Correspondance 1812-1876, 5/1868/DCLXXVIII

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DCLXXVIII

AU MÊME


Nohant, 18 septembre 1868.


Ce sera, je crois, pour le 8 ou le 10 octobre. Le directeur annonce pour le 26 septembre. Mais cela paraît impossible à tout le monde. Rien n’est prêt ; je serai prévenue, je te préviendrai. Je suis venue passer ici les jours de répit que mon collaborateur, très consciencieux et très dévoué, m’accorde. Je reprends un roman sur le théâtre dont j’avais laissé une première partie sur mon bureau, et je me flanque tous les jours dans un petit torrent glacé qui me bouscule et me fait dormir comme un bijou. Qu’on est donc bien ici, avec ces deux petites filles qui rient et causent du matin au soir comme des oiseaux, et qu’on est bête d’aller composer et monter des fictions, quand la réalité est si commode et si bonne ! Mais on s’habitue à regarder tout ça comme une consigne militaire, et on va au feu sans se demander si on sera tué ou blessé. Tu crois que ça me contrarie ? Non, je t’assure ; mais ça ne m’amuse pas non plus. Je vas devant moi, bête comme un chou et patiente comme un Berrichon. Il n’y a d’intéressant, dans ma vie à moi, que les autres. Te voir à Paris bientôt me sera plus doux que mes affaires ne me seront embêtantes. Ton roman m’intéresse plus que tous les miens. L’impersonnalité, espèce d’idiotisme qui m’est propre, fait de notables progrès. Si je ne me portais bien, je croirais que c’est une maladie. Si mon vieux cœur ne devenait tous les jours plus aimant, je croirais que c’est de l’égoïsme ; bref, je ne sais pas, c’est comme ça. J’ai eu du chagrin ces jours-ci, je te le disais dans la lettre que tu n’as pas reçue. Une personne que tu connais, que j’aime beaucoup, s’est faite dévote, oh ! mais, dévote extatique, mystique, moliniste, que sais-je ? Je suis sortie de ma gangue, j’ai tempêté, je lui ai dit les choses les plus dures, je me suis moquée. Rien n’y fait, ça lui est bien égal. Le Père *** remplace pour elle toute amitié, toute estime ; comprend-on cela ? un très noble esprit, une vraie intelligence, un digne caractère ! et voilà ! T*** est dévote aussi, mais sans être changée ; elle n’aime pas les prêtres, elle ne croit pas au diable, c’est une hérétique sans le savoir. Maurice et Lina sont furieux contre l’autre. Ils ne l’aiment plus du tout. Moi, ça me fait beaucoup de peine de ne plus l’aimer.

Nous t’aimons, nous t’embrassons.

Je te remercie de venir à Cadio.