Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/035

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Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 94-97).


Paris, 8 septembre 1762.


LAcadémie m’a chargé, mon cher confrère, en l’absence de M. Duclos, de vous remercier de la traduction que vous lui avez envoyée de Jules César de Shakespeare. Elle l’a lue avec plaisir, et elle pense que vous avez très bien fait de relever par ce parallèle le mérite de notre théâtre. Elle s’en rapporte à vous pour la fidélité de la traduction, n’ayant pas eu d’ailleurs l’original sous les yeux. Elle est étonnée qu’une nation qui n’est pas barbare puisse applaudir à des rapsodies si grossières ; et rien ne lui paraît plus propre, comme vous l’avez très bien pensé, à assurer la gloire de Corneille.

Après m’être acquitté des ordres de l’Académie, voici maintenant pour mon compte. Quelque absurde que me paraisse la pièce de Shakespeare, quelque grossiers que soient réellement les personnages, quelque fidélité que je pense que vous ayez mise dans votre traduction, j’ai peine à croire qu’en certains endroits l’original soit aussi mauvais qu’il le paraît dans cette traduction. Il y a un endroit, par exemple, où vous faites dire à un des acteurs, mes braves gentilshommes ; il y a apparence que l’anglais porte gentlemen, ou peut-être worthy gentlemen, expression qui ne renferme pas l’idée de familiarité qui est attachée dans notre langue à celle-ci, mes braves gentilshommes. Vous savez d’ailleurs mieux que moi que gentlemen en anglais ne signifie pas ce que nous entendons par gentilhomme. Vous faites dire à un des conjurés, après l’assassinat de César, l’ambition vient de payer ses dettes : cela est ridicule en français, et je ne doute point que cela ne soit fidèlement traduit ; mais cette façon de parler est-elle ridicule en anglais ? je m’en rapporte à vous pour le savoir. Si je disais de quelqu’un qui est mort, il a payé ses dettes à la nature, je m’exprimerais ridiculement ; cependant la phrase latine correspondante, naturæ solvit debitum, n’aurait rien de répréhensible. Vous sentez bien, mon cher maître, que je ne fais en tout ceci que vous proposer mes doutes ; je sais très médiocrement l’anglais ; je n’ai point l’orginal sous les yeux ; la présomption est pour vous à tous égards ; et moi-même tout le premier je parierais pour vous contre moi : mais comme l’anglais et le français sont deux langues vivantes, et dans lesquelles, par conséquent, on connaît parfaitement ce qui est bas ou noble, propre ou impropre, sérieux ou familier, il est très important que dans votre traduction vous ayez conservé partout le caractère de l’original dans chaque phrase, afin que les Anglais ne vous reprochent pas ou d’ignorer la valeur des expressions dans leur langue, ou d’avoir défiguré leur idole, pour ne pas dire leur magot.

J’ai lu aussi dans l’imprimé la fin des notes sur Cinna. Le ton m’en paraît convenable et beaucoup mieux que dans les notes manuscrites. Vous pouvez tout dire, et vous ferez même très bien ; il ne s’agit que de la manière.

J’ai lu à l’Académie Française, le jour de la Saint-Louis, un morceau sur la poésie, et principalement sur l’ode : les partisans de Rousseau (qui n’en a plus guère) ne seront pas trop contents de moi, car j’ai osé dire que ce poète pensait peu, et que chez lui la partie du sentiment est nulle. Comme rien n’est plus vrai, les clameurs que cette décision pourra exciter ne m’inquiètent guère, d’autant que Rousseau n’a pas encore, comme Corneille, les honneurs de l’apothéose. J’ai trouvé occasion, dans le même écrit, de vous rendre la justice que vous méritez, à l’occasion de l’usage de la philosophie dans la poésie, genre de mérite rare et précieux, que vous seul avez eu parmi eux.

Qu’est-ce qu’un Éloge de Crébillon, ou plutôt une satire sous le nom d’éloge, qu’on vous attribue ? Quoique je pense absolument comme l’auteur de cette brochure sur le mérite de Crébillon, je suis très fâché qu’on ait choisi le moment de sa mort pour jeter des pierres sur son cadavre ; il fallait le laisser pourrir de lui-même, et cela n’eût pas été long.

Les amis de Rousseau (non plus de Rousseau le poète, mais de Rousseau de Genève) répandent ici que vous le persécutez, que vous l’avez fait chasser de Berne, et que vous travaillez à le faire chasser de Neuchâtel. Je suis persuadé qu’il n’en est rien, et que, malgré les torts que Rousseau peut avoir avec vous, vous ne voudriez pas l’écraser à terre. Je me souviens d’un beau vers de Sémiramis :

La pitié dont la voix,
Alors qu’on est vengé, fait entendre ses lois.

Souvenez-vous d’ailleurs que si Rousseau est persécuté, c’est pour avoir jeté des pierres, et d’assez bonnes pierres, à cet infâme fanatisme que vous voudriez voir écrasé, et qui fait le refrain de toutes vos lettres, comme la destruction de Carthage était le refrain de tous les discours de Caton au sénat. Rousseau ressemble à cet homme des fables d’Ésope, qui donnait des soufflets aux passants, et à qui on conseilla, pour son malheur, d’aller souffleter aussi un sot accrédité qui se trouva sur son chemin, et qui lui fit payer les soufflets pour lui et pour les autres passants. Mais il ne faut pas que la philosophie, tout insultée qu’elle est par lui, puisse être accusée d’avoir contribué, ou même d’insulter à son malheur. L’archevêque vient de faire contre lui un grand diable de mandement, qui donnera envie de lire sa profession de foi à ceux qui ne la connaissaient pas. Un mandement d’archevêque n’est qu’un titre de plus pour la célébrité ; cela s’appelle sortir avec les honneurs de la guerre.

On dit que le parlement est assemblé dans ce moment pour défendre aux jésuites de prêcher : c’est ainsi qu’en parlant il leur fait ses adieux. Je n’aurais jamais cru que la destruction de cette vermine dût faire un si petit événement. À peine en a-t-on parlé deux jours, et ces jésuites si orgueilleux périssent comme des capucins, sans faire de sensation. On dit pourtant qu’il y a des personnes très considérables à Versailles, qui ne prennent pas la chose si fort en patience, qui en maigrissent à vue d’œil, et dont les joues rentrent en dedans à mesure que les jésuites sont poussés dehors.

À propos de cela, savez-vous que frère Berthier a pensé être instituteur des enfants de France ? heureusement ce ridicule choix n’a pas eu lieu ; voilà en effet un plaisant instituteur qu’un capelan sans philosophie, sans goût, sans connaissance des hommes ! Si on le faisait balayeur de la bibliothèque du roi, je le trouverais mieux placé.

Que dites-vous de la révolution de Russie, et de votre ancien disciple dont vous vous obstinez à ne me point parler ? Vous avez toujours cru qu’il périrait ; il s’en tirera pourtant, si je ne me trompe, grâce à son activité et à son courage. Je me flatte qu’après la paix, qu’on nous fait espérer bientôt, il redeviendra notre ami, et que tout rentrera dans l’ordre accoutumé.

Adieu, mon cher et illustre philosophe ; vous me négligez un peu : je ne reçois plus de vos nouvelles que de loin en loin, et je trouve cela très mauvais.