Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCXCIV

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 97-99).


DCCXCIV

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, 17 mars 1871.


Nous avons tous souffert par l’esprit plus qu’en aucun autre temps de notre vie, et nous souffrirons toujours de cette blessure. Il est évident que l’instinct sauvage tend à prendre le dessus ; mais j’en crains un pire : c’est l’instinct égoïste et lâche ; c’est l’ignoble corruption des faux patriotes, des ultrarépubticains qui crient à la vengeance et qui se cachent ; bon prétexte pour les bourgeois qui veulent une forte réaction. Je crains que nous ne soyions même pas vindicatifs, — tant ces fanfaronnades doublées de poltronnerie nous dégoûteront et nous pousseront à vivre au jour le jour comme sous la Restauration, subissant tout et ne demandant qu’à nous reposer.

Il se fera plus tard un réveil. Je n’y serai plus, et toi, tu seras vieux ! Aller vivre au soleil dans un pays tranquille ! Où ? quel pays va être tranquille dans cette lutte de la barbarie contre la civilisation, lutte qui va devenir universelle ? Le soleil lui-même n’est-il pas un mythe ? ou il se cache ou il vous calcine, et c’est ainsi de tout sur cette malheureuse planète. Aimons-la quand même et habituons-nous à y souffrir.

J’ai écrit jour par jour mes impressions et mes réflexions durant la crise. La Revue des Deux Mondes publie ce journal. Si tu le lis, tu verras que partout la vie a été déchirée à fond, même dans les pays où la guerre n’a pas pénétré.

Tu verras aussi que je n’ai pas gobé, quoique très gobeuse, la blague des partis. Mais je ne sais pas si tu es de mon avis, que la liberté pleine et entière nous sauverait de ces désastres et nous remettrait dans la voie du progrès possible. Les abus de la liberté ne me font pas peur par eux-mêmes ; mais ceux qu’ils effrayent penchent toujours vers les abus du pouvoir. À l’heure qu’il est, M. Thiers semble le comprendre : mais pourra-t-il et saura-t-il garder le principe par lequel il est devenu arbitre de ce grand problème ?

Quoi qu’il arrive, aimons-nous, et ne me laisse ignorer rien de ce qui te concerne. J’ai le cœur gonflé et un souvenir de toi le dégonfle un peu d’une perpétuelle inquiétude ; j’ai peur que ces immondes hôtes n’aient dévasté Croisset ; car ils continuent malgré la paix à se rendre partout odieux et dégoûtants. Ah ! que je voudrais avoir cinq milliards pour les chasser ! Je ne demanderais pas à les revoir.

Viens donc chez nous, on y est tranquille ; matériellement, on l’a toujours été. On s’efforce de reprendre le travail ; on se résigne ; que faire de mieux ? Tu y es aimé, on y vit toujours en s’aimant ; nous tenons nos Lambert, que nous garderons le plus longtemps possible. Tous nos enfants sont revenus de la guerre sains et saufs. Tu vivrais là en paix et pouvant travailler ; car il le faut, qu’on soit en train ou non ! La saison va être charmante. Paris se calmera pendant ce temps-là. Tu cherches un coin paisible. Il est sous ta main, avec des cœurs qui sont à toi !

Je t’embrasse mille fois pour moi et pour toute ma nichée. Les petites sont superbes.