Correspondance 1812-1876, 4/1858/CDXXXII

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CDXXXII

AU MÊME


Gargilesse, 30 mai 1858.


Mon cher enfant, vous êtes bien aimable de m’écrire de bonnes longues lettres, et, moi, je n’osais pas vous écrire, vous voyant écrasé de correspondances ; mais sachez bien, une fois pour toutes, que vous n’avez à me répondre que quand vous avez le temps, quand c’est un plaisir et non une fatigue.

C’était de très bonne foi, et nullement pour vous dorer la pilule que je vous enviais votre lieu d’exil. Dans mes souvenirs, ce pays est resté un beau rêve, et puis je vois que je suis l’opposé de vous, en fait de goûts pour la nature. J’ai la passion des grandes montagnes, et je subis, depuis que je suis au monde, les plaines calcaires et la petite végétation de chez nous avec une amitié réelle, mais très mélancolique. Mon foie gémit dans cet air mou que nous respirons, et j’y deviens le bœuf apathique qui travaille sans savoir pour qui et pour quoi. Quand je peux sortir de là, ce qui est maintenant bien rare, quand je peux voir des sommets neigeux et des précipices, je change de nature, mon foie disparaît, mon travail s’éclaire en moi-même et je comprends pourquoi je suis au monde. Je ne prétends pas expliquer le phénomène, mais je l’éprouve si subit et si complet, que je ne peux pas le nier.

Et puis j’ai la haine de la propriété territoriale, je m’attache tout au plus à la maison et au jardin. Le champ, la plaine, la bruyère, tout ce qui est plat m’assomme, surtout quand ce plat m’appartient, quand je me dis que c’est à moi, que je suis forcée de l’avoir, de le garder, de le faire entourer d’épines, et d’en faire sortir le troupeau du pauvre, sous peine d’être pauvre à mon tour ; ce qui, dans de certaines situations, entraîne inévitablement la déroute de l’honneur et du devoir.

Donc, je ne tiens pas à ma terre et à mon endroit, et, quand je suis sur la terre et dans l’endroit des autres, je me sens plus légère et plus dans ma nature, qui est d’appartenir à la nature, et non au lieu. Comme je vous sais très poète, je m’imaginais donc que le grand pays, le nouveau, la montagne, le parler que l’on ne comprend pas (musique mystérieuse qui vous jette dans un monde de rêveries et vous fait croire parfois qu’on entend des dialogues et des chants superbes, à la place des plates réalités que l’on entendrait si on comprenait), je me figurais enfin que tout cela vous étourdirait sur le chagrin des séparations momentanées et sur la vive contrariété de laisser en place les affaires personnelles, c’est-à-dire les devoirs domestiques. Mais tout cela ne vous a pas distrait et vous vous laissez aller à la nostalgie, sans songer que c’est nous, les enfermés de France, qui sommes les plus attrapés, puisqu’on fait la solitude autour de nous, en nous disant « Restez là ! vous n’avez pas mérité de partir… »

Je reprends à Nohant (7 juin) cette lettre commencée et même finie à Gargilesse, mais dont toute la fin est non avenue. Je voulais l’emporter à la Châtre ; mais, mon séjour là-bas s’étant un peu prolongé, j’ai voulu ne pas vous envoyer mon griffonnage avant d’avoir vu Angèle et les petits, afin de vous parler d’eux, et de faire que ma lettre vous soit agréable. Je les ai donc vus ce soir, ou hier soir (car il est une heure du matin) et je les ai trouvés tous quatre beaux, frais, roses, gentils à croquer ; Georges très drôle et faisant la conversation d’une façon très comique. Il est trop mignon entre les deux petites qu’il mène, chacune d’une main, dans les allées pleines de roses de votre petit jardin.

La jolie nièce[1] (fille de Valérie) était avec eux, gracieuse et élégante comme toujours. Tout ce petit monde, si beau et si paré (c’était la Fête-Dieu, je crois), me faisait penser qu’il y a des gens plus navrés que vous, mon pauvre enfant ! Vous reverrez tout cela, et, moi, je n’élèverai plus rien sur mes genoux, que les enfants des autres. Sol a fini la vie de ce côté, et Maurice semble ne vouloir jamais la commencer. Et puis, d’ailleurs, aimerais-je les nouveaux comme j’aimais celle[2] qui est allée si loin, si loin, que je ne la rejoindrai pas dans ce monde ?

Mais parlons de vous et de cette Belgique où vous voilà, je le vois, décidé tout à fait à aller. Angèle m’apprend que c’est arrangé. Donc, adieu mes projets d’Italie ; car je ne crois pas qu’on me permette d’aller vous voir là-bas. Et puis ce milieu qui est enragé de pouvoir et qui n’est pas socialiste du tout, ne me va guère. Enfin, vous le voulez ! Vous avez sans doute de fortes raisons tout à fait en dehors de la politique, et je m’imagine les deviner, et, si je devine bien, hélas ! vous n’avez peut-être pas tort. Ce qui me console, c’est que, si l’hiver endommage les enfants, vous retournerez vite à Aix, où je m’imaginais que vous seriez bien tout à fait. Ne vous fermez point cette porte au moins, je vous en supplie ! ne quittez pas M. de Cavour sans remerciements et sans lui dire que des affaires personnelles vous appellent ailleurs, mais que vous reviendrez probablement réclamer son bon vouloir. Cela ne coûte rien et n’engage à rien.

Bonsoir, mon cher enfant ; j’espère avoir de vos nouvelles avant que vous quittiez Turin, et je me hâte de fermer ma lettre pour qu’elle ne tourne pas à l’in-octavo, et qu’elle vous parvienne avant votre départ.

À vous bien tendrement.

  1. Madame Tournier, petite-fille de Jules Néraud.
  2. Jeanne Clésinger, sa petite-fille.