Correspondance - Lettre du 4 juin 1918 (Asselin)

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À M. Pierre ASSELIN,
écolier


Mon cher Pierre,

Un être que le beau temps rend parfaitement heureux, c’est le bon chien Marion. Le matin il va déjeuner chez les soldats ; parce qu’il y a plus de restes et parce qu’il ne veut pas aller [?] à la gymnastique, comme les officiers, l’estomac vide. Il accompagne ensuite les soldats à la parade de gymnastique ; fait le tour des pelotons en aboyant, pour hâter l’alignement ; vient se camper sur le front et aboie encore ; et quand tous sont immobiles et que le sergent-major va ordon commander EYES FRONT : vient se placer à son côté comme pour surveiller l’exécution du commandement. Durant l’exercice, il se promène, surveille, voit à tout, fait l’important. De 7h.30 à 8h.30 il il reçoit ses amis chiens du voisinage et visite avec eux tantôt la cuisine, tantôt quelques chambrées. À la grande parade (9h. du matin) il est présent avec ses amis chiens, qu’il aligne tant bien que mal sur le front des troupes pendant que la musique joue. AC À cette cérémonie, toujours solennelle, il n’aboie pas ou presque pas : il il est là en simple troupier, et non en aide-sergent-major. lap La parade finie, il passe son avant-midi à visiter les bureaux, les huttes, le jardin. Le midi il mange généralememnt chez les officiers. L’après-midi il va se promener et le [?] soir, invariablement (parce quequ’à ce repas les restes sont bons), il dîne au[p?] au mess.

Nous avons acquis dernièrement deux autres chiens. L’un, âgé de six (6) mois, est un pur danois. Il est déjà haut comme toi (je te vois encore comme je te quittai sur le quai des Bermudes, frottant essuyant tes larmes avec le dos de tes petites mains, et haussant les épaules à chaque sanglot, ce qui l[?] te grandissait un peu), et, debout, grand comme un homme. L’autre, âgée de trois mois environ, est une petite chienne ratière irlandaise (Irish terrier) haute de huit pouces environ. Ils sont toujours ensemble, le grand danois protégeant la petite ratière comme tu? tu veillerais, toi, sur un tout petit chaton qui se serait attaché à toi. La petite chienne mord le grand chien sur ses grosses pattes, mais sans lui faire mal. Le grand chien avale presque la petite chienne ? d’un coup de qeul? gueule, mais sans jamais lui faire mal. Parfois le grand chien sort sa grande langue exprès pour permettre à la petite chienne de la lui mordre, ce qu’elle fait gentiment, en vraie petite, toute petite chienne. Tout cela c’est quand ils sortent ensemble. Alors, on les attache l’un à l’autre, pour n’avoir pas la peine de les ?surveiller : on est toujours sûr que le grand chien ne mènera pas trop loin sa petite amie, et que, ⁁au premier sur un signe de fatigue de celle-ci, il la ramènera tout de suite à sa niche, qui est à la cuisine du mess. Quelquefois le grand chien va trop vite, et alors il faut voir la petite chienne courir de toutes ses forces pour le suivre sans ⁁culbuter rouler dans la poussière. D’autres fois c’est elle qui veut aller vite et lui lentement, et alors c’est comme une petite chaloupe à rames s’essayant a à remorquer un transatlantique. Elle s’appellera Mimi Pinson. Il s’appelle Rocky.



Mais ce qu’il y a de plus amusant, c’est que comme un grand fou, il est jaloux d’elle. Si vous la caressez trop, il se dresse entre vous et elle, vous pose ses pattes sur vos epauill? épaules et vous regarde dans les yeux en ayant l’air de dire : « c’est assez, n’est-ce pas ? À mon tour, maintenant. » Et, pendant cette scène, Mimi le mord aux jarrets.



Mon cher Pierre, c’est tout ce que je puis t’écrire aujourd’hui. Je suis fatigué. Étudie bien les bêtes : elles sont parfois plus intéressantes que les hommes.

Mais, bien entendu, elles ne seront ja jamais le centième aussi intéressantes que des bons petits garçons comme celui pour qui j’écrris j’écris ces petites fidèles histoires de chiens. C’est pourquoi je n’embrasse pas le chien et j’embrasse tendrement mon Pierrot.

Papa qui aime Pierrot.


Bramshott,
mardi 4 juin 1918.