Correspondance 1812-1876, 2/1836/CXLVIII

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CXLVIII

À M…, RÉDACTEUR DU JOURNAL DU CHER


Bourges, 30 juillet 1836.


Monsieur,

Je n’aurais pas songé à réclamer contre l’étrange mauvaise foi avec laquelle le Journal du Cher a rendu compte du discours de M. l’avocat général dans le procès en séparation qui fait le sujet de votre article.

Cette relation a été transcrite dans d’autres journaux et vous avez été, comme eux, induit en erreur par l’évidente partialité qui a présidé à la rédaction première.

Le journaliste du Cher, après avoir complaisamment reproduit le plaidoyer de mon adversaire (et, à coup sûr, ce n’est pas par amour pour les belles-lettres ni pour l’éloquence), a jugé convenable de rendre en trois lignes le discours de M. l’avocat général, discours très beau, très impartial et très touchant, qui a ému le public en ma faveur durant près de deux heures.

Je me propose avec le temps d’écrire l’histoire de ce procès, intéressant et important non à cause de moi, mais à cause des grandes questions sociales qui s’y rattachent et qui ont été singulièrement traitées par mes adversaires, plus singulièrement envisagées par la cour royale de Bourges.

Je chercherai, devant l’opinion publique, une justice qui ne m’a pas été rendue, selon moi, par la magistrature, et l’opinion publique prononcera en dernier ressort. Je chercherai cette justice par amour de la justice et pour satisfaire l’invincible besoin de toute âme honnête.

Dans cette relation, dont la sincérité pourra être vérifiée par ceux-là mêmes qu’elle intéresse personnellement, je m’efforcerai de rendre l’impression générale du discours de M. Corbin et de rectifier des phrases que le journaliste du Cher n’a certainement pas sténographiées.

Je ne croirai pas manquer aux convenances, en donnant toute la publicité possible à des paroles prononcées devant un nombreux auditoire, et recueillies par toutes les femmes, par toutes les mères avec des larmes de sympathie.

Je dirai que, si M. l’avocat général a prononcé le mot que vous censurez, il ne lui a pas donné le sens qui vous blesse et qu’il a qualifié de noble, de glorieux le sentiment de force et de loyauté qui dicta ma conduite en cette circonstance. M. l’avocat général me pardonnera d’avoir si bonne mémoire. Il est le seul de mes juges dont je connaisse et dont j’accepte l’arrêt.

Je vous remercie, monsieur, non des éloges personnels que vous m’accordez dans votre journal, je ne les mérite pas ; mais de la justice que vous rendez au vrai principe et au vrai sentiment de l’honneur féminin : la sincérité. Je souhaite que ce principe triomphe et je ne me pose pas comme l’héroïne de cette cause ; je suis simplement l’adepte zélé ou l’adhérent sympathique de toute doctrine tendante à établir son règne. À ce titre, votre journal m’intéresse vivement.

J’y chercherai avec attention la lumière et la sagesse dont nous avons tous besoin pour savoir jusqu’où doit s’étendre la liberté de la femme, et, dans un système d’amélioration de mœurs, où doit s’arrêter l’indulgence de l’homme.

Je ne vous demande ni ne vous interdis la publication de cette lettre ; je m’en rapporte à vous-même pour justifier M. l’avocat général d’une accusation qu’il ne mérite pas, et pour le faire de la manière la plus noble et la plus convenable.

Agréez, monsieur, mes cordiales salutations.

GEORGE SAND.