Correspondance 1812-1876, 6/1874/CMXI

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 310-312).


CMXI

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, 10 avril 1874.


Ceux qui disent que je ne trouve pas Saint Antoine beau et excellent en ont menti, je n’ai pas besoin de te le dire. Je te demande un peu comment j’aurais été faire mes confidences aux commis de Lévy, que je ne connais pas. Je me souviens, quant à Lévy, de lui avoir dit ici, l’été dernier, que je trouvais la chose superbe et de premier numéro.

Je t’aurais déjà fait un article, si je n’avais refusé à Meurice, ces jours derniers, d’en faire un pour le Quatre-vingt-treize de Victor Hugo. J’ai dit que j’étais malade. Le fait est que je ne sais pas faire d’articles et que j’en ai tant fait pour Hugo, que j’ai épuisé mon sujet. Je me demande pourquoi il n’en a jamais fait pour moi ; car, enfin, je ne suis pas plus journaliste que lui, et j’aurais plus besoin de son appui qu’il n’a besoin du mien.

En somme, les articles ne servent à rien, à présent, pas plus que les amis au théâtre. Je te l’ai dit, c’est la lutte d’un contre tous, et le mystère, s’il y en a un, c’est de provoquer un courant électrique. Le sujet importe donc beaucoup au théâtre. Dans un roman, on a le temps d’amener à soi le lecteur. Quelle différence ! Je ne dis pas comme toi qu’il n’y a rien de mystérieux ; si fait, c’est très mystérieux par un côté : c’est qu’on ne peut pas juger son effet d’avance, et que les plus malins se trompent dix fois sur quinze. Tu dis toi-même que tu t’es trompé. Je travaille en ce moment à une pièce, il m’est impossible de savoir si je ne me trompe pas. Et quand le saurai-je ? Le lendemain de la première représentation, si je la fais représenter, ce qui n’est pas sûr. Il n’y a d’amusant que le travail qui n’a encore été lu à personne. Tout le reste est corvée et métier, chose horrible !

Moque-toi donc de tous ces potins ; les plus coupables sont ceux qui te les rapportent. Je trouve bien étrange qu’on dise tant contre toi à tes amis. On ne me dit jamais rien de tel, à moi : on sait que je ne le laisserais pas dire. Sois vaillant et content, puisque Saint Antoine va bien et se vend supérieurement. Que l’on t’éreinte dans tel ou tel journal, qu’est-ce que ça fait ? Jadis, ça faisait quelque chose ; à présent, rien. Le public n’est plus le public d’autrefois, et le journalisme n’a plus la moindre influence littéraire. Tout le monde est critique et fait son opinion soi-même. On ne me fait jamais d’articles pour mes romans. Je ne m’en aperçois pas.

Je t’embrasse et nous t’aimons.