Correspondance 1812-1876, 3/1849/CCCIII

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CCCIII

À JOSEPH MAZZINI, À MALTE


Nohant, 24 juillet 1849.


Ô mon ami ! l’affection est égoïste, et, quand j’ai appris ce triste dénouement, mille fois plus triste pour la France que pour l’Italie, je confesse que je ne me suis d’abord inquiétée que de vous.

Que Dieu me le pardonne, et vous aussi, qui êtes un saint ! Un ami que j’ai à Toulon m’a écrit, avant tout, que vous étiez en sûreté, et je l’ai mille fois béni.

Vous pensez bien que, d’ailleurs, j’ai le cœur brisé. Quelque innocent qu’on soit du crime d’une nation à laquelle on appartient, il y a une sorte d’intime solidarité qui fait passer dans notre propre cœur le remords que devraient avoir les autres. Oui, le remords et la honte. Moi qui étais si fière de la France en février ! Hélas ! que sommes-nous devenus, et quelle expiation nous réserve la justice divine avant de nous permettre de nous relever ?

Vous, vous êtes plus heureux que moi, malgré la défaite, malgré l’exil et la persécution ; vous êtes plus heureux par ce seul fait que vous êtes Romain ; car vous l’êtes plus qu’aucun de ceux qui sont nés sur le Tibre. Et plus heureux que personne au monde, parce que vous seul (avec Kossuth) avez fait votre devoir. Quand je dis vous et Kossuth, je dis ceux qui étaient avec vous et ceux qui sont avec lui ; car les plus obscurs dévouements sont aussi chers à Dieu que les plus illustres. Et, à présent, ami, malgré le malheur, malgré la douleur, n’avez-vous pas cette satisfaction de vous-même, cette paix profonde de l’âme qui se sent quitte envers le ciel et les hommes ? N’avez-vous pas accompli jusqu’au bout une mission sainte ? n’avez-vous pas tout immolé pour la vérité, l’honneur, la justice et la foi ? n’avez-vous pas des jours résignés et des nuits tranquilles ? Je suis certaine que vous êtes calme et que vous goûtez les joies austères de la foi. On peut l’avoir pour les autres, pour l’humanité, quand on la porte en soi-même, quand on est soi-même la foi vivante et militante.

Oui, vous avez bien agi et bien pensé en toutes choses. Vous avez bien fait de sauver l’honneur jusqu’à la dernière extrémité, et vous avez bien fait aussi, lorsque cette dernière extrémité est arrivée, de sauver la vie des assiégés, des femmes, des enfants, des vieillards. Les monuments de l’art viennent ensuite, quoique nos journaux se soient plus préoccupés du sort des fresques de Raphaël et de Michel-Ange que de celui des orphelins et des veuves.

Tout ce que vous avez voulu et accompli est juste. Le monde entier le sent, même les misérables qui ne croient à rien, et le monde entier le dira bien haut quand l’heure sera venue.

Moi, je n’ai que cela à vous dire. Je n’ai que cette consolation à vous offrir. Pour le moment, je suis humiliée et découragée dans mon sentiment national. Mais je suis fière de ce qui reste encore de combattants et de victimes sur la terre, et je suis fière de vous. Donnez-moi, si vous pouvez, de vos nouvelles. Si vous aviez quelques besoins d’argent, écrivez-le-moi et me donnez les moyens de vous en faire passer. Adressez-moi vos lettres, sous double enveloppe, à M. Victor Borie, à la Châtre (Indre). Je vous embrasse de toute mon âme. Respects et amitiés de Maurice.

J’ai reçu vos deux lettres de Rome.