Correspondance 1812-1876, 4/1862/DIX

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DIX

AU MÊME


Nohant, 26 février 1862.


Merci pour le numéro du Moniteur que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Je ne vous avais lu que tronqué dans les autres journaux, quand je vous ai écrit hier au soir, et je vois que vous avez encore mieux parlé que je ne croyais. Votre discours est beau autant qu’il est bon, et, dans votre bouche, ces choses sont grandes et durables en retentissement. Vous ouvrez une grande tranchée.

La pensée du règne, comme on disait sous Louis-Philippe, vous y suivra-t-elle ? que de réserve timide et un peu lâche, que de puéril modérantisme dans le talent parleur des orateurs du gouvernement !

L’empereur se fait admirer par sa prudence ; mais peut-être croit-il nécessaire d’en avoir plus qu’il ne faut, et je vois avec une profonde inquiétude le développement effroyable de l’esprit clérical. Il ne sait pas, il ne peut pas savoir à quel point le prêtre s’est glissé partout et quelle hypocrisie s’est glissée aussi dans toutes les classes de cette société enveloppée dans le réseau de la propagande papiste. Il ne sent donc pas que cette faction ardente et tenace sape le terrain sous lui, et que le peuple ne sait plus ce qu’il doit défendre et vouloir, quand il entend son curé dire tout haut et prêcher presque dans chaque village que l’Église est la seule puissance temporelle du siècle ? Ne serait-il pas temps de montrer qu’on peut braver le prêtre et ne pas perdre la partie ? Croyez ce que je vous dis, le peuple est convaincu en ce moment que l’empereur est le plus faible et qu’il n’ose rien contre les hommes du passé. Or vous savez la triste défaillance des masses, quand elles croient voir défaillir le pouvoir quel qu’il soit.

L’empereur a craint le socialisme, soit ; à son point de vue, il devait le craindre ; mais, en le frappant trop fort et trop vite, il a élevé, sur les ruines de ce parti, un parti bien autrement habile et bien autrement redoutable, un parti uni par l’esprit de caste et l’esprit de corps, les nobles et les prêtres ; et malheureusement je ne vois plus de contrepoids dans la bourgeoisie.

Avec tous ses travers, la bourgeoisie avait son côté utile comme prépondérance.

Sceptique ou voltairienne, elle avait aussi son esprit de corps, sa vanité de parvenu. Elle résistait au prêtre, elle narguait le noble, dont elle était jalouse. Aujourd’hui, elle le flatte ; on a relevé les titres et montré des égards aux légitimistes dont on s’est entouré ; vous voyez si on les a conquis ! Les bourgeois ont voulu alors être bien avec les nobles, dont on avait relevé l’influence ; les prêtres ont fait l’office de conciliateurs. On s’est fait dévot pour avoir entrée dans les salons légitimistes. Les fonctionnaires ont donné l’exemple ; on s’est salué et souri à la messe, et les femmes du tiers se sont précipitées avec ardeur dans la légitimité ; car les femmes ne font rien à demi.

Depuis un an, tout cela a fait un progrès énorme, effrayant, dans les provinces. Les prêtres font des mariages, ils font avoir des dots en échange de la confession. On a poursuivi des sociétés secrètes qui ne pouvaient rien, parce qu’on ne s’y entendait pas. La Société de Saint-Vincent-de-Paul est très unie, elle marche comme un seul homme, elle est la reine des sociétés secrètes. Elle a un pied partout, même dans les écoles, et la moitié des étudiants qui ont sifflé About n’ont pas sifflé le prétendu ami de l’empereur, mais l’ennemi bien avéré du cardinal Antonelli ; ce que je vous dis là, je le sais.

Je crois qu’il est temps encore ; mais, dans un an, il sera peut-être trop tard. La France a besoin de croire à la force de ceux qui la conduisent. On lui fait accepter les choses les plus inattendues par ce prestige. Quand on hésite, quand on s’arrête, elle crie aussitôt qu’on recule, elle le croit, et on est perdu.

Il est bien étrange que, républicaine, je vous dise tout cela, cher prince ; peut-être ceux de mon parti, ou du moins peut-être quelques-uns croient-ils qu’il faudrait dire tant mieux. Eh bien, ils se trompent, ils ne peuvent relever la République et, sans s’en apercevoir, ils vont droit à la Restauration. Alors nous revenons de cent ans en arrière : l’Italie est perdue, la France avilie, et nous reprenons les charmants traités de 1815 !

Si cela arrive de mon vivant, malgré le peu de forces qui me restera, j’irai plutôt vivre avec vos amis les Hurons que de vivre dans les parfums de la sacristie.

Cher prince, vous êtes dans le vrai : l’Empire est perdu si l’Italie est abandonnée ; car la question de l’avenir est là tout entière. Vous l’avez dit avec cœur, avec talent et avec conviction. Puissiez-vous être entendu ! Vous avez le vrai courage moral qui soulève toujours des tempêtes, c’est une gloire dont je suis fière pour vous.

GEORGE SAND.