Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCCXV

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 140-141).


DCCCXV

À MADAME STELLA BLANDY[1].


Nohant, 19 juin 1871.


Madame,

J’ai lu votre livre. Je vous assure qu’il est charmant, très touchant, bien écrit et très sain, chose rare en ce temps-ci ! Je crois que vous devez continuer à écrire. Vous savez voir et peindre. En ce moment, on n’est guère porté à l’idylle ; c’est pourtant bon, de se reposer de la réalité, et croyez que la fiction gracieuse et attendrie fait souvent plus de bien que le raisonnement.

Vous dites, dans votre lettre, tout ce qu’il faut faire. Je suis bien de votre avis ; mais je ne me fais pas d’illusion sur le peu que nous pouvons, vous, moi et tant d’autres de bonne volonté. La France a la fièvre, et, quand l’accès sera passé, elle ne sera pas guérie pour cela. Il faut du temps, beaucoup de temps. Je ne me lasserai pas d’apporter mon grain de sable ; mais ce ne sera jamais qu’un grain de sable.

Pour ce qui me concerne, j’avais prévenu en quelque sorte votre désir ; car, en rendant, compte d’un ouvrage, j’avais envoyé, il y a déjà plusieurs jours, quelques réflexions, qui doivent paraître, je ne sais quand, dans la Revue des Deux Mondes[2] ; mais, je vous le répète, c’est le grain de sable, et, à mon âge, on n’espère plus être autre chose. On s’y résigne en se disant qu’on a fait ce qu’on a pu et que d’autres feront mieux.

Vous êtes jeune, l’avenir est à vous. Travaillez, développez-vous. Gardez-vous du scepticisme. Vous avez bien raison : combattez-le chez les autres, mais pour ne pas arriver au découragement. Sachez bien que le progrès est l’écroulement perpétuel de tous les efforts, laissant debout une très faible partie de ce qu’ils ont édifié.

Recevez tous mes remerciements pour votre livre et pour vos lettres, qui m’ont donné la satisfaction de lire dans une âme généreuse et dans une réelle intelligence.

  1. Qui lui avait envoyé un de ses romans ; sans doute la Dernière Chanson.
  2. Il s’agit de la préface à la Nouvelle Lettre de Junius, par M. Alexandre Dumas fils ; préface destinée d’abord à la Revue des Deux Mondes, et qui n’y parut point.