Correspondance 1812-1876, 6/1870/DCCLXXIII

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 54-56).


DCCLXXIII

À M. EDMOND PLAUCHUT, À PARIS


Nohant, 29 décembre 1870.


J’essaye un nouveau moyen qu’on indique et que j’ignore. J’ai écrit hier pour qu’on te dise ce que je te confirme aujourd’hui. Ton frère est sain et sauf, mais prisonnier de guerre à Coblentz : sa fille me l’a écrit de Nantes ; c’est un bonheur quand on a craint davantage ! Nous nous portons tous bien, à Nohant encore ; l’invasion nous en chassera-t-elle ? La guerre est un va et vient sur la Loire ; on ne sait si c’est bon ou mauvais. On garde le secret des opérations et on fait bien ; mais être à vingt ou vingt-cinq lieues et ne rien savoir, c’est bien irritant, et il y a des jours où on perd l’espérance. Pourtant nous avons encore de belles chances et de beaux corps d’armée.

Le malheur est qu’il y ait eu si peu de temps pour faire des soldats de tant de jeunes gens qui ne comptaient jamais servir ! Et puis cet hiver de Russie les éprouve cruellement.

Nous avons passé bien tristement le jour de Noël, et le jour de l’an sera non moins triste. Le petit Edme et Antoine sont partis, mobilisés. Le premier est sous-lieutenant ; l’autre, sergent. Ils supportent bien cette première épreuve et ont voulu la supporter. Henri, notre petit jardinier, est sergent-major. Maurice voulait s’en aller aussi ; mais il a compris qu’il ne pouvait laisser, sous le coup de l’invasion, une jeune femme, une vieille mère et deux petits enfants tout seuls ; car on a pris tous nos hommes valides, on les emmène au loin. Les familles sont abandonnées à la garde de Dieu, pas d’hommes, pas de fusils, pas de chevaux. On réquisitionne tout. Je ne dis pas qu’il ne le faille pas ; mais il ne faut pas appeler lâches ceux qui ne peuvent défendre leurs foyers. Si l’ennemi vient, nous nous éloignerons. Pour le moment, il est occupé ailleurs et peut-être aura-t-on la bonne chance de le repousser tout à fait. On a tant de chagrin d’être séparé de tous ceux qu’on aime et d’être inquiet de tous, que, dans la solitude, on n’a pas de quoi réagir. Nous pensons à toi sans cesse, tous les jours, à toute heure. Lolo t’appelle son pauvre mignon Plauchut, et Titite, qui bavarde comme une pie, te demande aussi tous les jours. Nous nous reprochons de bien dîner encore et de dormir encore dans nos lits en pensant à vos privations et à vos fatigues et à ce froid terrible des longues nuits. J’ai écrit à Juliette[1], que sa fille était en bonne santé à Jersey ; a-t-elle reçu ?

Nous t’embrassons tous mille fois ; il y a longtemps que je n’ai rien reçu de toi. Mais, hier, j’ai reçu une lettre d’Harrisse, qui me dit que tu vas bien, et aussi Marchal. Nos tendresses à tous nos amis.

Quand se reverra-t-on !

  1. Madame Edmond Adam.