Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCXXXIV

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DCXXXIV

À M. ANDRÉ BOUTET, À PALAISEAU


Nohant, 15 avril 1867.


Cher ami,

Je prends acte de votre bonne promesse pour les vacances ou pour un autre moment de l’année où vous serez le mieux disponible. Nous nous entendrons pour que je ne sois pas en excursion dans ce moment-là. Nous philosopherons au grand soleil, si Dieu nous donne un meilleur été que l’autre. Mais je crois notre philosophie bien droite et bien claire. Le désir maladif de se perdre dans les questions métaphysiques s’apaise quand on en a tâté sérieusement.

Si le cher papa[1], qui croit découvrir des choses rebattues, avait fait quelques vraies études, il affirmerait de moins en moins la nature spéciale et le rôle spécial de Dieu. Contentons-nous de vivre du sentiment qui nous pousse à rêver une perfection relative, et à y croire d’autant plus que nous nous sentons devenir meilleurs.

Au reste, pour en revenir au papa, sa lettre était bonne comme lui et moins fanatique de certitude que la précédente. Sa chimère est celle d’un esprit généreux ; sa vanité, celle d’un cœur très pur.

Quand on voit le genre humain perdu de bêtise et de vice, et la vieillesse, aussi bien que la jeunesse d’à présent, tourner à l’égoïsme et au matérialisme, on est heureux de trouver dans sa famille une belle âme dont les défauts et les travers ne sont que l’excès de qualités sérieuses et d’instincts touchants. Aimez-vous donc quand même. Ne faut-il pas que la famille s’essaye aux habitudes de tolérance et de libre pensée qui doivent gouverner les sociétés futures ?

Nous sommes malheureusement encore les fils de ceux qui s’envoyaient mutuellement à la guillotine, et les petits-fils de ceux qui s’envoyaient au bûcher, pour cause d’idées contraires. Il faut bien que nous apprenions à porter en nous notre propre pensée et nos propres croyances, sans exiger que les autres nous suivent et sans aimer moins ceux qui ne nous suivent pas. Ce n’est pas un idéal si bleu à entrevoir. La raison, d’accord en ceci avec le sentiment, admet déjà la tolérance : reste l’habitude à prendre. Essayons, chacun chez nous.

Maurice est très content que Mis Mary vous amuse. Il en était un peu dégoûté à cause des si et des mais de la Revue, qui prend à tâche de décourager tous ses rédacteurs, et qui, au fond, est bien plus avec les princes libertins et les duchesses amoureuses et dévotes de F…, qu’avec les Sand et consorts. Mais je lui remonte le moral, parce que son roman est véritablement un progrès sur ceux qui précèdent.

Embrassez, pour Lina et pour moi, toute la chère famille. Aurore vous envoie des baisers à poignée en se maniérant de la façon la plus comique.

G. SAND.
  1. M. Desplanches. Voir la lettre DCIII, qui lui est adressée.