Correspondance 1812-1876, 6/1870/DCCXLV

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 12-13).


DCCXLV

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, 15 août soir, 1870.


Je t’ai écrit à Paris, selon ton indication, le 8. Tu n’y es donc pas ? C’est probable : au milieu d’un tel désarroi, publier Bouilhet, un poète ! ce n’est pas le moment. J’ai le cœur faible, moi ; il y a toujours une femme dans la peau du vieux troubadour. Cette boucherie humaine met mon pauvre cœur en loques. Je tremble aussi pour tous mes enfants et amis qui vont peut-être se faire hacher. Et pourtant, par moments, mon âme se relève et a des élans de foi ; ces leçons féroces, qu’il nous faut pour comprendre notre imbécillité, doivent nous servir. Nous faisons peut-être notre dernier retour vers les errements du vieux monde. Il y a des principes nets et clairs pour tous aujourd’hui, qui doivent se dégager de cette tourmente. Rien n’est inutile dans l’ordre matériel de l’univers. L’ordre moral ne peut échapper à la loi. Le mal engendre le bien. Je te dis que nous sommes dans le deux fois moins de Pascal pour arriver au plus que jamais ! C’est toute la mathématique que je comprends.

J’ai fini un roman au milieu de cette tempête, me hâtant pour n’être pas brisée avant la fin. Je suis lasse comme si je m’étais battue avec nos pauvres soldats.

Je t’embrasse. Dis-moi où tu es, ce que tu penses.

Nous t’aimons tous.

La belle Saint-Napoléon que voilà !