Correspondance 1812-1876, 5/1864/DLIX

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DLIX

À MAURICE SAND, À GUILLERY


Palaiseau, 18 juin 1864.


Mon Bouli,

J’ai reçu ce matin ta lettre de jeudi soir, et, à l’heure qu’il est, tu es encore à Nohant. Celle-ci (de lettre) te trouvera à Guillery, d’où il me tarde bien d’avoir des nouvelles de votre voyage. Ce brave Cocoton va-t-il être étonné de dormir avec ce tapage de chemin de fer, lui qui ne veut pas que sa mère respire trop fort à côté de lui ! Ce sera de quoi le corriger ; car il faudra bien qu’il prenne son parti de ce vacarme.

On dit dans les journaux qu’il pleut à verse dans toute la France, si bien que je crains que vous ne trouviez pas le beau temps à Guillery. Mais pourtant le baromètre remonte.

Ici, le mauvais temps est supportable. La maison est si gentille et si bien appropriée à tous mes besoins, je suis si bien installée et outillée pour écrire, que je ne m’impatiente pas d’y rester. Hier, il faisait beau, nous avons fait un tour dans le vallon de la petite rivière. La rivière est trouble en ce moment, mais le pays est délicieux. Les gens de la campagne sont tous cultivateurs, propriétaires, franchement paysans et très gentils à la rencontre. Ils vous disent bonjour comme à Gargilesse.

Il y en a qui ont, pour tout avoir, un champ de roses jeté au milieu des champs de blé, et ce champ de roses embaume à un quart de lieue a la ronde. Je ne sais pas si ce pays serait à ton goût ; moi, il me plaît énormément. Il est rustique au possible, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un grand style, à cause de ses beaux arbres et de ses verdures immenses.

Jusqu’ici, je ne sais rien de ma dépense, il faut quelques semaines pour s’en rendre compte. Je sais que la table est exquise et que je n’ai jamais si bien mangé. Les fruits et les légumes, dont je vis principalement, sont d’un pays de Cocagne. Si nous avions Nohant en pareille terre, nous serions riches. On se procure au reste ici tout ce qu’on veut comme à Paris, poissons de mer, etc., en s’entendant avec les gens de l’endroit, qui sont serviables au possible. Enfin on ne manque absolument de rien. Ce doit être aussi cher ou peu s’en faut qu’à Paris ; mais Lucy me paraît une grande économe : elle fait un plat pour quatre jours, et, tous les jours, elle vous le sert tellement transformé, qu’on croit manger du nouveau. Je ne sais de quoi vivent son mari et elle. Si cela dure, c’est merveilleux. Les nouveaux balais swepe vounelo[1], comme disait le bon Cauvières[2]. On m’assure pourtant que ceux-ci dureront, parce qu’ils ont fait leurs preuves ailleurs. Nous verrons bien.

Parlez-moi de vous, de ma Cocote, que je bige mille fois, et de mon Cocoton et de Guillery. Dis mes amitiés à ton père. Bonjour à Marie.

J’ai vu en esprit la délivrance des lérots[3] et des poissons. Quelle noce ! Ceux-là ne nous regrettent pas. Moi, je cherche un brochet pour nettoyer le petit nymphée, où les grenouilles frayent un peu trop. Je me suis payée hier des pots de fleurs. On va me donner deux canards de Chine pour mon eau. Il y a ici, dans le jardin, un criocère énorme et d’un rouge foncé ; c’est un insecte magnifique et très abondant. Je l’appelle criocère au hasard.

  1. Les nouveaux balais balayent bien.
  2. Docteur médecin à Marseille.
  3. Genre de petits écureuils que Maurice Sand avait apprivoisés et qui vivaient en cage dans la salle à manger de Nohant, à côté d’un aquarium peuplé de tanches, de vérons et d’épinoches.