept ans de santé. Pendant sept ans je ferai la nique au médecin. La plus fameuse ordonnance de Galien n’est que drogue d’empirique, et ne vaut pas mieux qu’une médecine de cheval, en comparaison de ce préservatif. N’est-il point blessé ? Il n’a pas coutume de revenir sans blessures.

virgilie.—Oh ! non, non, non !

volumnie.—Oh ! il est blessé : j’en rends grâce aux dieux.

ménénius.—Et moi aussi, pourvu qu’il ne le soit pas trop. Les blessures lui vont bien. Apporte-t-il dans sa poche une victoire ?

volumnie.—Elle couronne son front. Voilà la troisième fois, Ménénius, que mon fils revient avec la guirlande de chêne.

ménénius.—A-t-il frotté Aufidius comme il faut ?

volumnie.—Titus Lartius écrit qu’ils ont combattu l’un contre l’autre ; mais qu’Aufidius a pris la fuite.

ménénius.—Oh ! il était temps, je le lui garantis : s’il eût résisté encore, je n’aurais pas voulu être traité comme lui pour tous les trésors de Corioles.—Le sénat est-il informé de cette nouvelle ?

volumnie.—Allons, mesdames.—Oui, oui, le sénat a reçu des lettres du général, qui donne à mon fils la gloire de cette guerre. Il a, dans cette action, deux fois surpassé l’honneur de ses premiers exploits.

valérie.—Il est vrai qu’on raconte de lui des choses merveilleuses.

ménénius.—Merveilleuses ! oui, je vous le garantis ; et bien achetées par lui.

virgilie.—Que les dieux nous en confirment la vérité !

volumnie.—La vérité ? Ah ! par exemple !

ménénius.—La vérité ? je vous le jure, moi ; tout cela est vrai.—Où est-il blessé ? —(Aux tribuns.) Que les dieux conservent vos bonnes Seigneuries. Marcius revient à Rome. Il a de nouveaux sujets d’avoir de l’orgueil.—Où est-il blessé ?

volumnie.—À l’épaule et au bras gauche.—Là resteront de larges cicatrices qu’il pourra montrer au peuple, quand il demandera la place qui lui est due.—Lorsqu’il repoussa Tarquin, il reçut sept blessures.

ménénius.—Il en a une sur le cou, et deux dans la cuisse : je lui en connais neuf.

volumnie.—Avant cette dernière expédition, il avait déjà reçu vingt-cinq blessures.

ménénius.—Il en a donc maintenant vingt-sept, et chaque blessure fut le tombeau d’un ennemi. Entendez-vous les trompettes ?

(Acclamations et fanfares.)

volumnie.—Voilà les avant-coureurs de Marcius : il fait marcher devant lui le bruit de la victoire, et derrière lui il laisse des pleurs. La mort, ce sombre fantôme, est assise sur son bras vigoureux : ce bras se lève, retombe, et alors les hommes meurent.

(Les trompettes sonnent. On voit paraître Cominius et Titus Lartius ; Coriolan est au milieu d’eux, le front ceint d’une couronne de chêne ; les chefs de l’armée et les soldats le suivent : un héraut le précède.)

le héraut.—Apprends, ô Rome, que Marcius a combattu seul dans les murs de Corioles, où il a gagné avec gloire un nom qui s’ajoute au nom de Caïus Marcius. Coriolan est son glorieux surnom. Soyez le bienvenu à Rome, illustre Coriolan !

(Fanfares.)

tous ensemble.—Soyez le bienvenu à Rome, illustre Coriolan !

coriolan.—Assez ! cela blesse mon cœur ; je vous prie, cessez.

cominius.—Voyez votre mère.

coriolan.—Oh ! je le sais, vous avez imploré tous les dieux pour ma prospérité.

(Il fléchit le genou.)

volumnie.—Non, mon brave soldat, lève-toi ; lève-toi, mon cher Marcius, mon noble Caïus, et encore un surnom nouveau qui comble l’honneur de tes exploits ! Oui, Coriolan : n’est-ce pas le nom qu’il faut que je te donne ? Mais voilà ta femme…

coriolan.—Salut, mon gracieux silence ! Quoi ! aurais-tu donc ri si tu m’avais vu rapporté dans un cercueil, toi qui pleures à mon triomphe ? Ah ! ma chère, ce sont les veuves de Corioles, et les mères qui ont perdu leurs enfants qui pleurent ainsi…

ménénius.—Que les dieux te couronnent !

coriolan.—Ah ! vous vivez encore ? (À Valérie.) Aimable dame, pardonnez.

volumnie.—Je ne sais de quel côté me tourner.—Ô mon fils ! sois le bienvenu dans ta patrie ; et vous aussi, général, soyez tous les bienvenus.

ménénius.—Sois mille et mille fois le bienvenu ! Je suis prêt à pleurer et à rire. Mon cœur est tout à la fois triste et gai.—Sois le bienvenu ! Qu’une malédiction dévore le cœur de celui qui n’est pas joyeux de te voir ! Vous êtes trois que Rome doit adorer : mais j’en atteste tous les yeux, nous avons ici quelques vieux troncs ingrats sur lesquels on ne peut greffer la moindre affection pour vous. N’importe : soyez les bienvenus, ô guerriers ! Une ortie ne sera jamais qu’une ortie, et les travers des fous seront toujours folie.

cominius.—Il a toujours raison.

coriolan.—Toujours Ménénius, toujours le même.

le héraut.—Faites place : avancez.

coriolan, à sa mère et à sa femme.—Donnez-moi votre main, et vous la vôtre. Avant que je puisse abriter ma tête sous notre propre toit, mon devoir m’oblige à visiter nos bons patriciens, de qui j’ai reçu mille félicitations, accompagnées d’une foule d’honneurs.

volumnie.—J’ai assez vécu pour voir mes vœux accomplis, et réaliser les songes de mon imagination. Une seule chose te manque, et je ne doute pas que Rome ne te l’accorde.

coriolan.—Sachez, ô tendre mère, que j’aime mieux les servir à mon gré, que de leur commander selon leur goût.

cominius.—Allons au Capitole.

(Fanfares : ils sortent en pompe comme ils sont entrés ; les tribuns restent.)

brutus.—Toutes les langues parlent de lui ; les yeux affaiblis de la vieillesse empruntent le secours des lunettes pour le voir : la nourrice babillarde, toute occupée de jaser de lui, n’entend plus les cris de son nourrisson ; le dernier souillon de cuisine songe à sa parure, arrange son plus beau mouchoir sur sa gorge enfumée, et court gravir sur les murs pour le regarder. On se presse sur les échoppes, dans les boutiques, aux fenêtres ; les plombs sont couverts de peuple ; on voit les figures les plus diverses à cheval sur les toits, tous empressés de le voir. Les prêtres, qui se montrent si rarement, se confondent avec la multitude, et se pressent pour arriver tout essoufflés à une place vulgaire. Les dames exposent les lis et les roses de leurs joues délicates, et livrent nus les charmes de leur visage aux brûlants baisers de Phoebus. C’est un bruit, un tumulte autour de lui ! on dirait qu’un dieu est recelé dans sa personne mortelle, et lui donne un aspect plein de grâce.

sicinius.—Je vous le garantis consul dans l’instant même.

brutus.—Notre charge, en ce cas, tant que durera son autorité, peut se reposer à loisir.

sicinius.—Il ne connaîtra jamais, dans les honneurs, cette modération qui sait le terme d’où il faut partir, et celui où il faut s’arrêter : il perdra tout ce qu’il a gagné.

brutus.—C’est là l’espérance qui nous console.

sicinius.—N’en doutez pas. Le peuple, dont nous sommes l’appui, conservera son ancienne aversion pour lui, et oubliera, à la plus légère occasion, tous les nouveaux honneurs qu’on lui rend aujourd’hui ; et, lui-même, il les rejettera, je n’en doute pas, car il s’en fera gloire.

brutus.—Je l’ai entendu jurer que, s’il briguait le consulat, jamais il ne consentirait à paraître sur la place publique revêtu du vêtement râpé de l’humilité ; qu’il dédaignerait l’usage de montrer aux plébéiens ses blessures, pour mendier (disait-il) leurs voix empestées.

sicinius.—C’est la vérité.

brutus.—Ce sont ses propres termes. Oh ! il renoncera plutôt à cette dignité, que de ne la pas devoir uniquement aux suffrages des chevaliers, et aux vœux des nobles.

sicinius.—Qu’il persiste dans cette résolution ! qu’il l’exécute ! et je n’en désire pas davantage.

brutus.—Il est vraisemblable qu’il le fera.

sicinius.—Alors ce sera, comme nous le voulons, sa ruine certaine.

brutus.—Il faut le perdre, ou nous perdons notre autorité. Pour arriver à nos fins, ne nous lassons pas de représenter aux plébéiens quelle haine Marcius a toujours nourrie contre eux ; comment il a fait tous ses efforts pour en faire des bêtes de somme, imposer silence à leurs défenseurs, et les dépouiller de leurs plus chers privilèges ; comment il les regarde, sous le rapport des facultés, de la capacité, de la grandeur d’âme, et de l’aptitude à la vie du monde, comme des chameaux employés à la guerre, qui ne reçoivent leur nourriture que pour porter des fardeaux, et qui sont accablés de coups, quand ils succombent sous le poids.

sicinius.—Ces idées suggérées, comme vous dites, dans une occasion favorable, lorsque sa prodigieuse insolence offensera le peuple, enflammeront le courroux de la multitude comme une étincelle embrase le chaume desséché, et allumeront un incendie qui obscurcira pour jamais Marcius. L’occasion ne nous manquera pas, pourvu qu’on l’irrite : c’est une chose aussi aisée que de lancer des chiens contre les moutons.

(Un messager paraît.)

brutus.—Que venez-vous nous apprendre ?

le messager.—On désire votre présence au Capitole. On croit que Marcius sera consul. J’ai vu les muets se presser en foule pour le voir, et les aveugles attentifs à ses paroles. Les matrones jetaient leurs gants sur son passage. Les jeunes filles faisaient voler vers lui leurs écharpes, leurs gants et leurs mouchoirs ; les nobles s’inclinaient comme devant la statue de Jupiter, les plébéiens faisaient une grêle de leurs bonnets ; leurs acclamations étaient comme la voix du tonnerre. Jamais je n’ai rien vu de semblable.

brutus.—Allons au Capitole ; portons-y pour le moment des yeux et des oreilles : mais tenons nos cœurs prêts pour l’événement.

sicinius.—Allons.

(Ils sortent.)

SCÈNE II

La scène est toujours à Rome. Le Capitole.
Deux officiers viennent placer des coussins.

premier officier.—Allons, allons, ils sont ici tout à l’heure.—Combien y a-t-il de candidats pour le consulat ?

second officier.—Trois, dit-on, mais tout le monde croit que Coriolan l’emportera.

premier officier.—C’est un brave soldat, mais il a un orgueil qui crie vengeance et il n’aime pas le petit peuple.

second officier.—Certes, nous avons eu plusieurs grands hommes qui ont flatté le peuple, et qui n’ont pu s’en faire aimer ; et il y en a beaucoup que le peuple aime sans savoir pourquoi. Si le peuple aime sans motif, il hait aussi sans fondement. Ainsi l’indifférence de Coriolan pour la haine du peuple et pour son amour est la preuve de la connaissance qu’il a de son vrai caractère ; sa noble insouciance ne lui permet pas de dissimuler ses sentiments.

premier officier.—S’il lui était égal d’être aimé, ou non, il serait resté dans son indifférence, et n’eut fait au peuple ni bien ni mal ; mais il cherche la haine des plébéiens avec plus de zèle qu’ils n’en peuvent avoir à la lui prouver, et il n’oublie rien pour se faire connaître en tout comme leur ennemi déclaré. Or, s’étudier ainsi à s’attirer la haine et la disgrâce du peuple, c’est une conduite aussi blâmable que de le flatter pour s’en faire aimer, politique qu’il dédaigne.

second officier.—Il a bien mérité de son pays, et il ne s’est point élevé par des degrés aussi faciles que ceux qui, souples et courtois devant la multitude, lui prodiguent leurs saluts, sans avoir d’autre titre à son estime et à ses louanges. Mais Coriolan a tellement mis sa gloire devant tous les yeux et ses actions dans tous les cœurs, qu’un silence qui en refuserait l’aveu serait une énorme ingratitude ; un récit infidèle serait une calomnie qui se démentirait elle-même, et recueillerait partout le reproche et le mépris.

premier officier.—N’en parlons plus. C’est un digne homme.—Retirons-nous ; les voilà.

(Entrent Coriolan ; Ménénius ; le consul Cominius, précédé de ses licteurs ; plusieurs autres sénateurs ; Sicinius et Brutus. Les sénateurs vont à leurs places ; les tribuns prennent les leurs à part.)

ménénius.—Après avoir décidé le sort des Volsques, et arrêté que Titus Lartius sera rappelé, il nous reste pour objet principal de cette assemblée particulière à récompenser les nobles services de celui qui a si vaillamment combattu pour son pays. Qu’il plaise donc au grave et respectable sénat de Rome d’ordonner au consul ici présent, notre digne général dans cette dernière guerre si heureuse, de nous parler un peu de ces grandes choses qu’a accomplies Caïus Marcius Coriolanus. Nous sommes assemblés ici pour le remercier et pour signaler notre reconnaissance par des honneurs dignes de lui.

premier sénateur.—Parlez, noble Cominius ; ne retranchez rien de peur d’être trop long, et faites nous penser que notre ordre manque de moyens de récompenser, plutôt que nous de bon vouloir à le faire. Chefs du peuple, nous vous demandons une attention favorable et ensuite votre bienveillante intervention auprès du peuple pour lui faire approuver ce qui se passe ici.

sicinius.—Nous sommes rassemblés pour un objet agréable, et nos cœurs sont disposés à respecter et à seconder les desseins de cette assemblée.

brutus.—Et nous nous trouverons encore plus heureux de le faire, si Coriolan veut se souvenir de témoigner au peuple une plus tendre estime qu’il n’a fait jusqu’à présent.

ménénius.—Il n’est pas question de cela ; il n’en est pas question. J’aimerais mieux que vous vous fussiez tu. Voulez-vous bien écouter Cominius parler ?

brutus.—Très-volontiers : mais pourtant mon avis était plus raisonnable que votre refus d’y faire attention.

ménénius.—Il aime vos plébéiens : mais n’exigez pas qu’il se fasse leur camarade de lit. Digne Cominius, parlez. (À Coriolan, qui se lève et veut sortir.) Non, demeurez à votre place.

premier sénateur.—Asseyez-vous, Coriolan, et n’ayez pas honte d’écouter le récit de ce que vous avez fait de glorieux.

coriolan.—J’en demande pardon à vos Honneurs : j’aimerais mieux avoir à guérir encore mes blessures que d’entendre répéter comment je les ai reçues.

brutus, à Coriolan.—Je me flatte que ce n’est pas ce que j’ai dit qui vous fait quitter votre siège ?

coriolan.—Non : cependant j’ai souvent fui dans une guerre de mots, moi qui ai toujours été au-devant des coups. Ne m’ayant point flatté, vous ne m’offensez pas : Quant à vos plébéiens, je les aime comme ils le méritent.

ménénius.—Je vous prie, encore une fois, asseyez-vous.

coriolan.—Autant j’aimerais me laisser gratter la tête au soleil pendant qu’on sonne l’alarme, que d’être tranquillement assis à entendre faire des monstres de mes riens.

(Il sort.)

ménénius.—Chefs du peuple, comment ce héros pourrait-il flatter votre multitude toujours croissante, où l’on ne trouve pas un homme de bien sur mille, lui qui aimerait mieux risquer tous ses membres pour la gloire, qu’une seule de ses oreilles pour s’entendre louer.—Commencez Cominius.

cominius.—Je manquerai d’haleine ; et ce n’est pas d’une voix faible que l’on doit annoncer les exploits de Coriolan. On convient que la valeur est la première des vertus, et la plus honorable pour celui qui la possède. Le monde n’a donc point d’homme qui puisse balancer à lui seul l’homme dont je parle. A seize ans, lorsque Tarquin rassembla une armée contre Rome, Marcius surpassa tous les Romains. Notre dictateur d’alors, qui est assis là, et que je signale à vos éloges, le vit combattre, lorsqu’avec son menton d’amazone, il chassa devant lui les moustaches hérissées. Debout, au-dessus d’un Romain terrassé qu’il couvrait de son corps, il immola, à la vue du consul, trois adversaires acharnés contre lui. Il attaqua Tarquin lui-même, et le coup qu’il lui porta lui fit fléchir le genou. Dans les exploits de cette journée, à un âge où il eût pu faire le rôle d’une femme sur la scène, il se montra le premier des hommes sur le champ de bataille ; en récompense, il reçut la couronne de chêne. Ainsi, entrant en homme dans la carrière de l’adolescence, il crut comme l’Océan ; et dans le choc de dix-sept batailles successives, son épée ravit aux autres tous les lauriers. Mais ce qu’il a fait dans cette guerre, devant les murs de Corioles et dans l’enceinte de la ville, permettez-moi de le dire ; je ne puis en parler comme il le faudrait : il a arrêté les fuyards, et son exemple unique a appris aux lâches à se jouer avec la peur. Comme les herbes marines devant un vaisseau voguant à pleines voiles, ainsi les hommes cédaient et tombaient sous sa proue. Son glaive, imprimait le sceau de la mort partout où il frappait ; de la tête aux pieds il était tout en sang, et chacun de ses mouvements était marqué par les cris des mourants. Seul, il franchit les portes meurtrières de la cité, en les marquant d’une destinée inévitable ; seul et sans être secouru, il les repasse ; puis, enlevant les renforts qui lui arrivent, il tombe sur Corioles comme une planète ; enfin tout lui est soumis. Mais le bruit lointain de nos armes vient frapper son oreille attentive ; aussitôt son courage redouble et ranime son corps épuisé : il arrive sur le lieu du combat ; là il s’élance, moissonnant des vies humaines, comme si le carnage devait être éternel, et tant que nous ne sommes point maîtres du champ de bataille et de la ville, il ne s’arrête pas, même pour reprendre haleine.

ménénius.—Digne homme !

premier sénateur.—Il ne sera pas au-dessous des honneurs suprêmes que nous lui préparons.

cominius.—Il a dédaigné les dépouilles des Volsques ; il a regardé les objets les plus précieux comme la fange de la terre : il désire moins que ne donnerait l’avarice même ; il trouve dans ses actions sa récompense : heureux d’employer son temps à l’abréger.

ménénius.—Il est vraiment noble : qu’il soit rappelé.

un sénateur.—Qu’on appelle Coriolan.

un officier.—Le voici.

(Coriolan entre.)

ménénius.—Coriolan, tout le sénat est charmé de vous faire consul.

coriolan.—Je lui dois pour toujours mes services et ma vie.

ménénius.—Il ne reste plus qu’à parler au peuple.

coriolan.—Permettez-moi, je vous en conjure, de m’affranchir de cet usage : je ne puis revêtir la robe, me présenter la tête nue devant le peuple, et le conjurer, au nom de mes blessures, de m’accorder ses suffrages. Que j’en sois dispensé !

sicinius.—Le peuple doit avoir sa voix ; il ne rabattra rien, absolument rien de la cérémonie.

ménénius.—Ne lui montez pas la tête.—Et vous, accommodez-vous à la coutume, et arrivez aux honneurs comme ceux qui vous ont précédé, dans les formes prescrites.

coriolan.—C’est un rôle que je ne pourrai jouer sans rougir ; et l’on pourrait bien priver le peuple de ce spectacle.

brutus.—Remarquez-vous ce qu’il dit là ?

coriolan.—Me vanter devant eux ! Dire : J’ai fait ceci et cela ; leur montrer des cicatrices dont je ne souffre pas et que je voudrais tenir cachées : comme si je n’avais reçu tant de blessures que pour recevoir le salaire de leurs voix.

ménénius.—Ne vous obstinez pas à cela.—Tribuns du peuple, nous vous recommandons nos projets, et nous souhaitons tous joie et honneur à notre illustre consul.

les sénateurs.—Joie et honneur à Coriolan.

(Acclamations.)
(Tous sortent, excepté Sicinius et Brutus.)

brutus.—Vous voyez comme il veut en agir avec le peuple.

sicinius.—Puissent-ils pénétrer ses pensées ! Il leur demandera leurs voix, d’un ton à leur faire sentir qu’il méprise le pouvoir qu’ils ont de lui accorder ce qu’il sollicite.

brutus.—Venez, nous allons les instruire de notre conduite ici : venez à la place publique, où je sais qu’ils nous attendent.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

Rome. — Le Forum.
PLUSIEURS CITOYENS paraissent.

premier citoyen.—En un mot, s’il demande nos voix, nous ne devons pas les lui refuser.

second citoyen.—Nous le pouvons si nous voulons.

troisième citoyen.—Sans doute, nous avons bien ce pouvoir en nous-mêmes : mais c’est un pouvoir que nous n’avons pas le pouvoir d’exercer ; car s’il nous montre ses blessures et nous raconte ses exploits, nous serons forcés de prêter à ses cicatrices une voix qui parlera pour elles. Oui, s’il nous raconte tous ses nobles exploits, nous serons bien forcés de parler aussi de notre noble reconnaissance. L’ingratitude est un vice monstrueux ; et si le peuple était ingrat, il deviendrait monstrueux. Nous sommes les membres du peuple ; nous deviendrions des membres monstrueux !

premier citoyen.—Mais pour donner de nous-mêmes cette idée, il ne nous manque pas grand’chose ; car lorsque nous nous sommes soulevés pour le prix du blé, il n’hésita pas à nommer le peuple la multitude aux cent têtes.

troisième citoyen.—Il n’est pas le seul qui nous ait appelés ainsi ; non parce que les uns ont la chevelure brune, les autres noire, ou parce que ceux-ci ont une tête chevelue, et ceux-là une tête chauve : mais à cause de cette grande variété d’esprits de toutes couleurs qui nous distingue. Et en effet, si tous nos esprits sortaient à la fois de nos cerveaux, on les verrait voler en même temps à l’est, à l’ouest, au nord et au sud. En partant du même centre, ils arriveraient en ligne droite à tous les points de la circonférence.

second citoyen.—Vous le croyez ? Quelle route prendrait mon esprit, à votre avis ?

troisième citoyen.—Oh ! votre esprit ne délogerait pas aussi promptement qu’un autre, tant il est enfoncé dans votre tête dure : mais si une fois il pouvait s’en dégager, sûrement il irait droit au sud.

second citoyen.—Pourquoi de ce côté-là ?

troisième citoyen.—Pour se perdre dans un brouillard, où, après s’être fondu jusqu’aux trois quarts dans une rosée corrompue, le reste reviendrait charitablement vous aider à trouver femme.

second citoyen.—Vous avez toujours le mot pour rire : à votre aise, à votre aise.

troisième citoyen.—Êtes-vous tous résolus à donner votre voix ? Mais peu importe que tous la donnent ; la pluralité décide : pour moi je dis que si Coriolan était mieux disposé pour le peuple, jamais il n’aurait eu son égal en mérite. (Entrent Coriolan et Ménénius.)—Le voici vêtu de la robe de l’humilité ; observons sa conduite. Ne nous tenons pas ainsi tous ensemble ; mais approchons de l’endroit où il se tient debout, un à un, deux à deux, ou trois à trois : il faut qu’il nous présente sa requête à chacun en particulier, afin que chacun de nous reçoive un honneur personnel, en lui donnant notre voix de notre propre bouche. Suivez-moi donc, et je vous montrerai comment nous devons l’approcher.

tous ensemble.—C’est cela, c’est cela.

(Ils sortent.)

ménénius.—Ah ! Coriolan, vous avez tort : ne savez-vous pas que les plus illustres Romains ont fait ce que vous faites ?

coriolan.—Que faut-il que je dise ? Aidez-moi, je vous prie, Ménénius. La peste de cet usage ! Je ne pourrai mettre ma langue au pas. Voyez mes blessures ; je les ai reçues au service de ma patrie ; tandis que certains de vos frères rugissaient de peur, et prenaient la fuite au bruit de nos propres tambours.

ménénius.—Oh ! dieux : ne parlez pas de cela. Il faut les prier de se souvenir de vous.

coriolan.—Eux, se souvenir de moi ! Que l’enfer les engloutisse ! Je désire qu’ils m’oublient, comme ils oublient les vertus que nos prêtres leur recommandent en pure perte.

ménénius.—Vous gâterez tout.—Je vous laisse. Parlez-leur, je vous prie, comme il convient à votre but ; encore une fois, je vous en conjure. (Il sort.)

(Deux citoyens approchent.)

coriolan.—Dites-leur donc de se laver la figure, et de se nettoyer les dents.—Ah ! j’en vois deux qui s’avancent. —Vous savez pourquoi je suis ici debout.

premier citoyen.—Oui, nous le savons. Dites-nous pourtant ce qui vous y conduit ?

coriolan.—Mon mérite.

second citoyen.—Votre mérite ?

coriolan.—Oui ; et non pas ma volonté.

premier citoyen.—Pourquoi pas votre volonté ?

coriolan.—Non, ce ne fut jamais ma volonté d’importuner le pauvre pour lui demander l’aumône.

premier citoyen.—Vous devez penser que, si nous vous accordons quelque chose, c’est dans l’espoir de gagner avec vous.

coriolan.—Fort bien. À quel prix, s’il vous plaît, voulez-vous m’accorder le consulat ?

premier citoyen.—Le prix, c’est de le demander honnêtement.

coriolan.—Honnêtement ? —Accordez-le moi, je vous prie. J’ai des blessures à faire voir, que je pourrais vous montrer en particulier. Eh bien ! vous, donnez-moi votre bonne voix. Que me répondez-vous ?

second citoyen.—Vous l’aurez, digne Coriolan.

coriolan.—J’y compte. Voilà déjà deux excellentes voix ! J’ai votre aumône : adieu.

premier citoyen.—Cette manière est un peu bizarre.

second citoyen, mécontent.—Si c’était à refaire… Mais n’importe.

(Ils se retirent.)
(Deux autres citoyens s’avancent.)

coriolan.—Je vous prie, s’il dépend de votre voix que je devienne consul… Vous voyez que j’ai pris le costume d’usage.

troisième citoyen.—Vous avez servi noblement votre patrie, et vous ne l’avez pas servie noblement.

coriolan.—Le mot de cette énigme ?

troisième citoyen.—Vous avez été le fléau de ses ennemis ; et aussi la verge de ses amis. Non, vous n’avez pas aimé le commun peuple.

coriolan.—Vous devriez me croire d’autant plus vertueux que j’ai été moins commun dans mes amitiés : mais je flatterai mes frères les plébéiens pour obtenir d’eux une plus tendre estime. C’est une condition qu’ils croient bien douce ; et puisque, dans la sagesse de leur choix, ils préfèrent mes coups de chapeau à mon cœur, je leur ferai ces courbettes qui les séduisent et j’en serai quitte avec eux pour des grimaces ; oui, je leur prodiguerai ces mines qui ont été le charme de quelques hommes populaires ; je leur en donnerai tant qu’ils en désireront : Je vous conjure donc de me faire consul.

quatrième citoyen.—Nous espérons trouver en vous notre ami ; et, dans cet espoir, nous vous donnons nos voix de bon cœur.

troisième citoyen.—Vous avez reçu beaucoup de blessures pour votre pays.

coriolan.—Il est inutile de vous apprendre, en vous les montrant, ce que vous savez déjà. Je m’applaudis beaucoup d’avoir reçu votre suffrage, et je ne veux pas vous importuner plus longtemps.

tous deux.—Que les dieux vous comblent de joie ! C’est le vœu de notre cœur.

(Ils se retirent.)

coriolan.—Ô voix pleines de douceur ! Il vaut mieux mourir, il vaut mieux mourir de faim que d’implorer le salaire que nous avons déjà mérité. Pourquoi resterais-je dans cette robe de laine à solliciter Pierre et Paul ? C’est l’usage : mais si nous obéissions en tout aux caprices de l’usage, la poussière s’accumulerait sur l’antique temps, et l’erreur formerait une énorme montagne qu’il ne serait plus possible à la vérité de surmonter. —Plutôt que de faire ainsi le fou, abandonnons la première place et l’honneur suprême à qui voudra remplir ce rôle.—Mais je me vois à la moitié de ma tâche : puisque j’ai tant fait… patience, et achevons le reste. —(Trois citoyens paraissent.) Voici de nouvelles voix. (Aux citoyens.) Donnez-moi vos voix.—C’est pour vos voix que j’ai combattu et veillé dans les camps ; c’est pour vous que j’ai reçu plus de vingt-quatre blessures et que je me suis trouvé en personne à dix-huit batailles. Pour vos voix, j’ai fait beaucoup de choses plus ou moins illustres.—Donnez-moi vos voix. —Je désire être consul.

cinquième citoyen.—Il a fait noblement tout ce qu’il a fait, et il n’est pas d’honnête homme dont il ne doive remporter le suffrage.

sixième citoyen.—Qu’il soit donc consul ; que les dieux le comblent de joie, et le rendent l’ami du peuple !

tous ensemble.—Amen, amen ! Que le ciel te conserve, noble consul !

(Tous se retirent.)

coriolan.—Ô dignes suffrages !

(Ménénius reparaît avec Brutus et Sicinius.)

ménénius.—Vous avez rempli le temps fixé. Les tribuns vous assurent la voix du peuple. Il ne vous reste plus qu’à vous revêtir des marques de votre dignité pour retourner au sénat.

coriolan, aux tribuns.—Tout est fini ?

sicinius.—Vous avez satisfait à l’usage. Le peuple vous admet, et doit être convoqué de nouveau pour confirmer votre élection.

coriolan.—Où ? au sénat ?

sicinius.—Là même, Coriolan.

coriolan.—Puis-je changer de robe ?

sicinius.—Vous le pouvez.

coriolan.—Je vais le faire sur-le-champ, afin que je puisse me reconnaître moi-même, avant de me montrer au sénat.

ménénius.—Je vous accompagnerai. Venez-vous ?

brutus.—Nous demeurons ici pour assembler le peuple.

sicinius.—Salut à tous les deux !

(Coriolan sort avec Ménénius.)

sicinius.—Il tient le consulat maintenant ; et si j’en juge par ses yeux, il triomphe dans son cœur.

brutus.—L’orgueil de son âme éclatait sous ses humbles vêtements.—Voulez-vous congédier le peuple ?

(Une foule de plébéiens.)

sicinius.—Eh bien ! mes amis, vous avez donc choisi cet homme ?

premier citoyen.—Il a nos voix, seigneur.

brutus.—Nous prions les dieux qu’il mérite votre amour.

second citoyen.—Amen ; mais si j’en crois ma petite intelligence, il se moquait de nous, quand il nous a demandé nos voix.

troisième citoyen.—Rien n’est plus sûr : il s’est bien amusé à nos dépens.

premier citoyen.—Non : c’est sa manière de parler. Il ne s’est pas moqué de nous.

second citoyen.—Pas un de nous, excepté vous, qui ne dise qu’il nous a traités avec mépris. Il devait nous montrer les preuves de son mérite, les blessures qu’il a reçues pour son pays.

sicinius.—Il les a montrées, sans doute ?

plusieurs parlant à la fois.—Non : personne ne les a vues.

troisième citoyen.—Il nous disait qu’il avait des blessures, qu’il les pourrait montrer en particulier ; et puis faisant un geste dédaigneux avec son bonnet : « Oui je veux être consul, ajoutait-il ; mais, d’après une vieille coutume, je ne puis l’être que par votre suffrage. Donnez-moi donc votre voix. » Et après que nous l’avons donnée, il était ici, je l’ai bien entendu : « Je vous remercie de votre voix, disait-il, je vous remercie de vos voix si douces. Maintenant que vous les avez données ; je n’ai plus affaire à vous. » —N’était-ce pas là se moquer ?

sicinius.—Pourquoi donc n’avez-vous pas eu l’esprit de vous en apercevoir ? Ou, si vous vous en êtes aperçus, pourquoi avez-vous eu, comme des enfants, la simplicité de lui accorder votre suffrage ?

brutus.—Ne pouviez-vous pas lui dire, comme on vous en avait fait la leçon, qu’alors même qu’il était sans pouvoir, petit serviteur de la république, il était votre ennemi ; qu’il a toujours déclamé contre vos libertés, et attaqué les privilèges que vous avez dans l’État ; que si, parvenu au souverain pouvoir dans Rome, il reste toujours l’ennemi déclaré du peuple, vos suffrages se changeront en armes contre vous-mêmes ? Au moins auriez vous dû lui dire, que si ses grandes actions le rendaient digne de la place qu’il demandait, son bon naturel devait aussi lui parler en faveur de ceux qui lui accordaient leur voix, changer sa haine contre vous en affection, et le rendre votre zélé protecteur.

sicinius.—Si vous aviez parlé de la sorte, et suivi nos conseils, vous auriez sondé son âme, et mis ses sentiments à l’épreuve ; et vous lui auriez arraché des promesses avantageuses que vous auriez pu le forcer de tenir en temps et lieu ; ou sinon vous auriez aigri par là ce caractère farouche qui n’endure aisément rien de ce qui peut le lier ; il serait devenu furieux, et sa rage vous aurait servi de prétexte pour passer sans l’élire.

brutus.—Avez-vous remarqué qu’il vous sollicitait avec un mépris non déguisé alors qu’il avait besoin de votre faveur ? Et pensez-vous que ce mépris ne vous accablera pas, quand il aura le pouvoir de vous écraser ? Étiez-vous donc des corps sans âmes ? N’avez-vous donc une langue que pour parler contre la rectitude de votre jugement ?

sicinius.—N’avez-vous pas déjà refusé votre suffrage à plus d’un candidat qui l’a sollicité ? et aujourd’hui vous l’accordez à un homme qui, au lieu de le demander, ne fait que se moquer de vous.

troisième citoyen.—Notre choix n’est pas confirmé ; nous pouvons le révoquer encore.

second citoyen.—Et nous le révoquerons : j’ai cinq cents voix d’accord avec la mienne.

premier citoyen.—Moi j’en ai mille, et des amis encore pour les soutenir.

brutus.—Allez à l’instant leur dire qu’on a choisi un consul qui les dépouillera de leurs libertés, et ne leur laissera pas plus de voix qu’à des chiens qu’on bat pour avoir aboyé, tout en ne les gardant que pour cela.

sicinius.—Assemblez-les, et, sur un examen plus réfléchi, révoquez tous votre aveugle choix. Peignez vivement son orgueil, et n’oubliez pas de parler de sa haine contre vous, de l’air de dédain qu’il avait sous l’habit de suppliant, et des railleries qu’il a mêlées à sa requête. Dites que votre amour, ne s’attachant qu’à ses services, a distrait votre attention de son rôle actuel, dont l’indécente ironie est l’effet de sa haine invétérée contre vous.

brutus.—Rejetez même cette faute sur nous, sur vos tribuns ; plaignez-vous du silence de notre autorité qui n’a mis aucune opposition, et vous a comme forcés de faire tomber votre choix sur sa personne.

sicinius.—Dites que, dans votre choix, vous avez été plutôt guidés par notre volonté que par votre inclination ; que l’esprit préoccupé d’une nécessité qui vous a paru votre devoir, vous l’avez, bien qu’à contre-cœur, nommé consul. Rejetez toute la faute sur nous.

brutus.—Oui, ne nous épargnez pas. Dites que nous vous avions fait de beaux discours sur les services qu’il a rendus si jeune à sa patrie, et qu’il a continués si longtemps ; sur la noblesse de sa race, sur l’illustre maison des Marcius, de laquelle sont sortis et cet Ancus Marcius, petit-fils de Numa, qui, après Hostilius, régna en ces lieux, et Publius et Quintus, à qui nous devons les aqueducs qui font arriver la meilleure eau dans Rome ; et le favori du peuple, Censorinus, ainsi nommé, parce qu’il fut deux fois censeur, l’un des plus vénérables ancêtres de Coriolan.

sicinius.—Né de tels aïeux, soutenu par un mérite personnel digne des premières places, voilà l’homme que nous avons dû recommander à votre reconnaissance ; mais en mettant dans la balance sa conduite présente et sa conduite passée, vous avez trouvé en lui votre ennemi acharné, et vous révoquez vos suffrages irréfléchis.

brutus.—Dites surtout, et ne vous lassez pas de le répéter, que vous ne lui eussiez jamais accordé vos voix qu’à notre instigation. Aussitôt que vous serez en nombre, allez au Capitole.

tous ensemble.—Nous n’y manquerons pas. Presque tous se repentent de leur choix.

(Les plébéiens se retirent.)

brutus.—Laissons-les faire. Il vaut mieux hasarder cette première émeute que d’attendre une occasion plus qu’incertaine pour en exciter une plus grande. Si, conservant son caractère, il entre en fureur en voyant leur refus, observons-le tous les deux, et répondons-lui de manière à tirer avantage de son dépit.

sicinius.—Allons au Capitole : nous y serons avant la foule des plébéiens ; et ce qu’ils vont faire, aiguillonnés par nous, ne semblera, comme cela est en partie, que leur propre ouvrage.

(Ils sortent.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
  1. Microcosme (ou petit monde). Ce nom a été donné à l’homme par beaucoup de médecins et de philosophes anciens, qui ont considéré notre corps comme l’abrégé de l’univers.