Correspondance - Lettre d’octobre 1918 (Asselin)

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Mon cher Pierre,
Boum ! Boum ! Ra ta plan ! rataplan !
papa repart à la guerre. Il t’envoie avant de partir, son portrait le plus récent. Tu reconnaîtras à droite le bon M. Longtin, que tu as connu aux Bermudes et qui t’aime beaucoup, et qui me parle souvent de toi. Il me dit : « Le Pierrot ! j’ai bien hâte de le revoir. » Il dit Pierrot parce qu’il croit que tu n’as pas grandi, et que tu es toujours tout petit. Moi je sais bien que tu es maintenant un petit homme, capable de me remplacer auprès de ta maman si je me faisais tuer : c’est pour cela que je n’ai pas peur de retourner à la guerre. D’ailleurs, je ne vais pas à la guerre pour me faire tuer : j’aime trop ta maman, et mes petits [?] trois beaux ⁁et grands garçons. J’y vais pour débarrasser la terre de quelques Allemands avant que le petit Père Foch ait écrabouillé tous ces [sal ?] cochons-là. Il faut savoir haïr les Allemands, et tous ceux qui leur ressemblent. Plus tard, s’il y a encore des Allemands, et qu’ils attaquent encore des femmes et des enfants sans défense, et qu’ils veulent encore écraser la belle race française à laquelle tous tes grands-papas, toutes tes grand’mamans, ton papa et ta maman et toi appartenaient, toi aussi tu t’enrôleras, et toi aussi tu tueras autant d’Allemands que tu pourras. Et Paul fera de même, et Jean aussi. Et si ta maman et ton papa vivent encore, ils seront fiers de toi. La guerre finira bientôt, et papa ira alors vous retrouver, pour vous raconter tout ce qu’il aura vu. L’hiver nous irons glisser ensemble, et comme j’aurai peut-être une jambe de bois, un œil de verre, une main en liège ou en acier, je te laisserai gouverner. L’été nous irons ensemble faire la pêche dans la Gaspésie, et si je tombe à la mer, ma jambe de bois et mon bras de liège m’empêcheront d’aller au fond, et les requins se casseront les dents sur ma jambe de bois, et la baleine qui voudra m’avaler, comme Jonas, se coupera la bedaine sur mon l’estomac avec mon œil de verre. La guerre n’est pas aussi dangereuse qu’on le croit. Il y a quelques semaines,⁁dans une seule attaque,x vingt officiers du 22e ont été blessés frappés ; là-dessus, trois seulement sont morts. L’un, le major Dubuc, a eu le visage traversé par une balle qui, entrant par un œil, est sortie par ⁁le bas de la joue opposée : le bas de la joue, eh bien, on lui a fait un autre œil, une autre joue, et ainsi de suite, et aujourd’hui il est plus beau qu’auparavant, et il (car il était très laid). Peut-être que papa se fera couper [le (?)] bout le bout du nez ; mais cela ne lui ferait pas de mal : il a le nez si long. En revanche, il a les pieds si courts qu’il n’y a guère de danger qu’il soit atteint aux pieds. S’il est tué, il sera enterré en France, ce qui ne vous épargnera le prix d’un lot au cimetière et ce qui vous fera peut-être travailler davantage ⁁afin en vue de venir un jour voir la France, qui est un beau pays. Je t’écrirai du front , et aussitôt que les Allemands auront été précipités dans le [?] jetés dans le Rhin à coups de pieds dans les autres (reins), je t’en préviendrai par télégramme. Tu recevras cette lettre aux environs de ma fête, qui est le 8 novembre. Ce jour-là j’aurai 44 ans. C’est dire que je ne suis plus jeune, et que je prendrai cet hiver, à coucher dehors, plus d’un rhume de cerveau : Si tu veux m’envoie des étrennes, que ce soit des mouchoirs. Atchum ! Je t’embrasse. Pense à moi dans tes prières. Ne demandes pas au bon Dieu qu’il me conserve [?] préserve du danger, ni qu’il me garde la vie : cela, si je le mérite, il le fera sans qu’on le lui demande. Mais demande-lui que je sois brave, et que je fasse bien mon devoir. Si je meurs, je veux mourir en faisant mon devoir, de manière que ma mort, au lieu de vous rendre faire de la peine, vous rende orgueilleux de moi. La première fois, je partis pour le feu le cœur gros ; cette fois j’y vais le cœur léger, comme si le paradis — celui du ciel où [illisible] Bon Dieu ou celui de ma famille retrouvée — s’ouvrait devant moi. Comme moi, confiez-vous à la Providence et soyez heureux.
Ton papa qui t’aime,
Olivar Asselin./