Correspondance 1812-1876, 4/1861/CDXCIX

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CDXCIX

À M. ALEXANDRE DUMAS FILS, À PARIS


Nohant, 7 novembre 1861.


Mon cher fils,

Si ma dédicace vous fait plaisir[1], je suis assez remerciée par ce fait-là, sans que vous me disiez un mot. Vous m’avez donné à Nohant un gros baiser, ça disait tout. On veut que je sois un personnage. Moi, je ne veux être que votre maman. Vous avez du cœur, puisque vous m’aimez, et je ne vous demande que ça. Je ne me suis jamais aperçue de ma supériorité en quoi que ce soit, puisque je n’ai jamais pu faire ce que j’ai conçu et rêvé, que d’une manière très inférieure à mon idée. On ne me fera donc jamais croire, à moi, que j’en sais plus long que les autres. Restée enfant à tant d’égards, ce que j’aime le mieux dans les individualités de votre force, c’est leur bonhomie et leur doute d’elles-mêmes. C’est, à mon sens, le principe de leur vitalité ; car celui qui se couronne de ses propres mains a donné son dernier mot. S’il n’est pas fini, on peut du moins dire qu’il est achevé et qu’il se soutiendra peut-être, mais qu’il n’ira pas au delà. Tâchons donc de rester tout jeunes et tout tremblants jusqu’à la vieillesse, et de nous imaginer, jusqu’à la veille de la mort, que nous ne faisons que commencer la vie ; c’est, je crois, le moyen d’acquérir toujours un peu, non pas seulement en talent, mais aussi en affection et en bonheur intérieur.

Ce sentiment que le tout est plus grand, plus beau, plus fort et meilleur que nous, nous conserve dans ce beau rêve que vous appelez les illusions de la jeunesse, et que j’appelle, moi, l’idéal, c’est-à-dire la vue et le sens du vrai élevé par-dessus la vision du ciel rampant. Je suis optimiste en dépit de tout ce qui m’a déchirée, c’est ma seule qualité peut-être. Vous verrez qu’elle vous viendra.

À votre âge, j’étais aussi tourmentée et plus malade que vous au moral et au physique. Lasse de creuser les autres et moi-même, j’ai dit un beau matin : « Tout ça m’est égal. L’univers est grand et beau. Tout ce que nous croyons plein d’importance est si fugitif, que ce n’est pas la peine d’y penser. Il n’y a dans la vie que deux ou trois choses vraies et sérieuses, et ces choses-là, si claires et si faciles, sont précisément celles que j’ai ignorées et dédaignées, mea culpa ! — mais j’ai été punie de ma bêtise, j’ai souffert autant qu’on peut souffrir, je dois être pardonnée. Faisons la paix avec le bon Dieu. »

Si j’avais eu de l’orgueil incurable, c’était fait de moi ; mais j’avais ce que vous avez, j’avais la notion du bien et du mal, chose devenue très rare en ce temps-ci, et puis je ne m’adorais pas, et je me suis oubliée. Rien ne s’oppose en vous à la guérison : vous n’êtes pas vain, vous n’êtes pas sot, vous n’êtes pas lâche, et, comme le succès, qui malheureusement engendre très souvent ces trois vices, ne vous a pas changé, l’avenir est encore à vous ! Soyez-en sûr. Dans dix ans, vous me direz que j’ai eu raison de croire en vous.

Les Villot achèvent de partir lundi matin ; dimanche soir, nous jouons la pièce de Ruzzante. Demain, Marchal s’essaye aux marionnettes avec Maurice. Nous tâcherons de le garder un peu, pour que vous le trouviez encore ici ; car nous vous espérons bientôt et même tout de suite. Hein ? Vous l’avez promis, on y compte, on vous attend.

Ne nous oubliez pas auprès des châtelaines.

  1. La dédicace du Drac.