Correspondance 1812-1876, 4/1855/CCCXCVI

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CCCXCVI

À M. PAULIN LIMAYRAC, À PARIS[1]


Nohant, septembre 1855.


Si mon collaborateur se place à ce point de vue, il lui sera facile d’extraire, de tous les faits qu’il voudra bien me présenter, la moelle qui peut être mise sur mon pain. Il y a dix mille manières d’être impressionné. Je n’en ai qu’une, parce que, malgré moi, mon esprit est un peu plus absolu que mon caractère. Sera-ce un inconvénient dans un ouvrage de ce genre ? Je ne le crois pas. Un petit exposé de principes bien simples et bien naïfs, mais invariables, une fois admis, notre travail doit s’en trouver éclairci et soutenu sans trop de défaillance d’un bout à l’autre.

En partant de ces idées, nous avons, c’est-à-dire vous avez à chercher, dans chaque histoire d’amour illustre, d’abord le milieu social, intellectuel, moral, physique, etc., de notre couple. Puis le caractère particulier de chaque individu, puis la nature et les circonstances de leur amour, puis les faits, le but atteint ou manqué, le résultat bon ou mauvais ; car nous ne nous gênerons pas trop avec eux, et nous raconterons peut-être de mauvaises amours, pour peu que cela soit utile à l’excellence de notre théorie, par la critique qu’il nous conviendra d’en faire. Vous avez à fouiller dans les bibliothèques, dans les écrits de ceux qui ont écrit, dans les lettres de mademoiselle Volland et de madame Duchâtelet, comme dans les sonnets de Pétrarque, et, là, vous ne prendrez que les points culminants qui éclaireront l’application de ma théorie. Exemple : Voltaire et madame Duchâtelet s’aimaient-ils par le cœur, par les sens et par l’intelligence ? Je pense, moi, qu’ils ne s’aimaient que par l’intelligence. Voilà pourquoi leur amour était incomplet. Mais c’était encore quelque chose que de s’aimer sur le haut de ces belles régions, et le mariage de deux esprits supérieurs vaut bien la peine qu’on s’en occupe, qu’on l’analyse et qu’on en voie les résultats.

Agnès Sorel, comment aima-t-elle son royal amant ? Commença-t-elle comme une Jeanne d’Arc, par le patriotisme ? ou bien les sens et le cœur (soit l’un ou l’autre seulement) furent-ils si émus et si possédés par le roi, que l’enthousiasme prit naissance dans l’âme de cette femme, comme une révélation ? Honneur à l’amour, en ce cas ! Je sais peu l’histoire d’Agnès, je ne sais rien, absolument rien, en fait d’histoire, j’ai la mémoire d’une linotte ; mais, si vous la savez, ou si, ne la sachant plus bien, vous me la retrouvez, vous pourrez me dire : « C’est l’amour qui a révélé le patriotisme à Agnès ; » ou bien : « C’est le patriotisme qui lui a inspiré l’amour. »

Je me rappelle pourtant quatre jolis vers tourangeaux, autant vaut dire berrichons, sur la Saurette. C’est son nom, qui vient de sauret (en berrichon : sans oreilles) ; on dit encore, chez nous, un chien sauret (qui a les oreilles coupées). Voici les vers :

Gentille Agnès, plus de los tu mérites,
La cause étant de France recouvrer,
Que ce que peut dedans un cloître ouvrer
Close nonain, ou bien dévot ermite.

C’est là une digression. Revenons à notre histoire.

Marie Stuart ! vilaine et charmante dame sur laquelle nous aurons à moraliser. Et, dans l’antiquité, que de choses belles ou curieuses à mettre en ordre ou en relief !

Quelle sera votre part de travail, je l’ignore encore. Je me suis engagée sur l’honneur à tout rédiger. Vous voyez que mes éditeurs sont des imbéciles ; mais ils sont tous comme ça. Pourtant, si j’ai des millions de pattes de mouche à tracer, je crois que vous aurez de la besogne aussi. Je n’ai que peu de livres chez moi et aucun moyen de m’en procurer dans ma province ; je ne peux pas m’installer à Paris, il faudra donc que vous lisiez pour moi, et que vous fassiez un canevas de chaque biographie, et des extraits des livres, lettres ou poésies à citer. Ne vous donnez pas la peine de conclure ni de rédiger avec le moindre soin. Pourvu que ce soit lisible, je devinerai bien vos conclusions. Si j’ai besoin de lire un ouvrage entier (cela peut bien arriver, car l’esprit des passions est quelquefois disséminé et veut être pêché à la ligne dans un étang), il faudra emprunter l’ouvrage à la Bibliothèque et me l’envoyer. Pourvu qu’il soit en français, car je n’entends guère autre chose couramment ! Si on peut suppléer à l’envoi des livres par des extraits de quelques pages, vous prendrez un copiste à mes frais.

Le plan historique de l’ouvrage sera votre affaire, j’en suis absolument incapable à première vue, d’autant plus que je n’ai plus d’yeux pour lire moi-même. C’est donc à vous, jeune et valide, de récapituler, dans l’ordre chronologique, l’histoire de l’amour, et de choisir tout ce qui vaut la peine d’être honorablement cité.

Pour ceux dont nous découvrirons peu de chose dans la nuit des temps, nous ferons court, nous réservant de faire long à mesure que nous avancerons dans la lumière des temps les plus rapprochés de nous, les plus intéressants à coup sûr. Vous ferez ce petit plan à loisir ; car nous n’avons pas à commencer avant six mois au moins. Il faut que j’achève mes Mémoires. Nous verrons à indiquer, dans certaines biographies, celles qui auront servi d’intermédiaire, et cela nous permettra de parler de quelques amours plus connus que bons à connaître, pour leur donner du pied au derrière.

Vous voyez que vous aurez un lien à établir et à m’indiquer. Vous supputerez un peu attentivement vos heures de travail, vos courses, dépenses et fatigues ; car, pour être amusant (je le crois tel), ce travail ne sera peut-être pas si léger que les éditeurs le supposent, et je me charge de vos intérêts, puisque vous voulez bien avoir confiance en moi.

  1. Un éditeur de Paris, M. Philippe Collier, avait traité avec George Sand pour qu’elle lui fît une série d’ouvrages portant le titre général de les Amants illustres. Afin de rendre le travail plus facile à l’auteur, qui, à cette époque, restait à Nohant presque toute l’année, M. Collier avait pris des arrangements avec Paulin Limayrac, qui devait faire toutes les recherches et prendre toutes les notes dont George Sand aurait besoin. Mais, Paulin Limayrac ayant bientôt renoncé à la tâche, qui lui paraissait trop lourde, le traité fut rompu de gré à gré entre les parties. Évenor et Leucippe (premier titre de les Amours de l’âge d’or) fut seul écrit par George Sand, et donné à l’éditeur comme compensation.