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Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 1 Clitandre Acte II

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Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 1 Clitandre Acte II
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome I (p. 295-313).
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ACTE II.



Scène première.

PYMANTE, masqué[1].

325Destins, qui réglez tout au gré de vos caprices,
Sur moi donc tout à coup fondent vos injustices[2].
Et trouvent à leurs traits si longtemps retenus,
Afin de mieux frapper, des chemins inconnus[3] !
Dites, que vous ont fait Rosidor ou Pymante ?
330Fournissez de raison, destins, qui me démente[4] ;
Dites ce qu’ils ont fait qui vous puisse émouvoir[5]
À partager si mal entre eux votre pouvoir.
Lui rendre contre moi l’impossible possible[6]
Pour rompre le succès d’un dessein infaillible.
335C’est prêter un miracle à son bras sans secours,
Pour conserver son sang au péril de mes jours.
Trois ont fondu sur lui sans le jeter en fuite ;

À peine en m’y jetant moi-même je l’évite ;
340Loin de laisser la vie, il a su l’arracher ;
Loin de céder au nombre, il l’a su retrancher :
Toute votre faveur, à son aide occupée,
Trouve à le mieux armer en rompant son épée,
Et ressaisit ses mains[7], par celles du hasard,
345L’une d’une autre épée, et l’autre d’un poignard.
Ô honte ! ô déplaisirs ! ô désespoir ! ô rage[8] !
Ainsi donc un rival pris à mon avantage
Ne tombe dans mes rets que pour les déchirer !
Son bonheur qui me brave ose l’en retirer[9],
Lui donne sur mes gens une prompte victoire,
350Et fait de son péril un sujet de sa gloire !
Retournons animés d’un courage plus fort.
Retournons, et du moins perdons-nous dans sa mort.
Sortez de vos cachots, infernales Furies ;
Apportez à m’aider toutes vos barbaries ;
355Qu’avec vous tout l’enfer m’aide en ce noir dessein[10],
Qu’un sanglant désespoir me verse dans le sein.
J’avois de point en point l’entreprise tramée,
Comme dans mon esprit vous me l’aviez formée ;

Mais contre Rosidor tout le pouvoir humain
360N’a que de la foiblesse-, il y faut votre main.
En vain, cruelles sœurs, ma fureur vous appelle ;
En vain vous armeriez l’enfer pour ma querelle[11] :
La terre vous refuse un passage à sortir.
Ouvre du moins ton sein, terre, pour m’engloutir ;
365N’attends pas que Mercure avec son caducée
M’en fasse après ma mort l’ouverture forcée[12] ;
N’attends pas qu’un supplice, hélas ! trop mérité,
Ajoute l’infamie à tant de lâcheté ;
Préviens-en la rigueur ; rends toi-même justice
370Aux projets avortés d’un si noir artifice.
Mes cris s’en vont en l’air, et s’y perdent sans fruit.
Dedans mon désespoir, tout me fuit ou me nuit :
La terre n’entend point la douleur qui me presse ;
Le ciel me persécute, et l’enfer me délaisse.
375Affronte-les, Pymante, et sauve en dépit d’eux[13]
Ta vie et ton honneur d’un pas si dangereux.
Si quelque espoir te reste, il n’est plus qu’en toi-même ;
Et si tu veux t’aider, ton mal n’est pas extrême[14].
Passe pour villageois dans un lieu si fatal ;
380Et réservant ailleurs la mort de ton rival,

Fais que d’un même habit la trompeuse apparence,
Qui le mit en péril, te mette en assurance.
Mais ce masque l’empêche, et me vient reprocher[15]
Un crime qu’il découvre au lieu de me cacher.
3Ce damnable instrument de mon traître artifice,
Après mon coup manqué, n’en est plus que l’indice ;
Et ce fer, qui tantôt, inutile en ma main[16].
Que ma fureur jalouse avoit armée en vain.
Sut si mal attaquer et plus mal me défendre,
390N’est propre désormais qu’à me faire surprendre.

(Il jette son masque et son épée dans la grotte[17].)

Allez, témoins honteux de mes lâches forfaits,
N’en produisez non plus de soupçons que d’effets[18].
Ainsi n’ayant plus rien qui démente ma feinte,
Dedans cette forêt je marcherai sans crainte,
Tant que…


Scène II.

LYSARQUE, PYMANTE, Archers[19].
LYSARQUE.

Tant que…Mon grand ami !

PYMANTE.

Tant que…Mon grand ami !Monsieur ?

LYSARQUE.

395Tant que…Mon grand ami !Monsieur ?Viens çà, dis-nous,
N’as-tu point ici vu deux cavaliers aux coups ?

PYMANTE.

Non, Monsieur.

LYSARGUE.

Non, Monsieur.Ou l’un d’eux se sauver à la fuite ?

PYMANTE.

Non, Monsieur.

LYSARQUE.

Non, Monsieur.Ni passer dedans ces bois sans suite ?

PYMANTE.

Attendez, il y peut avoir quelques[20] huit jours…

LYSARQUE.

400Je parle d’aujourd’hui : laisse là ces discours ;
Réponds précisément.

PYMANTE.

Réponds précisément.Pour aujourd’hui, je pense[21]
Toutefois, si la chose étoit de conséquence,
Dans le prochain village on sauroit aisément…

LYSARQUE.

Donnons jusques au lieu[22] ; c’est trop d’amusement.

PYMANTE, seul.

405Ce départ favorable enfin me rend la vie,
Que tant de questions m’avoient presque ravie.
Cette troupe d’archers, aveugles en ce point,
Trouve ce qu’elle cherche et ne s’en saisit point[23] ;

Bien que leur conducteur donne assez à connoître
410Qu’ils vont pour arrêter l’ennemi de son maître,
J’échappe néanmoins en ce pas hasardeux
D’aussi près de la mort que je me voyois d’eux[24].
Que j’aime ce péril, dont la vaine menace[25]
Promettoit un orage et se tourne en bonace,
415Ce péril qui ne veut que me faire trembler,
Ou plutôt qui se montre, et n’ose m’accabler !
Qu’à bonne heure défait d’un masque et d’une épée,
J’ai leur crédulité sous ces habits trompée !
De sorte qu’à présent deux corps désanimés
420Termineront l’exploit de tant de gens armés,
Corps qui gardent tous deux un naturel si traître,
Qu’encore après leur mort ils vont trahir leur maître,
Et le faire l’auteur de cette lâcheté,
Pour mettre à ses dépens Pymante en sûreté !
425Mes habits, rencontrés sous les yeux de Lysarque[26],
Peuvent de mes forfaits donner seuls quelque marque ;
Mais s’il ne les voit pas, lors sans aucun effroi
Je n’ai qu’à me ranger en hâte auprès du Roi[27],
Où je verrai tantôt avec effronterie
430Clitandre convaincu de ma supercherie.


Scène III.

LYSARQUE, Archers[28].
LYSARQUE regarde les corps de Géronte et de Lycaste[29].

Cela ne suffit pas ; il faut chercher encor,
Et trouver, s’il se peut, Clitandre ou Rosidor.
Amis, Sa Majesté, par ma bouche avertie
Des soupçons que j’avois touchant cette partie.
435Voudra savoir au vrai ce qu’ils sont devenus.

PREMIER ARCHER[30].

Pourroit-elle en douter ? Ces deux corps reconnus
Font trop voir le succès de toute l’entreprise.

LYSARQUE.

Et qu’en présumes-tu ?

PREMIER ARCHER.

Et qu’en présumes-tu ?Que malgré leur surprise,
Leur nombre avantageux et leur déguisement,
440Rosidor de leurs mains se tire heureusement.

LYSARQUE.

Ce n’est qu’en me flattant que tu te le figures ;
Pour moi, je n’en conçois que de mauvais augures[31],
Et présume plutôt que son bras valeureux
Avant que de mourir s’est immolé ces deux.

PREMIER ARCHER.

Mais où seroit son corps ?

LYSARQUE.

445Mais où seroit son corps ?Au creux de quelque roche,
Où les traîtres, voyant notre troupe si proche,
N’auront pas eu loisir de mettre encor ceux-ci,
De qui le seul aspect rend le crime éclairci[32].

SECOND ARCHER, lui présentant les deux pièces rompues
de l’épée de Rosidor[33].

Monsieur, connoissez-vous ce fer et cette garde ?

LYSARQUE.

450Donne-moi, que je voie. Oui, plus je les regarde,
Plus j’ai par eux d’avis du déplorable sort
D’un maître qui n’a pu s’en dessaisir que mort.

SECOND ARCHER.

Monsieur, avec cela j’ai vu dans cette route
Des pas mêlés de sang distillé goutte à goutte[34].

LYSARQUE.

455Suivons-les au hasard. Vous autres, enlevez
Promptement ces deux corps que nous avons trouvés.

(Lysarque et cet archer[35] rentrent dans le bois, et le reste des archers
reportent à la cour les corps de Géronte et de Lycaste.)

Scène IV.

FLORIDAN, CLITANDRE, Page[36].
FLORIDAN, parlant a son page[37].

Ce cheval trop fougueux m’incommode à la chasse ;
Tiens-m’en un autre prêt, tandis qu’en cette place,
À l’ombre des ormeaux l’un dans l’autre enlacés,
460Clitandre m’entretient de ses travaux passés.
Qu’au reste les veneurs, allant sur leurs brisées,
Ne forcent pas le cerf, s’il est aux reposées ;
Qu’ils prennent connoissance, et pressent mollement,
Sans le donner aux chiens qu’à mon commandement.

(Le Page rentre[38].)

465Achève maintenant l’histoire commencée
De ton affection si mal récompensée.

CLITANDRE.

Ce récit ennuyeux de ma triste langueur,
Mon prince, ne vaut pas le tirer en longueur ;
J’ai tout dit en un mot : cette fière Caliste
470Dans ses cruels mépris incessamment persiste ;
C’est toujours elle-même ; et sous sa dure loi
Tout ce qu’elle a d’orgueil se réserve pour moi,
Cependant qu’un rival, ses plus chères délices,
Redouble ses plaisirs en voyant mes supplices.

FLORIDAN.

475Ou tu te plains à faux, ou, puissamment épris,
Ton courage demeure insensible aux mépris ;

Et je m’étonne fort comme ils n’ont dans ton âme
Rétabli ta raison ou dissipé ta flamme.

CLITANDRE.

Quelques charmes secrets mêlés dans ses rigueurs
480Étouffent en naissant la révolte des cœurs ;
Et le mien auprès d’elle, à quoi qu’il se dispose,
Murmurant de son mal, en adore la cause.

FLORIDAN.

Mais puisque son dédain, au lieu de te guérir,
Ranime ton amour, qu’il dût faire mourir[39],
485Sers-toi de mon pouvoir ; en ma faveur, la Reine
Tient et tiendra toujours Rosidor en haleine ;
Mais son commandement dans peu, si tu le veux,
Te met, à ma prière, au comble de tes vœux.
Avise donc ; tu sais qu’un fils peut tout sur elle.

CLITANDRE.

490Malgré tous les mépris de cette âme cruelle,
Dont un autre a charmé les inclinations,
J’ai toujours du respect pour ses perfections[40],
Et je serois marri qu’aucune violence…

FLORIDAN.

L’amour sur le respect emporte la balance.

CLITANDRE.

495Je brûle ; et le bonheur de vaincre ses froideurs,
Je ne le veux devoir qu’à mes vives ardeurs[41] ;
Je ne la veux gagner qu’à force de services.

FLORIDAN.

Tandis tu veux donc vivre en d’éternels supplices ?

CLITANDRE.

Tandis ce m’est assez qu’un rival préféré

500N’obtient, non plus que moi, le succès espéré.
À la longue ennuyés, la moindre négligence
Pourra de leurs esprits rompre l’intelligence ;
Un temps bien pris alors me donne en un moment
Ce que depuis trois ans je poursuis vainement.
Mon prince, trouvez bon[42]

FLORIDAN.

505Mon prince, trouvez boṇ_…N’en dis pas davantage ;
Cettui-ci qui me vient faire quelque message
Apprendroit malgré toi l’état de tes amours.


Scène V.

FLORIDAN, CLITANDRE, CLÉON.
CLÉON.

Pardonnez-moi, seigneur, si je romps vos discours[43] ;
C’est en obéissant au Roi qui me l’ordonne,
510Et rappelle Clitandre auprès de sa personne.

FLORIDAN.

Qui ?

CLÉON.

Qui ?Clitandre, seigneur.

FLORIDAN.

Qui ?Clitandre, seigneur.Et que lui veut le Roi[44] ?

CLÉON.

De semblables secrets ne s’ouvrent pas à moi[45].

FLORIDAN.

Je n’en sais que penser ; et la cause incertaine

De ce commandement tient mon esprit en peine.
515Pourrai-je me résoudre à te laisser aller[46]
Sans savoir les motifs qui te font rappeler ?

CLITANDRE.

C’est, à mon jugement, quelque prompte entreprise,
Dont l’exécution à moi seul est remise ;
Mais quoi que là-dessus j’ose m’imaginer,
520C’est à moi d’obéir sans rien examiner.

FLORIDAN.

J’y consens à regret : va, mais qu’il te souvienne[47]
Que je chéris ta vie à l’égal de la mienne,
Et si tu veux m’ôter de cette anxiété,
Que j’en sache au plus tôt toute la vérité.
525Ce cor m’appelle[48]. Adieu. Toute la chasse prête
N’attend que ma présence à relancer la bête.


Scène VI.

DORISE, achevant de vêtir l’habit de Géronte, qu’elle avoit trouvé dans le bois[49].

Achève, malheureuse, achève de vêtir
Ce que ton mauvais sort laisse à te garantir.
Si de tes trahisons la jalouse impuissance
530Sut donner un faux crime à la même innocence,

Recherche maintenant, par un plus juste effet,
Une fausse innocence à cacher ton forfait.
Quelle honte importune au visage te monte
Pour un sexe quitté dont tu n’es que la honte ?
535Il t’abhorre lui-même ; et ce déguisement,
En le désavouant, l’oblige pleinement[50].
Après avoir perdu sa douceur naturelle,
Dépouille sa pudeur, qui te messied sans elle ;
Dérobe tout d’un temps, par ce crime nouveau,
540Et l’autre aux yeux du monde, et ta tête au bourreau.
Si tu veux empêcher ta perte inévitable,
Deviens plus criminelle, et parois moins coupable.
Par une fausseté tu tombes en danger,
Par une fausseté sache t’en dégager.
545Fausseté détestable, où me viens-tu réduire ?
Honteux déguisement, où me vas-tu conduire ?
Ici de tous côtés l’effroi suit mon erreur,
Et j’y suis à moi-même une nouvelle horreur[51] :
L’image de Caliste à ma fureur soustraite
550Y brave fièrement ma timide retraite.
Encor si son trépas secondant mon desir
Mêloit à mes douleurs l’ombre d’un faux plaisir !
Mais tels sont les excès du malheur qui m’opprime[52],
Qu’il ne m’est pas permis de jouir de mon crime ;
555Dans l’état pitoyable où le sort me réduit,

J’en mérite la peine, et n’en ai pas le fruit ;
Et tout ce que j’ai fait contre mon ennemie
Sert à croître sa gloire avec mon infamie.
N’importe, Rosidor de mes cruels destins[53]
560Tient de quoi repousser ses lâches assassins.
Sa valeur, inutile en sa main désarmée,
Sans moi ne vivroit plus que chez la renommée :
Ainsi rien désormais ne pourroit m’enflammer ;
N’ayant plus que haïr, je n’aurois plus qu’aimer.
565Fâcheuse loi du sort qui s’obstine à ma peine,
Je sauve mon amour, et je manque à ma haine.
Ces contraires succès, demeurant sans effet,
Font naître mon malheur de mon heur imparfait.
Toutefois l’orgueilleux pour qui mon cœur soupire
570De moi seule aujourd’hui tient le jour qu’il respire[54] :
Il m’en est redevable, et peut-être à son tour
Cette obligation produira quelque amour.
Dorise, à quels pensers ton espoir se ravale !
S’il vit par ton moyen, c’est pour une rivale.
575N’attends plus, n’attends plus que haine de sa part ;
L’offense vint de toi, le secours du hasard.
Malgré les vains efforts de ta ruse traîtresse,
Le hasard par tes mains le rend à sa maîtresse ;
Ce péril mutuel qui conserve leurs jours
580D’un contre-coup égal va croître leurs amours.
Heureux couple d’amants que le destin assemble,
Qu’il expose en péril, qu’il en retire ensemble !


Scène VII.

PYMANTE, DORISE.
PYMANTE

Ô Dieux ! voici Géronte, et je le croyois mort.
Malheureux compagnon de mon funeste sort…

DORISE

585Ton œil t’abuse. Hélas ! misérable, regarde
Qu’au lieu de Rosidor ton erreur me poignarde.

PYMANTE.

Ne crains pas, cher ami, ce funeste accident,
Je te connois assez, je suis… Mais imprudent,
Où m’alloit engager mon erreur indiscrète ?
590Monsieur, pardonnez-moi la faute que j’ai faite.
Un berger d’ici près a quitté ses brebis
Pour s’en aller au camp presque en pareils habits ;
Et d’abord vous prenant pour ce mien camarade,
Mes sens d’aise aveuglés ont fait cette escapade.
595Ne craignez point au reste un pauvre villageois
Qui seul et désarmé court à travers ces bois[57].

D’un ordre assez précis l’heure presque expirée
Me défend des discours de plus longue durée.
À mon empressement pardonnez cet adieu ;
600Je perdrois trop, Monsieur, à tarder en ce lieu.

DORISE.

Ami, qui que tu sois, si ton âme sensible
À la compassion peut se rendre accessible,
Un jeune gentilhomme implore ton secours :
Prends pitié de mes maux pour trois ou quatre jours[58] ;
605Durant ce peu de temps, accorde une retraite
Sous ton chaume rustique à ma fuite secrète :
D’un ennemi puissant la haine me poursuit,
Et n’ayant pu qu’à peine éviter cette nuit…

PYMANTE.

L’affaire qui me presse est assez importante
610Pour ne pouvoir. Monsieur, répondre à votre attente ;
Mais si vous me donniez le loisir d’un moment,

Je vous assurerois d’être ici promptement ;
Et j’estime qu’alors il me seroit facile
Contre cet ennemi de vous faire un asile.

DORISE.

615Mais, avant ton retour, si quelque instant fatal
M’exposoit par malheur aux yeux de ce brutal,
Et que l’emportement de son humeur altière…

PYMANTE.

Pour ne rien hasarder, cachez-vous là derrière.

DORISE.

Souffre que je te suive, et que mes tristes pas…

PYMANTE.

620J’ai des secrets, Monsieur, qui ne le souffrent pas,
Et ne puis rien pour vous, à moins que de m’attendre :
Avisez au parti que vous avez à prendre.

DORISE.

Va donc, je t’attendrai.

PYMANTE.

Va donc, je t’attendrai.Cette touffe d’ormeaux
Vous pourra cependant couvrir de ses rameaux.


Scène VIII.

PYMANTE.

625Enfin, grâces au ciel, ayant su m’en défaire[59],
Je puis seul aviser à ce que je dois faire.
Qui qu’il soit, il a vu Rosidor attaqué.
Et sait assurément que nous l’avons manqué :
N’en étant point connu, je n’en ai rien à craindre,
630Puisqu’ainsi déguisé tout ce que je veux feindre

Sur son esprit crédule obtient un tel pouvoir.
Toutefois plus j’y songe, et plus je pense voir,
Par quelque grand effet de vengeance divine,
En ce foible témoin l’auteur de ma ruine :
635Son indice douteux, pour peu qu’il ait de jour,
N’éclaircira que trop mon forfait à la cour.
Simple ! j’ai peur encor que ce malheur m’avienne[60],
Et je puis éviter ma perte par la sienne !
Et mêmes on diroit qu’un autre tout exprès
640Me garde mon épée au fond de ces forêts :
C’est en ce lieu fatal qu’il me le faut conduire ;
C’est là qu’un heureux coup l’empêche de me nuire.
Je ne m’y puis résoudre : un reste de pitié[61]
Violente mon cœur à des traits d’amitié ;
645En vain je lui résiste, et tâche à me défendre
D’un secret mouvement que je ne puis comprendre :
Son âge, sa beauté, sa grâce, son maintien.
Forcent mes sentiments à lui vouloir du bien ;
Et l’air de son visage a quelque mignardise
650Qui ne tire pas mal à celle de Dorise.
Ah ! que tant de malheurs m’auroient favorisé.
Si c’étoit elle-même en habit déguisé !
J’en meurs déjà de joie, et mon âme ravie[62]
Abandonne le soin du reste de ma vie.
655Je ne suis plus à moi, quand je viens à penser
À quoi l’occasion me pourroit dispenser[63].
Quoi qu’il en soit, voyant tant de ses traits ensemble,
Je porte du respect à ce qui lui ressemble.
Misérable Pymante, ainsi donc tu te perds !
660Encor qu’il tienne un peu de celle que tu sers,

Étouffe ce témoin pour assurer ta tête :
S’il est, comme il le dit, battu d’une tempête,
Au lieu qu’en ta cabane il cherche quelque port,
Fais que dans cette grotte il rencontre sa mort[64].
665Modère-toi, cruel, et plutôt examine[65]
Sa parole, son teint, et sa taille, et sa mine :
Si c’est Dorise, alors révoque cet arrêt ;
Sinon, que la pitié cède à ton intérêt.

FIN DU SECOND ACTE.
  1. Le mot masqué manque dans l’édition de 1632. — En marge, dans l’édition de 1663 : Il est encor masqué.
  2. Var. C’est donc moi, sans raison, qu’attaquent vos malices. (1632)
  3. Var. Pour mieux frapper leur coup des chemins inconnus. (1632)
  4. C’est-à-dire douez de raison un être quelconque, afin qu’il me démente.
  5. Var. Dites ce qu’ils ont fait qui vous peut émouvoir. (1632-57)
  6. Var. [Lui rendre contre moi l’impossible possible,]
    C’est le favoriser par miracle visible,
    Tandis que votre haine a pour moi tant d’excès,
    Qu’un dessein infaillible avorte sans succès.
    Sans succès ! c’est trop peu ; vous avez voulu faire
    Qu’un dessein infaillible eût un succès contraire.
    Dieux ! vous présidez donc à leur ordre fatal,
    Et vous leur permettez ce mouvement brutal !
    Je ne veux plus vous rendre aucune obéissance :
    Si vous avez là-haut quelque toute-puissance,
    Je suis seul contre qui vous vouliez l’exercer.
    Vous ne vous en servez que pour me traverser.
    Je peux en sûreté désormais vous déplaire :
    Comment me puniroit votre vaine colère ?
    Vous m’avez fait sentir tant de malheurs divers
    Que le sort épuisé n’a plus aucun revers !
    Rosidor nous a vus, et n’a pas pris la fuite ;
    À grand’peine, en fuyant, moi-même je l’évite (a). {1632)
    (a). Les trois premiers et les deux derniers vers de cette variante sont dans les éditions de 1644-57.
  7. Ressaisit ses mains, c’est-à-dire arme de nouveau ses mains, l’une de, etc.
  8. Var. Ô honte ! ô crève-cœur ! ô désespoir ! ô rage ! (1632-57)
  9. Var. Son bonheur qui me brave et l’en vient retirer. (1632)
  10. Var. Son bonheur qui me brave et l’en vient retirer. (1632)
  11. Var. La terre vous défend d’embrasser ma querelle,
    Et son flanc vous refuse un passage à sortir.
    Terre, crève-toi donc afin de m’engloutir. (1632-57)
  12. Var. Me fasse de ton sein l’ouverture forcée ;
    N’attends pas qu’un supplice, avec ses cruautés,
    Ajoute l’infamie à tant de lâchetés :
    Détourne de mon chef ce comble de misère ;
    Rends-moi, le prévenant, un office de mère.
    [Mes cris s’en vont en l’air, et s’y perdent sans fruit.] (1632-57)
  13. Var. Affronte-les, Pymante, et malgré leurs complots,
    Conserve ton vaisseau dans la rage des flots.
    Accablé de malheurs et réduit à l’extrême,
    Si quelque espoir te reste, il n’est plus qu’en toi-même.]
    Passe pour villageois dedans ce lieu fatal. (1632-57)
  14. Var. Mais si tu veux t’aider, ton mal n’est pas extrême. (1660-68)
  15. En marge, dans l’édition de 1632 : Il tire son masque.
  16. Var. Et ce fer, qui tantôt, inutile en mon poing,
    Ainsi que ma valeur me faillant au besoin. (1632)
  17. Ce jeu de scène n’est point indiqué dans l’édition de 1660.
  18. Var. [N’en produisez non plus de soupçons que d’effets.]
    Cessez de m’accuser : vous doit-il pas suffire
    De m’avoir mal servi ? c’est trop que de me nuire.
    Allez, retirez-vous dans ces obscurités ;
    (Il jette son masque et son épice dans la caverne.)
    Ainsi je pourrai voir le jour que vous quittez ;
    [Ainsi n’ayant plus rien qui démente ma feinte.] (1632-57)
  19. Var. troupe d’archers. (1632-60)
  20. Ce mot est ainsi orthographié dans toutes les éditions de Corneille publiées de son vivant. Voyez le Lexique.
  21. Var. [Réponds précisément.] pym. J’arrive tout à l’heure,
    Et de peur que ma femme en son travail ne meure,
    Je cherche… 1er archer. Allons, Monsieur, donnons jusques au lieu.
    Nous perdons notre temps… lys Adieu, compère, adieu.
    pymante, seul. Cet adieu favorable enfin me rend la vie. (1632-57)
  22. C’est-à-dire, allons jusqu’à cet endroit, poussons jusque-là.
  23. Var. Treuve ce qu’elle cherche et ne s’en saisit point. (1632-52 et 57)
  24. Var. D’aussi près de la mort comme je l’étois d’eux. (1632-68)
  25. Var. Que j’aime ce péril, dont la douce menace. (1632)
  26. Var. Je n’ai dans mes forfaits rien à craindre, et Lysarque,
    Sans trouver mes habits n’en peut avoir de marque.
    Que s’il ne les voit pas, lors sans aucun effroi. (1632-57)
  27. Var. Eux repris, je retourne aussitôt vers le Roi,
    Où je veux regarder avec effronterie. (1632)
    Var. Je n’ai qu’à me ranger promptement chez le Roi. (1644-57)
  28. Var. troupe d’archers. (1632-60)
  29. Var. Ils regardent tes corps, etc. (1632, en marge.) — Regardant les corps, etc. (1644-60) —Il regarde les corps, etc. (1663, en marge.)
  30. Tout ce qui, dans cette scène, est dit par le premier archer, est dit par le second dans l’édition de 1632, et réciproquement.
  31. Var. [Pour moi, je n’en conçois que de mauvais augures.]
    2e archer. Et quels ? lys. Qu’avant mourir, par un vaillant effort,
    Il en aura fait deux compagnons de sa mort. (1632-57)
  32. Var. De qui l’aspect nous rend tout le crime éclairci. (632-57)
  33. Var. Il revient de chercher d’un autre côté, et rapporte les deux pièces de l’épée rompue de Rosidor. (1632, en marge.) — Lui présentant les deux pièces de l’épée rompue de Rosidor. (1644-60) — Il lui présente les deux pièces de l’épée rompue de Rosidor. (1663, en marge.)
  34. Var. [Des pas mêlés de sang distillé goutte à goutte,]
    Dont les traces vont loin. lys. Suivons à tous hasards ;
    Vous autres, enlevez les corps de ces pendards. (1632-57)
  35. Var. Lysarque et ce premier archer rentrent, etc. (1632, en marge.)
  36. Var. page du prince. (1632) — L’édition de 1632 ajoute aux personnages cléon ; les scènes iv et v y sont réunies en une seule. Voyez la note 1 de la page 305.
  37. Var. Il parle à son page, qui tient en main une bride et fait paraître la tête d un cheval. (1632, en marge.) — Il parle à son page. (1663, en marge.)
  38. Var. Le Page s’en va, et le Prince commence a parler à Clitandre. (1632, en marge). — Ce jeu de scène n’est point indiqué dans les éditions de 1644-60.
  39. Var. Ranime tes ardeurs, qu’il dût faire mourir. (1632-57)
  40. Var. Le respect que je porte à ses perfections
    M’empêche d’employer aucune violence. (1632-57)
  41. Var. Je ne le veux devoir qu’à mes chastes ardeurs. (1632-57)
  42. Dans l’édition de 1682, on lit en marge : Cléon entre, et, comme nous l’avons dit, il n’y a point de division de scène après le vers 507.
  43. Var. Pardonnez, Monseigneur, si je romps vos discours. (632-57)
  44. Var. le pr. Clitandre ? cléon. Oui, Monseigneur.
    le pr. [Et que lui veut le Roi ? (1632-57)
  45. Var. Monseigneur, ses secrets ne s’ouvrent pas à moi. (1632)
  46. Var. Le moyen, cher ami, que je te laisse aller. (1632-57)
  47. Var. [J’y consens à regret : va, mais qu’il te souvienne]
    Combien le Prince t’aime, et quoi qu’il te survienne (a).
    Que j’en sache aussitôt toute la vérité :
    Jusque-là mon esprit n’est qu’en perplexité.(1632-57)
    (a). Combien ton Prince t’aime, et quoi qu’il te survienne. (1644-57)
  48. En marge, dans l’édition de 1632 : On sonne du cor derrière le théâtre.
  49. Var. Elle entre demi-vêtue de l’habit de Géronte, qu’elle avoit trouvé dans le bois, avec celui de Pymante et de Lycaste. (1632, en marge.) — Elle sort demi-vêtue de l’habit de Géronte, qu’elle avoit trouvé dans le bois. (1663, en marge.)
  50. Var. En le désavouant l’oblige infiniment. (1632-57)
  51. Var. Et je suis à moi-même une nouvelle horreur :
    Cet insolent objet de Caliste échappée
    Tient et brave toujours ma mémoire occupée. (1632-57)
  52. Var. Mais, hélas ! dans l’excès du malheur qui m’opprime.
    Il ne m’est point permis de jouir de mon crime (a).
    Mon jaloux aiguillon, de sa rage séduit,
    En mérite la peine et n’en a pas le fruit.
    Le ciel, qui contre moi soutient mon ennemie,
    Augmente son honneur dedans mon infamie. (1632-57)
    (a). Il ne m’est pas permis de jouir de mon crime. (1644)
  53. Var. N’importe, Rosidor de mon dessein failli
    A de quoi malmener ceux qui l’ont assailli. (1632)
    Var. N’importe, Rosidor de mon dessein manqué
    A de quoi malmener ceux qui l’ont attaqué. (1644-57)
  54. Var. D’un autre que de moi ne tient l’air qu’il respire :
    Il m’en est redevable, et peut-être qu’un jour. (1632-60)
  55. Var. Il prend Dorise pour Géronte, et court l’embrasser. (1682, en marge.) — Il la prend pour Géronte dont elle a vêtu l’habit, et court l’embrasser. (1663, en marge.)
  56. Var. Elle croit qu’il, etc. (1632, en marge.) — Elle croit qu’il la prend pour Rosidor, et qu’il l’embrasse pour la poignarder. (1663, en marge.)
  57. Var. Qui seul et désarmé cherche dedans ces bois
    Un bœuf piqué du taon, qui, brisant nos closages,
    Hier, sur le chaud du jour, s’enfuit des pâturages :
    M’en apprendrez-vous rien, Monsieur ? j’ose penser
    Que par quelque hasard vous l’aurez vu passer.
    dor. Non, je ne te saurois rien dire de ta bête.
    pym. Monsieur, excusez donc mon incivile enquête ;
    Je vais d’autre côté tâcher à la revoir ;
    Disposez librement de mon petit pouvoir (a).
    [dor. Ami, qui que tu sois, si ton âme sensible]
    À la compassion se peut rendre accessible. (1632-57)
    (a). C’est le vers 646 de Mélite.
  58. Var. Prends pitié de mes maux, et durant quelques jours
    Tiens-moi dans ta cabane, où bornant ma retraite,
    Je rencontre un asile à ma fuite secrète.
    pym. Tout lourdaud que je suis en ma rusticité,
    Je vois bien quand on rit de ma simplicité.
    Je vais chercher mon bœuf : laissez-moi, je vous prie,
    Et ne vous moquez plus de mon peu d’industrie.
    dor. Hélas ! et plût aux Dieux que mon affliction
    Fût seulement l’effet de quelque fiction !
    Mon grand ami, de grâce, accorde ma prière.
    pym. Il faudroit donc un peu vous cacher là derrière :
    Quelques mugissements entendus de là-bas
    Me font en ce vallon hasarder quelques pas :
    J’y cours et vous rejoins, dor. Souffre que je te suive.
    pym. Vous me retarderiez, Monsieur : homme qui vive
    Ne peut à mon égal brosser dans ces buissons.
    dor. Non, non, je courrai trop. pym. Que voilà de façons !
    Monsieur, résolvez-vous, choisissez l’un ou l’autre :
    Ou faites ma demande, ou j’éconduis la vôtre.
    dor. Bien donc, je t’attendrai, pym. Cette touffe d’ormeaux
    Aisément vous pourra couvrir de ses rameaux. (1632-57)
  59. Dans l’édition de 1632, on lit en marge : Il est seul, et il n’y a point de distinction de scène.
  60. Var. Simple ! j’ai peur encor que ce malheur m’advienne. (1652, 57 et 60)
  61. Var. Je ne m’y peux résoudre : un reste de pitié. (1632)
  62. Var. J’en pâme déjà d’aise, et mon âme ravie. (1632-60)
  63. Voyez plus haut, p 208, note 2.
  64. Var. Fais qu’en cette caverne il rencontre sa mort. (1632-60)
  65. Var. Modère-toi, Pymante, et plutôt examine. (1632-57)