Correspondance 1812-1876, 4/1861/CDLXXX

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CDLXXX

À M. MAURICE SAND, À ALGER


Nohant, 8 juin 1861.


Nous sommes rentrés aujourd’hui à Nohant à cinq heures, et je vas très bien, mon cher enfant ; je ne suis pas fatiguée, bien que la journée d’hier, de Lyon à Montluçon, soit longue et fatigante. On ne reste en chemin de fer que onze heures, mais on en perd trois à Moulins. N’importe, nous voilà. Nous avons couché à Montluçon et déjeuné avec le père Brothier, qui nous a beaucoup parlé de tes aquarelles. Il a été à Paris voir l’Exposition, et il a vu foule autour de tes petits Romains. Le Constitutionnel en parle avec éloge. C’est le seul article que j’aie encore trouvé sous ma main. Je te garderai ceux que je pourrai récolter.

J’ai reçu à Montluçon ta lettre du 28, Sylvain ayant eu l’esprit de me l’apporter en venant me chercher avec la voiture.

Je vois que tu vois du beau, du 1 ! Et, d’après tes indications, je me représente assez bien ce qui te frappe. J’espère que tu n’as pas été assez loin pour rencontrer (dans la province de Constantine) un orage de grêle qui a tué des hommes et des animaux. Tu ne me dis pas comment tu arpentes le pays : si c’est en voiture, à cheval, à pied, à autruche ou à chameau. L’essentiel, c’est que tu te portes bien et que tu puisses dire : Magnifique ! magnifique ! C’est une jouissance, n’est-ce pas, que d’être aux premières loges du beau théâtre de la nature ? J’en ai pris une bonne goulée en Savoie. Il y a peut-être plus beau encore ; mais c’est si beau, qu’on ne songe à rien de mieux quand on y est. Il faudra absolument que nous allions y passer un mois, un de ces futurs printemps. C’est un très petit voyage en somme, et l’on y est très bien sous tous les rapports.

Nous y avons couru à travers de grandes averses qui réjouissent fort les Savoyards, privés d’eau depuis deux mois. Nous arrivons ici, on crie la même chose et voilà que la pluie tombe ce soir par torrents. C’est assez singulier que nous soyons depuis Toulon (dix jours) à la poursuite de gros orages qui filent devant nous et qui crèvent là où nous arrivons.

Mais ici la pluie arrive trop tard. Après la gelée, la sécheresse a sévi durement. Les foins, les blés, la vigne, les fruits, tout va mal, et l’année sera mauvaise en produits. Notre pays n’a pas les ressources du sol de la Savoie, qui semble se rire de tout, tant il est vigoureux.

Le pauvre Berry m’a paru bien laid. Pourtant le jardin est frais et feuillu, autant que j’ai pu en juger par la fenêtre. Il n’y a pas de mal, d’ailleurs, à ne pas vivre au sein des merveilles de la création ; on y est bien plus sensible quand on va les chercher, et, dans ces magnifiques endroits, je ne vois que gens blasés qui s’étonnent qu’on admire leur milieu.

La maison d’ici est propre et reluisante, la salle à manger toute reblanchie et repeinte, fort appétissante, et j’aurai un cabinet de travail très gentil.

Bonsoir, mon enfant chéri ; écris-moi toujours autant que tu pourras. Ça me fait grand bien.