Correspondance 1812-1876, 4/1858/CDXX

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CDXX

À M. CHARLES-EDMOND, À PARIS


Nohant, 9 janvier 1858.


Je ne peux pas dire avec vous que je regrette beaucoup personnellement Rachel. Je la voyais si rarement, que sa mort ne me fait point de vide ; mais je dis avec tout le monde que c’est un grand coup de plus porté à l’art, c’est-à-dire au sens du beau, et à cet idéal qui, sous toutes les formes, nous est aussi nécessaire que le bien et le bon.

Nous risquons de descendre tous, si quelques-uns ne montent pour nous dire que la vie est sur les hauteurs, et non dans les cloaques. Elle avait monté plus haut qu’aucune artiste dramatique de son temps. Qu’importe à présent que, dans la vie privée, elle ait trop cherché la réalité ? On pouvait s’en affliger quand on la voyait de près ; mais toutes les individualités ont le point de vue qui leur est propre : derrière la rampe, elle était prêtresse et déesse. Dans la coulisse, elle quittait sa divinité, et cela ne l’empêchait pas d’être souvent bonne en tant que femme ; vous en avez eu la preuve, et vous faites bien de lui garder un bon souvenir.

Oui, je vous promets le Château des Étoiles[1](par parenthèse, il m’amuse beaucoup à griffonner ; est-ce bon signe ?), si ça peut vous être utile ; je le promets à vous, pas à d’autres. Si vous quittez, je ne reste pas. Mais vous savez que je serai obligée de vous demander de l’argent, tout l’argent peut-être, en vous livrant le manuscrit ; quelle que soit l’époque rapprochée où il sera prêt. Voyez si c’est possible ; car, pour moi, le contraire de ce possible serait l’impossible.

Je vis au jour le jour depuis vingt-cinq ans, et ça ne peut pas être autrement, et ça n’est pas ma faute ; si bien que je n’ai pas pu acheter un manteau et une robe d’hiver cette année, parce que l’accident de la Presse a dérangé mon ordre ; ordre très réel dans ce que les avares appellent mon désordre. Je sais me priver moi-même et de tout, même quelquefois du nécessaire ; mais je ne veux pas qu’un chat s’en ressente et s’en aperçoive autour de moi.

Ainsi voilà, entre nous : faites que l’on soit de parole ; on en a manqué pour Bois-Doré, et j’ai attendu un reliquat de compte qui m’aurait permis de me vêtir en raison de la froidure ; et surtout d’en vêtir d’autres qui n’ont pas, comme moi, la ressource d’acheter une couverture de laine en guise de ouate et de soie.

Donc, grâce à la couverture de laine, je m’emballe demain matin pour faire douze lieues au grand air. Je vais voir la belle Creuse et ses petites cascades glacées. C’est votre faute si je gèle ; à force de lire le Groënland, je me suis amourachée des glaciers, des nuits polaires, des tempêtes et des banquises.

Bonsoir.
GEORGE SAND.

  1. Premier titre de l’Homme de neige.