Correspondance 1812-1876, 4/1861/CDLXXV

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CDLXXV

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Tamaris, 24 avril 1861.


Cher enfant,

Envoyez-moi deux ou trois feuilles de papier ministre, à pétition, avec enveloppes ad hoc. Il faut écrire à l’impératrice sur ce papier-là et je demande deux ou trois feuilles et enveloppes en cas de ratures ; car j’y suis sujette et il n’en faut pas trop. Envoyez-moi aussi une ou deux enveloppes encore plus grandes pour contenir l’envoi et le faire passer, par Damas-Hinard, secrétaire des commandements de ladite souveraine. C’est un homme charmant, qui plaide les bonnes causes auprès d’elle.

Maintenant, cela ne réussira peut-être pas. J’ai déjà beaucoup demandé pour des désastres semblables. On ne m’a pas encore refusé ; essayons encore. Je vais faire le résumé. Envoyez-moi le papier dans un petit carton, pour que Nicolas ne m’apporte pas ça chiffonné et sali.

Maintenant quelle somme faut-il demander ? L’impératrice donnera de sa bourse probablement. Espérons-le, car, si elle renvoie au ministère de la marine, nous n’aurons que des paroles, et même peut-être moins. Demandons-lui donc un secours, un mouvement de cœur, deux mille francs. C’est peu, mais moins nous demanderons, plus sûrement nous obtiendrons. Qu’en pensez vous ?

Je ne sais où vous prenez vos défauts, vos indiscrétions et toutes les peurs que vous vous faites. Je ne sais rien de vos crimes, sinon que vous mettez votre cravate en fou, ce qui m’est bien égal, et que vous faites des calembours, ce qui me révolte de la part d’un poète. Fils ingrat, vous vous amusez à jouer faux sur un stradivarius ! sur cette langue française, magnifique instrument que vous devriez tenir pour sacré, puisqu’il a servi de manifestations à votre âme, à votre cœur et à votre génie naturel ! Qu’eussiez-vous fait avec l’instrument que le ciel et les hommes ont donné à Mathéron[1] ? Il dit : « Une seule-t-auberge, un chivau, le mer, la sable ; » et pourtant, il m’amuse à entendre, parce qu’il parle comme il sait et comme il peut. Mais savoir la musique à fond pour se délecter aux fausses notes ! Vous n’êtes qu’un ingrat et un impie.

Après cela, s’il vous faut absolument ces affreux couacs pour digérer, je vous les pardonne, et, eussiez-vous mille autres vices, vous êtes si bon, si aimant, si sûr et si vrai, que, tout en vous grognant, je vous les passerais encore.

La santé est meilleure. J’ai fait aujourd’hui une belle course sur les hauteurs du cap Cépet ; c’était magnifique et j’ai trouvé beaucoup de plantes.

Je vois avec chagrin que vous n’allez pas mieux et avec plaisir que vos malades ont un peu de répit. Nous repartons demain à une heure, pour je ne sais où, s’il fait beau.

J’embrasse Désirée et les chères fillettes. Pauvre Anaïs, que de chagrins, à la fois ! Et ce pauvre naufragé, comment va-t-il ?

À vous de cœur et tendres amitiés d’ici.

G. SAND.
  1. Cocher de louage.